Sexe et Religion
Taoïsme
Jouissance, volupté et longévité
La gestion de la sexualité dans le taoïsme passe par une régulation des forces yin et yang entre partenaires masculin et féminin. Son but : favoriser l’équilibre interne de chacun, afin de régénérer sa vitalité.
Depuis l’Antiquité, deux sources nourrissent la Chine sédentaire : le confucianisme et le taoïsme. Le premier considère la vie en société comme essentielle et place la vertu d’humanité au sommet de ses préoccupations ; le second, plus intime, se donne la joie de vivre le plus possible comme objectif primordial. À la base de ces deux enseignements, se trouve l’idée qu’à chaque être vivant est attribué à sa naissance un lot, une durée de vie. Cette sorte de capital « énergétique » se manifeste extérieurement par une place dans sa famille et dans la société ; et intérieurement par une incarnation physique, une santé spécifique.
Un exercice sérieux, total
Si le confucianisme va se porter sur la gestion sociale de ce capital de départ, le taoïsme lui va chercher à le développer au niveau personnel. C’est pourquoi tous les arts physiques chinois se sont épanouis sous son obédience. Tous, en effet, ont le même objectif : yang sheng ; littéralement, « nourrir le vivre », qui ne connaît ni début ni fin, un trésor dont chacun des 10 000 êtres vivants porte une parcelle en lui. Seul l’être humain, qu’aucune destinée religieuse ne différencie des autres créatures vivantes, a une particularité spécifique : la conscience qu’il a de cette réalité, et donc la possibilité d’agir sur ce capital reçu à la naissance, en le diminuant par une conduite dissolue ou en le renforçant par une conduite appropriée. C’est dans ce cadre que se construit la vision taoïste de la sexualité.
Tout ce qui existe résulte d’un entrecroisement du yin et du yang - ces composants déterminent pour chaque être des propensions spécifiques. L’éclair, par exemple, violent et intense, est bien plus chargé de yang que la montagne ; il lui manque la durable stabilité. La montagne, de son côté, a besoin de la pluie féconde que l’éclair déclenche pour se couvrir de verdure. Il en est de même pour les humains en général, et pour leur comportement sexuel en particulier. La manifestation masculine de la sexualité sera plus yang, extérieure, rapide, superficielle ; et sa forme féminine plus yin, intérieure, lente et profonde. Mais le yin et le yang ne sont pas l’homme et la femme, ce ne sont que des essences, des fluides dont chaque sexe est porteur. C’est pourquoi leur réunion est favorable à cet échange, mais à la double condition que cet échange se produise et qu’alors il soit régulé. La sexualité devient un exercice sérieux, total, mobilisant tout ce que nous sommes pour une régulation et une augmentation de la vitalité.
Pour cela, la jouissance de chacun des partenaires est essentielle. Mais pour qu’elle ait lieu, il faut que soit prise en compte la différence avec laquelle chacun y parvient. La jouissance masculine est yang, simple, directe, « mécanique » ; la jouissance féminine est yin, plus profonde, plus mystérieuse. Le premier enseignement de la sexualité taoïste est que l’homme doit provoquer la jouissance de sa partenaire s’il veut bénéficier des bienfaits du « Tao de l’art d’aimer ».
Stratégies et bienfaits
On comprend mieux alors pourquoi les enseignements de la sexualité taoïste s’adressent majoritairement aux hommes : parce que la régulation de la sexualité est un domaine où les hommes ont beaucoup plus à apprendre que les femmes. Cela ne tient à aucun primat du yang, mais simplement à la conjonction de deux faits : tous les êtres vivants, qu’ils soient hommes ou femmes, parce qu’ils sont vivants, chauds, mobiles, sont naturellement du côté du yang et, pour des raisons bien plus culturelles que naturelles, les hommes sont plus réceptifs aux conduites yang et les femmes aux conduites yin. La sagesse chinoise en a tiré une conclusion efficace, trop souvent négligée tant par les Occidentaux que par les Chinois : la stratégie yang, naturelle chez tous les vivants, n’a pas besoin d’être cultivée. C’est la stratégie yin, moins « évidente » mais plus efficace, qui doit être mise en œuvre résolument, car elle est source de multiples bienfaits.
La « voie de la souplesse »
Cette prise de position, qui est également à la base du judo - dit la « voie de la souplesse » ou la « voie du yin » -, fonde la gestion taoïste de la sexualité, dans une optique de régénération de la vitalité. Celle-ci est exposée dans le Su Nu Jing, littéralement le Classique de la fille de candeur. Cet ouvrage fondateur se présente sous la forme d’un dialogue entre Huang Di, l’Empereur jaune - personnage mythologique à l’origine de la nation chinoise et au cœur de la tradition taoïste - avec Su Nu, littéralement la « fille de candeur », son instructrice dans l’art d’utiliser la sexualité bien tempérée pour atteindre la longévité. De ce vieux classique, Jolan Chang, un taoïste chinois, a tiré une adaptation moderne : Le Tao de l’art d’aimer (Calmann-Lévy, 1994), un ouvrage que tout homme découvre toujours trop tard et qui devrait être glissé sur la table de nuit des jeunes adolescents, afin de découvrir la sexualité sous un jour moins angoissant. Son idée de base est la dissociation entre jouissance et éjaculation : pour que l’échange des essences yin et yang se fasse, l’orgasme des deux partenaires est nécessaire ; mais pour qu’il soit énergétiquement vivifiant, il faut qu’ils y parviennent sans qu’il y ait éjaculation.
Une « habitude néfaste »
La femme doit pour cela développer en elle sa composante yang pour émettre son essence yin vers l’homme qui, de son côté, doit privilégier sa composante yin pour la recevoir. Chacun a besoin de la jouissance de l’autre pour augmenter son harmonie interne. Jolan Chang le spécifie bien : « C’est par habitude que nous qualifions l’éjaculation de point suprême du plaisir masculin, habitude néfaste, dans laquelle les puritanismes ont enraciné le sentiment tragique qui encombre la sexualité occidentale. à la “petite mort”, le taoïsme oppose la grande vie cosmique que la maîtrise de l’éjaculation permet à chacun d’approcher. On lit en effet dans le Su Nu Jing : “On croit en général que l’homme tire un grand plaisir de l’éjaculation. Mais lorsqu’il apprendra l’art taoïste d’aimer, il éjaculera de moins en moins. Son plaisir n’en diminuera-t-il pas ?” À quoi son interlocuteur répond : “Absolument pas. Après l’éjaculation, l’homme est fatigué, ses oreilles bourdonnent, ses yeux sont alourdis et il aspire au sommeil. Il a soif et ses membres sont inertes et ankylosés. Pendant l’éjaculation, il éprouve un bref instant de joie, mais il en résulte ensuite de longues heures de lassitude. Ce n’est pas vraiment de la volupté. Si au contraire, l’homme réduit et contrôle son éjaculation, son corps en sera fortifié, son esprit s’en trouvera ragaillardi, son ouïe plus fine et sa vue plus perçante. En maîtrisant la sensation que lui procure l’éjaculation, l’amour qu’il éprouve pour la femme grandit. C’est comme s’il ne pouvait la posséder en suffisance. Comment peut-on dire que ceci n’est pas une infinie volupté ?” »