S’il est une légende particulière qui a fait sortir la figure mythique de Lilith des domaines magico-religieux qui sont les siens, c’est assurément la légende médiévale de Ben Sira dans laquelle cette démone apparaît en première femme d’Adam. De fait, ce n’est qu’un court extrait d’une des variantes de cette légende qui a fait la fortune de Lilith auprès des mouvements féministes un peu partout dans le monde à partir du milieu du xx
e siècle. On le trouve cité par exemple dans le journal new-yorkais
Lilith Magazine créé en 1976, et qui, à chaque numéro, justifie ainsi ce titre :
« Le nom de notre journal est celui de la femme qui précéda Ève et qui insista sur son égalité avec Adam : « Après que le Saint béni soit-il créa le premier être humain, Adam, il créa une femme, elle aussi de la terre et l’appela “Lilith”. Lilith dit :
“Nous sommes égaux parce que nous venons tous les deux de la terre”. »
(
Alphabet de Ben Sira, 23a-b)
[1][1]Lilith, The Jewish Women Magazine, New York, n° 20, 1988, p. 1.…
Depuis la « redécouverte » de cet épisode par les féministes, mais avant elles par d’autres cercles et surtout par des écrivains depuis le xix
e siècle
De nombreux travaux ont été consacrés au personnage de Lilith…, la popularité de Lilith n’a cessé de croître dans la littérature, la chanson, le cinéma et dans le nouveau médium qu’est internet dans lequel on peut trouver des centaines de sites consacrés à Lilith, des plus savants au plus sataniques en passant par les plus érotiques.
4Un retour aux sources et à un examen plus approfondi de cette légende dans
l’Alphabet de Ben Sira nous réservera en fait des surprises. Pour cet auteur médiéval anonyme, il n’était certainement pas question dans cet épisode de défendre l’égalité des femmes, mais bien au contraire de tourner en ridicule la démone Lilith qui avait osé demander au premier homme qu’il se couche au-dessous d’elle !
L’Alphabet du Pseudo Ben Sira
La légende dont il est question appartient à un recueil anonyme composite, hébraïque et araméen, difficile à dater et dont il existe de nombreuses versions manuscrites et imprimées. On suppose que ce recueil a été composé, pour ses parties les plus anciennes, en Orient, peut-être en Perse, au début de l’Islam, entre le vii
e et le x
e siècle
Yosef Dan, « Ben Sira, Alphabet of », Encyclopaedia Judaica,…. Il était déjà cité au xi
e siècle dans divers cercles ashkénazes, notamment en France. Il fut imprimé pour la première fois à Salonique en 1514, puis à Constantinople en 1519 et à Venise en 1544. À la fin du xix
e siècle, Maurice Steinschneider en fit paraître une première édition critique à partir de l’édition de Venise et d’un manuscrit retrouvé à Leyden
M. Steinschneider (ed), Alpha Betha de-Ben Sira, Berlin, 1858.. Depuis, parmi les nombreuses études consacrées à ce recueil, la plus importante reste la thèse de doctorat soutenue en 1977 par Eli Yassif à l’Université hébraïque de Jérusalem :
Pseudo Ben-Sira : le texte, son caractère littéraire et son statut dans la littérature juive du Moyen Âge (en hébreu)
[5][5]Eli Yassif, Pseudo Ben-Sira : le texte, son caractère….
Cette thèse que nous avons pu consulter, et qui a le mérite de présenter les nombreuses variantes des textes de Ben Sira, nous permettra de comparer celles qu’il a recueillies pour la légende relative à Lilith. Nous en lirons tout d’abord la traduction que nous avons effectuée à partir du texte hébraïque publié par J.D. Eisenstein dans son recueil de légendes juives
[6][6]J. D. Eisenstein, Otzar Midrashim, New York, 1928, p. 46-47..
La légende de Lilith dans l’Alphabet du Pseudo Ben Sira, d’après Eisenstein
« Dès que son jeune fils fut malade, le roi [Nabuchodonosor] lui dit [à Ben Sira] : Guéris mon fils, sinon je te tuerai.
Ben Sira s’assit immédiatement et confectionna une amulette au nom de pureté. Il y inscrivit le nom des anges chargés de la guérison par leurs noms, leurs formes, leurs visages, leurs ailes, leurs mains et leurs pieds.
Lorsque Nabuchodonosor vit l’amulette, il demanda qui ils étaient.
Ben Sira lui répondit : ce sont les anges chargés de la guérison, Sanoï, Sansenoï et Semanguelof.
Lorsque le Saint béni soit-il créa le premier homme unique, il dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il lui créa une femme de la terre comme lui et l’appela Lilith.
Ils en vinrent immédiatement à se quereller. Elle disant : Je ne me couche pas au-dessous ; et lui disant : Je ne me couche pas au-dessous mais au-dessus, car tu es destinée toi à être au-dessous et moi au-dessus.
Elle lui dit : Nous sommes tous deux égaux parce que nous sommes tous deux de la terre.
Mais ils ne purent s’entendre, et lorsque Lilith vit cela, elle prononça le Nom intégral et s’envola dans les airs de l’univers.
Adam se leva pour prier son consolateur et dit : Maître de l’univers, la femme que tu m’as donnée m’a quitté et s’est enfuie.
Le Saint béni soit-il envoya immédiatement ces trois anges après elle pour qu’ils la ramènent.
Le Saint béni soit-il lui dit qu’il vaut mieux qu’elle accepte de revenir, sinon elle devra supporter de voir mourir chaque jour cent fils.
Ils la suivirent et la retrouvèrent dans la mer, dans les eaux profondes dans lesquelles les Égyptiens devront plus tard périr noyés.
Ils lui rapportèrent les paroles de Dieu, mais elle n’accepta pas de revenir. Ils lui dirent : Nous te noierons dans la mer.
Elle leur dit : Laissez-moi, car je n’ai été créée que pour affaiblir les nouveau-nés, depuis leur naissance jusqu’à l’âge de huit jours si c’est un garçon, et du jour de sa naissance jusqu’à l’âge de vingt jours si c’est une fille.
Lorsqu’ils entendirent ses paroles, ils renoncèrent à la ramener.
Elle leur jura au nom du Dieu vivant et présent : à chaque fois que je vous verrai ou que je verrai vos noms ou vos formes sur une amulette, je n’exercerai pas de pouvoir sur ce nouveau-né.
Et elle accepta que meurent chaque jour cent de ses fils. C’est ainsi que meurent chaque jour cent des démons.
Et c’est pourquoi nous écrivons leurs noms sur une amulette destinée aux petits garçons. Elle les voit, elle se souvient de son serment, et l’enfant guérit
[7][7]Notre traduction de l’hébreu d’après le texte d’Eisenstein dans…. »
Ce récit, qui débute par la demande que le roi Nabuchodonosor adresse à Ben Sira de guérir son fils, sous peine de perdre lui-même la vie, vient avant tout démontrer l’efficacité de l’amulette qu’il va lui présenter et dont la caractéristique est de comporter les noms des anges guérisseurs, Senoï, Sansenoï et Semanguelof.
Il correspond à un type répandu de récits étiologiques dans lesquels une introduction mythique vient justifier la pratique existante d’un rituel magique. Le déroulement de ce récit peut en effet être découpé en deux séquences principales : une séquence mythique et une séquence performative, lorsque le succès humain de la performance est assuré par la réitération de l’acte primordial qui a été victorieusement accompli
in illo tempore par des héros. Ce temps mythique est ici celui de la création selon la Genèse biblique, et se déroule donc probablement (car cela n’est pas dit dans le récit de Ben Sira) au jardin des délices, le
gan Éden dans lequel Dieu avait placé le Premier homme. Le prologue mythique se poursuit également dans un autre lieu, dans les profondeurs de la mer, le domaine des démons dans lequel Lilith avait trouvé refuge, et à propos duquel le récit précise que c’est là que les Égyptiens sont appelés à périr. Cette référence aux Égyptiens a sans doute pour source d’anciennes croyances juives qui considéraient l’Égypte comme le royaume des démons.
Le héros de cette légende n’est rien moins qu’Adam, le premier homme du récit de la Genèse où il est dit : « il n’est pas bon que l’homme soit seul », et où Dieu décide de lui créer une compagne. Mais, contrairement au récit biblique, cette compagne n’est pas Ève, mais Lilith. Il fallait que Lilith soit connue du public auquel s’adressait cette légende pour qu’elle puisse être évoquée ainsi sans autre explication ; d’après des sources plus anciennes, Bible, Talmud,
midrach, targoumim, il est évident qu’au x
e siècle, elle était très connue en tant que démone.
De même, dans la légende de Ben Sira, contrairement au deuxième récit biblique de la création (
Gen. 2,18), cette compagne d’Adam n’est pas créée de sa côte, mais de la terre comme lui. La querelle qui va opposer ces héros mythiques, querelle qui ne fait écho à aucun épisode de la Genèse, est triviale et porte sur les positions que chacun voudrait adopter dans les relations sexuelles, chacun préférant être au-dessus de l’autre. Mais la justification apportée par Adam : « tu es destinée, toi, à être au-dessous et moi au-dessus » s’appuie, elle, sur un aphorisme talmudique probablement connu lui aussi par les lecteurs ou le public auquel s’adressait ce récit.
En effet, dans le traité
Nidda, à la question « Pourquoi [dans les rapports sexuels] le visage d’un homme est-il tourné vers le bas, et celui d’une femme est-il tourné vers le haut, vers l’homme ? » la réponse est simple et définitive ! : « Parce que c’est l’endroit où il a été créé et parce que c’est l’endroit où elle a été créée. » (
Nidda, 31a du TB).
La tentative de Lilith de défendre sa position en se réclamant de l’égalité de leur création est vouée à l’échec face à l’argument emprunté par Adam au Talmud, le code sacralisé de la loi juive. En référence au Talmud, Lilith ne peut apparaître que comme une femme « anormale », qui refuse de se soumettre à la Loi. Elle abandonne le terrain, mais elle connaît un moyen magique pour s’enfuir : en prononçant le Nom « explicite » de Dieu (
shem ha-mephourash) elle peut s’envoler. Il faut sans doute apporter quelques précisions à ce Nom dont Lilith a connaissance. Nous l’avons traduit littéralement, par « le Nom explicite », alors qu’en fait, il désigne au contraire le Nom mystérieux, ineffable et indicible de Dieu, dont la connaissance donne l’omnipotence à celui qui le prononce.
C’est par euphémisme que le judaïsme le désigne comme le Nom explicite, pour signifier, au contraire, qu’il est imprononçable, de même que, nous dit Gaster, pour désigner un « aveugle » on dira un homme « plein de lumière
M. Gaster, introduction à sa traduction de The Sword of Moses,… ». Ce nom qui, comme le tétragramme YHVH (
yod, he, vav, he) ne peut pas être prononcé, est remplacé dans le judaïsme par de nombreux noms de substitution. La création de nouveaux noms pour désigner la divinité est un des éléments centraux de la magie juive, qui pour cela utilisera une infinité de moyens toujours fondés sur des combinaisons de lettres hébraïques.
Nous rencontrerons plusieurs de ces noms magiques de Dieu dans les amulettes que nous avons étudiées, mais ici, il est dit que Lilith connaissait le nom ineffable, réservé aux seuls initiés. Nous n’avons pas d’explication satisfaisante pour justifier cette connaissance extraordinaire attribuée à Lilith, si ce n’est la dérision de l’auteur qui pourrait se moquer de cette connaissance en l’attribuant à un démon. Nous verrons d’ailleurs que, dans différentes variantes de cette légende, il n’est question dans ce passage que du « Nom » (
ha-shem), sans autre précision. Quel que soit ce Nom, la Lilith de Ben Sira en avait connaissance, et c’est grâce à ce Nom qu’elle peut s’enfuir et s’envoler. Cela laisserait entendre qu’au départ elle n’avait pas la capacité de voler, et qu’elle était une simple créature féminine, sans ailes. Elle subit donc une transformation à l’intérieur même de la légende où elle passe d’un statut de femme à celui de démone ailée.
Bien qu’il l’ait vu s’envoler, Adam aurait bien voulu garder sa femme quand même, puisqu’il va se plaindre à Dieu. Dieu acquiesce à sa prière et envoie à sa poursuite les trois anges susnommés pour qu’ils la ramènent. Mais la décision de Lilith est ferme, elle ne veut pas revenir parce qu’en fait, dit-elle, elle a été créée pour autre chose : faire du mal aux nouveau-nés. Il n’est plus du tout question de son refus de se coucher sous Adam.
Ici se termine la partie mythique qui venait expliquer la confection d’une amulette de protection du nouveau-né portant les noms des trois anges guérisseurs. La partie suivante est proprement étiologique, car elle confirme que Lilith peut être vaincue, puisqu’à la demande des anges, elle accepte d’abandonner ce pouvoir maléfique qui lui a été donné sur les nouveau-nés, un pouvoir qui est différencié selon le sexe des nourrissons, dès lors qu’elle verra les noms et les formes de ces anges inscrits sur une amulette. Le récit ajoute aussi qu’elle accepta que meurent chaque jour cent de ses fils, sans préciser avec qui elle a pu les concevoir, mais sans doute avec Samaël avec lequel elle forme un couple démoniaque dans toutes les légendes juives ultérieures. Cette promesse supplémentaire pourrait appuyer le caractère indigne de Lilith qui laisse mourir ses enfants.
Bien sûr, une telle amulette est efficace, puisqu’à la fin du récit l’enfant guérit.
Des amulettes de protection des nouveau-nés contre Lilith continuent encore aujourd’hui à invoquer les noms de ces trois anges, mais ici, c’est avant tout le prologue de la légende qui retiendra notre attention, prologue qui présente des variantes selon les différents textes étudiés par Eli Yassif.
Eli Yassif a organisé les différentes variantes qu’il a rassemblées selon deux grandes traditions, la tradition ashkénaze et la tradition italienne. Nous nous contenterons de signaler succinctement ces variantes les plus significatives par rapport à Lilith.