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La Tour de Babel :: l'origine de l'empire mondial des religions

    Religion et Philosophie

    Arlitto
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:25

    Rappel du premier message :

    Religion et Philosophie



    Religion & philosophie

    On a suffisamment remarqué que la religion1 et la philosophie peuvent être rapprochées, notamment par les questions communes qu’elles se posent : celles de la place de l’homme dans la nature, du bien et du mal, et d’autres encore. En outre, quelques théologiens ont “emprunté” aux philosophes certains de leurs concepts et de leurs formes de raisonnement, comme saint Thomas d’Aquin à Aristote. La réciproque existe également, par exemple dans le concept philosophique de Dieu. Enfin, nombre de philosophes se sont réclamés ou se réclament d’une religion particulière. Ce sont là quelques unes des raisons de se demander si une philosophie peut être religieuse ou si une religion peut être philosophique2. Bien que la réponse soit évidemment positive pour beaucoup, nous tenterons de montrer ici que la religion comme la philosophie ne peuvent que se perdre elles-mêmes, c’est-à-dire renoncer à ce qui les caractérise respectivement, dans une telle “union”.

    Pour étayer notre réponse, il nous faudra pour commencer déterminer quelques unes des propriétés spécifiques de la religion d’une part, de la philosophie d’autre part.



    1. Considérations générales sur la religion et la philosophie

    Il semble que la notion de révélation soit la première spécificité de la religion au sens habituel du terme – celui, précisément, de religion révélée3 –, dans la mesure où elle est la condition même de la possibilité d’une religion : aucune ne prétend en effet être une émanation de l’homme seul ; il faut donc qu’un principe extérieur à l’humanité soit en mesure de transmettre à celle-ci, quelle qu’en soit la manière, ce qui définira la religion en question. C’est cette transmission que nous appelons ici révélation.

    Quant au principe lui-même, les cas du Bouddhisme et de quelques autres religions orientales suffisent à empêcher qu’on le définisse par le terme de divinité : il y a des religions sans dieu. Mais ces cas ne sont pas vraiment gênants, car on peut se référer plus largement à la notion de sacré ; la religion est alors ce qui met l’homme en rapport avec le sacré4. On peut ajouter que le sacré, bien qu’il se réfère, selon les religions, à des actions, des choses ou des entités fort diverses, doit être caractérisé dans chaque religion comme un absolu. Autrement dit, la sacralités de ce qui est sacré ne peut pas, à l’intérieur d’une religion donnée, être discutée, remise en cause ou a fortiori niée5. Il y a plus encore : l’affirmation de la sacralité de ce qui est sacré se présente comme le fondement de la religion concernée6, fondement qui, justement parce qu’il est indiscutable, n’a pas à être expliqué. Et dans tous les cas, les éventuelles “justifications” théologiques de ce fondement n’appartiennent pas en propre à la religion concernée. Nous voulons dire par là que premièrement, elles sont toujours développées a posteriori, et bien souvent dans un but plus didactique que véritablement religieux. Deuxièmement et en conséquence, elles sont au bout du compte facultatives, au sens où leur absence n’affaiblirait pas la religion en elle-même. Troisièmement, elles sont inutiles pour l’authentique croyant dont la foi n’a nul besoin d’explication. On peut même, d’un certain point de vue, les considérer comme nuisibles pour cette religion, dans la mesure où elles paraissent sous-entendre que le fondement de la religion en question ne va pas de soi. Autrement dit, les justifications rationnelles d’une religion prennent toujours le risque d’être perçues comme des aveux de faiblesse d’une doctrine qui aurait besoin de “se justifier”, au sens péjoratif de l’expression.



    Que dire, dès lors, de la philosophie ? Pas plus que pour la religion, nous ne chercherons à la définir mais, ce qui sera ici suffisant, à la caractériser. Il semble que l’on peut dire de la philosophie l’exact opposé de ce qui vient d’être dit de la religion. Reprenons les points l’un après l’autre.

    La seule idée de révélation rendra a priori le philosophe, au mieux, perplexe. Que pourrait en dire en effet la raison, pierre de touche de la recevabilité d’une argumentation philosophique ? Descartes ne s’y est pas trompé : « Je révérais notre théologie, et prétendais, autant qu’un autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme. »7 Notons que ces lignes ne contredisent en rien les textes où le même Descartes traite de Dieu, des preuves de son existence, de sa nature, et ainsi de suite, par exemple dans les Méditations, puisqu’il ne s’agit pas alors de vérités révélées, mais bien de vérités rationnelles, donc accessibles au philosophe. Autrement dit, la religion et indirectement le passage ci-dessus traitent du “Dieu des religions”, alors que c’est du “Dieu des philosophes” que Descartes affirme certaines propriétés.

    Prenant un exemple de vérité révélée, Spinoza va plus loin : « Quand certaines Églises ajoutent que Dieu a pris une forme humaine, j’ai expressément averti que je ne sais pas ce qu’elles veulent dire ; et même, à dire vrai, affirmer cela ne me paraît pas moins absurde que de dire que le cercle a pris la forme d’un carré. »8

    D’une manière générale, nul ne saurait nier que, souvent, les “vérités révélées” déconcertent, pour ne pas dire plus, la raison. Cela ne signifie pas pour autant que, pour cette seule raison, le philosophe doive les rejeter inconditionnellement. Un tel rejet ne se justifie que pour un certain courant philosophique, à savoir le rationalisme9. Mais pour accepter positivement l’idée qu’une révélation, tout en étant manifestement irrationnelle, est source de vérité, il faudra franchir un pas qui, d’après nous, fait sortir de la philosophie. Le philosophe le plus “ouvert” aux religions ne peut donc qu’être réservé quant à l’idée même de révélation. Comment d’ailleurs choisirait-il entre les diverses religions ? Le philosophe ne peut, comme le font la quasi-totalité des croyants, adopter une religion uniquement en fonction de la société à laquelle il appartient par sa naissance et par son éducation10.

    Concernant le contenu des dogmes eux-mêmes, le philosophe devra selon nous adopter la même prudence. On peut sans doute s’entendre pour considérer qu’en aucun cas le philosophe n’acceptera une “vérité” qui, sans être évidente en elle-même, ne s’accompagne d’aucune justification théorique. Or nous avons remarqué précédemment que le fondement d’une religion n’est précisément jamais justifié a priori ; quand il l’est a posteriori, ce ne peut donc être que par une personne qui l’a au préalable admis sans une telle justification. Comment le philosophe pourrait-il avaliser cette admission ? Comment pourrait-il ne pas dénoncer la justification a posteriori comme une imposture visant à légitimer philosophiquement une prise de position qui ne fut pas, au départ, philosophique ? Le fondement d’une philosophie ne saurait être lui-même extérieur à la philosophie. Or la religion, et elle s’en félicite, trouve son principe hors de l’humanité, donc hors de la philosophie. Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie de cette étude.

    De même, le philosophe ne pourra pas ne pas trouver contraire à la philosophie le refus de remettre en cause ou même seulement de “discuter” de certains dogmes, et singulièrement l’affirmation de la sacralité. On objectera peut-être que les philosophes eux-mêmes considèrent parfois certaines de leurs “vérités” comme indiscutables, sans qu’on leur refuse pour cela le titre de philosophe. La différence, de taille, est que le philosophe produira toujours, même lorsqu’il prétend énoncer une vérité indiscutable, une justification théorique l’accompagnant – ne serait-ce que l’affirmation de son évidence rationnelle, qui ne saurait sérieusement valoir pour les vérités révélées. De plus, il ne refusera jamais de répondre à une éventuelle objection11, pour peu qu’elle soit philosophiquement intelligible, et ne menacera aucun contestataire des flammes de l’enfer.

    On peut donc conclure que sans justification théorique, une proposition, quelle qu’elle soit, ne peut prétendre être philosophique. Autrement dit, le sens et la valeur de la philosophie ne résident pas moins dans l’argumentation des thèses que dans les thèses elles-mêmes, ce qui ne saurait raisonnablement se dire de quelque religion que ce soit.



    Plus généralement, on pourrait dire que, si la religion est acceptée, elle rend la philosophie, pour une importante partie, inutile. En effet, certains dogmes religieux peuvent être considérés comme des réponses non philosophiques à des questions que se posent aussi les philosophes. Aussi le philosophe qui cherche à répondre, philosophiquement, à ces mêmes questions, entreprend-il une tâche ridicule du point de vue de la religion : sans pouvoir se targuer de la même “infaillibilité” que les religions, car la philosophie n’est qu’humaine – trop humaine ? –, il va chercher des réponses peu fiables – et, de fait, ses “collègues” philosophes ne se priveront pas de les critiquer – alors qu’il en existe déjà, et de beaucoup plus sûres, puisque d’essence bien souvent divine, et en tous cas non sujettes à la faillibilité humaine. Il ne restera donc au philosophe qu’à s’occuper de domaines que la religion a bien voulu négliger, car ne touchant manifestement pas, selon elle, au “salut” de l’homme : l’épistémologie ou l’esthétique par exemple. Mais pour les questions de métaphysique, d’éthique, d’anthropologie au sens large et parfois de politique, le débat doit être considéré, du point de vue religieux, comme clos. A l’opposé, on peut considérer que, du point de vue du philosophe, les questions philosophiques n’ont pour lui de raison d’être que s’il estime qu’elles n’ont pas encore reçu de réponse complète et définitive, émanant d’une religion quelconque, d’un autre philosophe ou de quelque autre source que ce soit. C’est seulement en acceptant cette “vacuité” que la philosophie a un sens.

    Au fond, et on le verra mieux dans les deux cas précis étudiés ci-après, pour les philosophes religieux, la philosophie ne peut servir qu’à “redécouvrir” par la raison ce que la foi, par le biais de la révélation, a déjà enseigné. Cette conception de la philosophie comme « servante de la théologie », héritée du Moyen-Âge, ne peut pas disparaître si l’on admet, avant de philosopher, la vérité d’une religion. Et, même si l’on fait mine de se défendre d’adopter une telle conception, on voit mal comment il en serait autrement : « la vérité ne peut contredire la vérité », et si une vérité est admise au préalable – la vérité religieuse –, on sait déjà, avant même de commencer à philosopher, que la deuxième – la vérité philosophique – sera identique à la première ou au moins compatible avec elle ; il reste seulement à trouver des arguments philosophiques pour appuyer cette vérité unique, mais à deux visages. C’est par exemple la position de Jean-Paul II qui ouvre ainsi l’encyclique Fides et ratio : « La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité »12. Mais si la métaphore est juste, les deux ailes doivent nécessairement voler de manière concordante. Le chemin et le but étant bien sûr déterminés, dès l’envol, par l’aile de la foi, l’aile de la raison n’a plus qu’à s’y plier…

    On pourrait ici nous faire l’objection suivante : certes, si la religion est admise avant que la réflexion philosophique soit engagée, les jeux sont faits, et la philosophie n’en sera pas vraiment une, puisque sa fin, dans les deux sens du terme, est déjà connue, et surtout a été déterminée de l’extérieur de la philosophie. Mais qu’est-ce qui empêche un philosophe de découvrir au préalable, par la philosophie, des vérités dont il remarquera ensuite la conformité avec une religion donnée, adoptant ainsi cette dernière après, et non avant, la naissance de sa réflexion philosophique ? Nous ne pouvons ici qu’acquiescer sur le plan théorique. Si un tel itinéraire de pensée existait, c’est sans hésitation que nous lui accorderions le statut de philosophie. Deux remarques s’imposent toutefois :

    –      Premièrement, nous ne pouvons manquer de signaler l’extrême difficulté théorique d’un tel cheminement, ainsi que l’impossibilité pratique de vérifier l’ordre de ses étapes, telles qu’elles ont été décrites ci-dessus. Il est en effet indéniable que, dans la quasi-totalité des cas, la religion apparaît bien avant la philosophie dans l’existence d’un individu. Lorsque l’esprit de l’adolescent est suffisamment mûr pour philosopher, la religion y est souvent déjà présente depuis bien longtemps. Il est vrai que certains ont su se dégager de l’influence de l’éducation religieuse qu’ils ont reçue. Mais on voit bien que, sauf exception rarissime, c’est toujours la religion qui précède la philosophie dans l’histoire d’un homme. De qui peut-on donc affirmer qu’il a “redécouvert” dans la religion ce qu’il avait découvert dans la philosophie ?

    –      Deuxièmement, même si une philosophie parvenait à justifier philosophiquement tous les dogmes voire toutes les pratiques d’une religion donnée, cette philosophie n’aurait qu’une conformité extérieure et même fortuite avec cette religion, puisque la seule justification véritable d’une religion est la révélation et que celle-ci est, par définition, hors de portée de toute justification philosophique. Autrement dit, une telle philosophie ne serait pas vraiment religieuse.



    Il faut à présent confronter les analyses générales qui précèdent à des cas concrets qui pourraient sembler les invalider. En premier lieu, pour “tester” notre thèse selon laquelle il ne peut exister de philosophie religieuse, nous étudierons les textes de deux philosophes en accord avec une certaine religion (en l’occurrence le Christianisme). En second lieu, pour vérifier qu’une religion philosophique est impossible, notre attention se portera sur religion particulière dont certains affirment le caractère philosophique.

    Une remarque méthodologique s’impose ici. Des exemples, aussi nombreux soient-ils, ne constituent pas des preuves en eux-mêmes. Ils ne jouent ici qu’un rôle d’illustration, en vue de rendre concrète notre thèse.



    2. Les philosophies de Leibniz et de Kant sont-elles des philosophies religieuses ?

    Les “philosophies religieuses” que nous allons maintenant étudier sont celles de Leibniz et de Kant13. Nous ne prétendons pas ici livrer une analyse intégrale de la philosophie de la religion de ces auteurs, mais seulement indiquer le ou les moments où, selon nous, ils ont “glissé” de l’intérieur à l’extérieur de la philosophie pour tenter de justifier leur croyance religieuse. Un passage du début du Discours de métaphysique de Leibniz suffira à montrer ce que nous considérons comme une “sortie injustifiée” hors de la philosophie, injustifiée en ceci seulement qu’elle prétend prendre place dans une argumentation philosophique, tant dans le problème étudié que dans la méthode adoptée. Cela signifie que, en dehors de son activité philosophique, un philosophe peut fort bien écrire des textes exposant des vérités révélées – ou de la littérature, ou quoi que ce soit… –, à condition qu’il n’affirme ni ne sous-entende qu’il s’agit là de textes philosophiques ; or c’est précisément le cas de l’ouvrage évoqué ici, comme l’indique clairement son titre.

    Après avoir défini Dieu comme étant « un être absolument parfait » et expliqué ce qu’on doit entendre par le concept de perfection, Leibniz conclut « que Dieu possédant la sagesse suprême et infinie agit de la manière la plus parfaite » et « que plus on sera éclairé et informé des ouvrages de Dieu, plus on sera disposé à les trouver excellents et entièrement satisfaisants à tout ce qu’on aurait pu souhaiter. » Bien qu’il y ait dans ces lignes matière à de nombreuses objections, nous sommes ici dans la philosophie, précisément parce que ces objections peuvent être elles-mêmes de nature philosophique. Il nous semble en revanche que Leibniz sort de la philosophie lorsqu’il écrit :

    « Ainsi, je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de règle de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que pour cette raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela était, Dieu sachant qu’il en est l’auteur n’avait que faire de les regarder par après et de les trouver bons, comme le témoigne la sainte écriture. »14

    L’importance de l’argument de l’autorité biblique est ici prépondérante : Dieu a regardé ses ouvrages et les a trouvés bons, car c’est ce qu’affirment l’écriture, qualifiée de “sainte” sans justification. Or il nous semble que le philosophe n’est pas tenu de croire a priori en la divinité de l’origine des Écritures. Mais, une fois admise l’autorité de la Bible, le passage ci-dessus ne se prête à aucune objection philosophique : dès lors, il est en quelque sorte “infalsifiable” au sens que Popper donne à ce terme. Aucun débat philosophique n’est plus possible. Le raisonnement de Leibniz, entièrement explicité, est en effet le suivant :

    1.    La Bible a été inspirée par Dieu.

    2.    Or Dieu possède toutes les perfections morales, dont celle d’être vérace.

    3.    Donc la Bible dit la vérité.

    4.    Or la Bible dit que Dieu, après avoir créé certaines de ses œuvres, vit qu’elles étaient bonnes (par exemple : « Dieu dit : “Que les eaux qui sont sous le ciel s’amassent en une seule masse et qu’apparaisse le continent” et il en fut ainsi. Dieu appela le continent “Terre” et la masse des eaux “mers”, et Dieu vit que cela était bon. »15)

    5.    Donc Dieu a pu constater, ou plus précisément “vérifier”, la bonté de ses œuvres en les regardant.

    6.    Donc les choses sont bonnes intrinsèquement, c’est-à-dire que la bonté est en elles-mêmes, et non pas extrinsèquement, c’est-à-dire seulement parce que Dieu en est l’auteur ou la cause.

    On peut indifféremment inverser l’ordre des propositions 1. et 2. Il reste que la divinité des Écritures est un pilier de cette démonstration, et donc que sa remise en cause implique celle de tout le raisonnement. Or il semble clair que l’affirmation « La Bible a été inspirée par Dieu » n’est pas et ne peut pas être une thèse philosophique16, c’est-à-dire une affirmation susceptible d’être fondée et contredite par des arguments philosophiques – si du moins on se réfère au sens que Leibniz donne ici au mot “Dieu”, c’est-à-dire au sens religieux.

    Nous affirmons donc que le raisonnement de Leibniz extrait du Discours de métaphysique n’est pas, par son fondement, philosophique, et plus généralement que tout système de pensée fondé sur une quelconque révélation, sans que la raison vienne justifier ce fondement17, ne saurait être qualifié de philosophie.

    Pour Spinoza en revanche, la question de la divinité des Écritures peut se poser en termes philosophiques, mais en donnant au concept de Dieu un sens qui n’est assurément pas le sens religieux. Lorsqu’il écrit en effet : « (…) la plupart, en vue de comprendre l’Écriture et d’en dégager le vrai sens, posent pour commencer la divine vérité de son texte intégral. (Alors que cette conclusion devrait découler d’un examen sévère de son contenu.) »18, il est clair que l’expression « divine vérité » est quasiment, sous sa plume, un pléonasme, et donc que c’est en examinant le texte biblique lui-même que l’on pourra conclure qu’il dit la vérité – ou non –, et donc qu’il exprime la “divine vérité”. Pour Leibniz, la Bible dit vrai parce que Dieu en est l’auteur19 ; c’est du moins ce qu’on peut supposer en l’absence de toute autre justification.



    Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant va tenter de montrer que le Christianisme n’est pas seulement un « religion révélée », étant apparue à une époque et un endroit précis, mais également une « religion naturelle », c’est-à-dire, en droit, universelle et mondiale : chaque homme, quelles que soient son époque et sa société, et pour autant qu’il soit doué de raison, peut reconnaître que les principes moraux enseignés par le Christianisme sont identiques à ceux que sa raison pratique lui dicte. Pour démontrer cette identité, Kant va se livrer à une exégèse détaillée du Sermon sur la montagne20, texte qui contient d’après lui l’essentiel des préceptes moraux du Christianisme. Ce que Kant relève notamment dans le Sermon, c’est qu’il enjoint de suivre l’esprit de la loi plutôt que la lettre. On retrouve ici la distinction faite par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs entre “agir par devoir” et “agir conformément au devoir”. Ainsi du fameux passage :

    « Vous avez entendu qu’il a été dit : “Tu ne commettras pas l’adultère”. Eh bien ! Moi je vous dis : quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle. »21

    Kant comprend ces versets comme dénonçant l’hypocrisie d’une conduite extérieure ou plus précisément physique, seulement conforme extérieurement à l’interdiction de l’adultère22 – consistant à ne pas commettre l’acte de l’adultère –, et qui l’enfreint néanmoins si le désir est bien réel. Plus généralement, Kant rappelle que l’enseignement du Christ n’est pas supposé être différent de la loi hébraïque23, mais qu’il a interprété la Loi pour montrer sa conformité à la raison pratique : « Car au pied de la lettre, la loi autorisait exactement le contraire »24 de ce qu’autorise l’interprétation du Christ, dit Kant.

    Remarquons que pour parvenir à la conviction que la Bible est en conformité avec la raison pratique, il a fallu tout d’abord que le Christ interprète la loi hébraïque, c’est-à-dire qu’il en révèle l’esprit en la débarrassant d’une lecture « au pied de la lettre », puis que Kant lui-même interprète les paroles du Christ pour montrer qu’elles ne sont qu’une autre formulation, sans doute plus accessible au plus grand nombre, de la loi morale prise en elle-même, énoncée en termes philosophiques.

    C’est donc au prix de deux interprétations successives – celle de la loi hébraïque par le Christ puis celle des paroles du Christ par Kant – que l’on parvient à montrer la conformité de l’enseignement biblique avec la raison pratique. Et c’est bien là la première objection que l’on peut faire à Kant : une religion naturelle étant universelle, tout homme doit pouvoir accéder aux vérités qu’elle enseigne. S’il est déjà déconcertant que Dieu transmette aux hommes un texte énonçant une loi morale qu’il a, de toute façon, “inscrite” en tout homme possédant la raison pratique, il est encore plus étonnant que ce texte doive dans certains cas – l’Ancien Testament – “subir” tour à tour deux interprétations, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne vont pas de soi25, pour au bout du compte énoncer ce que tous savaient déjà avant ! Si l’on ajoute que le texte d’origine, supposé être inspiré par Dieu, enseigne selon Kant lui-même des choses opposées selon qu’on le prend à la lettre ou qu’on en dégage l’esprit, on comprend difficilement la valeur et la légitimité d’un tel texte. Kant ne cherche-t-il pas plutôt à “asseoir” la légitimité de sa philosophie morale sur l’autorité du Christianisme ? Sur le plan philosophique, qu’importe après tout que la “vraie” morale, que Kant prétend enseigner, soit ou non celle d’une religion institutionnelle, fût-ce la religion dominante ?

    On peut également contester la prééminence et même l’exclusivité que Kant accorde au Christianisme en matière de morale : « Mais, suivant la religion morale (et parmi toutes les religions publiques qu’il y eut jamais, seule la religion chrétienne a ce caractère) … »26 Cette affirmation, écrite entre parenthèses, comme semblant si peu contestable qu’elle se passe de justification, a évidemment de quoi choquer par son intolérance. Mais elle déconcerte également celui qui a pris note du fait que le Christianisme n’enseigne en fin de compte rien de plus que le Judaïsme. Si le Christ, selon ses propres paroles, vient pour accomplir la Loi et les Prophètes27, c’est bien qu’il n’y a aucune différence de fond entre le Judaïsme et le Christianisme28. Si différence il y a, ce ne peut pas être une différence telle que le second serait une, ou plutôt “la” religion morale, ce que ne serait pas le premier ! Plus précisément, pour Kant, si le Judaïsme n’est pas une religion morale, c’est parce que, comme toutes les religions sauf le Christianisme, il comporte en lui la recherche des faveurs divines.

    Cette délicate question tourne plus ou moins directement autour de ce qu’on appelle la morale de la rétribution, c’est-à-dire une morale qui affirme que les pieux et les justes sont récompensés et que les impies et les méchants sont punis. S’il est incontestable que la Bible hébraïque enseigne parfois une telle morale29, des livres comme ceux de Job30 et de l’Ecclésiaste la condamnent catégoriquement31 – ce dont Kant ne tient pas compte – en remarquant que le juste subit parfois des maux “naturels”, donc d’origine divine, et que la fortune sourit parfois au méchant. Chacun est alors invité à s’en remettre à la sagesse divine sans chercher à en percer les desseins.

    Supposons toutefois que cette immoralité du Judaïsme soit fondée ce qui, on le voit, ne va pas de soi. Le plus paradoxal est encore que Kant, en critiquant indirectement la morale juive, condamne nécessairement la Bible hébraïque, où la morale de la rétribution apparaît effectivement. Or cette Bible hébraïque est, quelques différences infimes mises à part, reprise par le Christianisme à son propre compte sous le nom d’Ancien Testament. La recherche des faveurs est-elle présente ou absente des mêmes textes, selon qu’ils sont lus par les Juifs ou par les Chrétiens ? Il y a là encore, semble-t-il, une très forte partialité de Kant en faveur du Christianisme, partialité qu’une véritable neutralité philosophique a priori aurait rendue, selon nous, impossible. Nous affirmons bien que cette neutralité devrait exister a priori, sans qu’elle doive nécessairement se prolonger a posteriori. Mais Kant ne justifie par aucun argument philosophique la suprématie du Christianisme dans le domaine morale. On pourrait d’ailleurs remarquer que le Nouveau Testament n’est pas non plus exempt de passages exprimant une morale de la rétribution32, ce que Kant, là encore, passe sous silence.

    Dans la même logique, il écrit : « Il n’existe qu’une religion (vraie) »33. Mais comment le Christianisme pourrait-il être la vraie religion s’il est, selon les paroles de Jésus lui-même, l’accomplissement d’une fausse religion, en l’occurrence le Judaïsme ?

    Enfin34, Kant nous semble également faire preuve d’une précipitation suspecte et fort peu philosophique lorsqu’il écrit : « J’admets premièrement la proposition suivante, comme principe n’ayant pas besoin de preuve : Tout ce que l’homme pense pouvoir faire, hormis la bonne conduite, pour se rendre agréable à Dieu est simplement illusion religieuse et faux culte de Dieu »35. Non pas que nous pensions, le lecteur l’aura compris, que bien d’autres comportements sont susceptibles de plaire à Dieu ; mais ce qui est ici affirmé presque explicitement, c’est que la bonne conduite d’un homme le rend agréable à Dieu. Voilà certes une proposition qui aurait selon nous besoin de preuve, si cela était possible. A vrai dire, il peut sembler au contraire que l’idée d’un Dieu sensible aux comportements humains a quelque chose d’irrespectueux, pour ne pas dire d’hérétique, à moins d’affirmer que Kant utilise un langage anthropomorphique, ce que rien ne laisse supposer.

    Bien d’autres remarques seraient possibles pour confirmer, avec celles qui précèdent, que Kant fait reposer sa philosophie morale sur un fondement non philosophique, mais bel et bien religieux a priori, donc non argumenté rationnellement.



    3. Le Catholicisme est-il une religion philosophique ?

    Nous allons à présent examiner un cas de religion prétendant ou pouvant prétendre être philosophique. Si nous choisissons le Catholicisme, ce n’est pas essentiellement parce qu’il est la religion plus répandue dans nos sociétés dites latines, mais surtout parce qu’il s’est doté d’une théologie plus “systématique” que d’autres religions, à la fois par sa “fréquentation” de la philosophie occidentale et par sa structure très hiérarchisée, qui ont permis l’établissement d’une doctrine unifiée et officielle, à l’abri, normalement, de toute contestation interne, ce qui facilite d’ailleurs grandement la recherche des références.

    Quelques remarques préalables s’imposent toutefois. Nous avons déjà évoqué l’idée selon laquelle le fondement d’une philosophie ne saurait être “extra-philosophique”. C’est pourquoi la manière dont débute une philosophie est capitale. Notons que ce “début” n’est pas forcément – et, dans les faits, n’est que rarement – premier chronologiquement dans l’œuvre d’un philosophe. Ainsi le doute radical de Descartes est bien le début “logique” de sa philosophie sans apparaître dans ses premières œuvres. Si certains philosophes semblent ne pas s’être particulièrement souciés de ce “début philosophique”, ce ne peut être que parce qu’ils considèrent qu’il n’y a pas à proprement parler à fonder la philosophie, ou encore parce que toute réflexion philosophique peut servir de fondement à la philosophie.

    Il ne saurait en aller de même dans une religion, dont le point de départ, à savoir la révélation, est toujours extérieur à la raison et même, plus largement, à l’homme. En fait, nous avons déjà rencontré ce cas de figure dans les textes de Leibniz et de Kant étudiés plus haut, dont nous avons montré qu’ils s’appuyaient sur des données spécifiquement religieuses, donc impossibles à argumenter philosophiquement.

    Nous allons retrouver cette extériorité dans le fondement du Catholicisme : « Au point de départ de toute réflexion que l’Église entreprend, il y a la conscience d’être dépositaire d’un message qui a son origine en Dieu même (…). La connaissance qu’elle propose à l’homme ne vient pas de sa propre spéculation, fût-ce la plus élevée, mais du fait d’avoir accueilli la parole de Dieu dans la foi »36. Les choses sont donc claires : les vérités religieuses, auxquelles les hommes peuvent accéder par la révélation, préexistent à toute réflexion humaine. En raison de leur origine divine, elles sont infaillibles. Avant même d’inaugurer la moindre réflexion, le philosophe catholique sait donc vers quoi doit tendre sa philosophie. Celle-ci n’a par conséquent qu’un rôle secondaire de confirmation a posteriori de “vérités” admises comme vraies avant toute intervention de la raison philosophique. C’est donc en toute logique que Jean-Paul II écrit : « L’Église, pour sa part, ne peut qu’apprécier les efforts de la raison pour atteindre des objectifs qui rendent l’existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en effet dans la philosophie le moyen de connaître des vérités fondamentales concernant l’existence de l’homme. En même temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l’intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l’Évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore »37. Ce que nous considérons comme contraire à la philosophie dans ces lignes, ce n’est pas, encore une fois, la position elle-même, c’est-à-dire la fonction “évangélisatrice” assignée à la philosophie, mais le fait que cette position soit assignée de l’extérieur de la philosophie, c’est-à-dire sans argumentation rationnelle. Dans la même logique, le pape condamne au terme de son encyclique un certain nombre de courants de pensée : l’éclectisme, l’historicisme, le scientisme, le pragmatisme et le nihilisme38. Ces doctrines sont considérées à la fois comme des « erreurs » et des « dangers ». C’est dire qu’il aurait mieux valu qu’elles ne soient jamais formulées. On ne peut là encore que refuser de qualifier de philosophie une pensée qui se voudrait sans “adversaire”, même intellectuel ; nous estimons en effet que l’esprit critique et l’ouverture à la contestation doivent être des soucis constants du philosophe, conscient qu’il est, et ne peut qu’être, de ne pouvoir se prévaloir d’aucune infaillibilité. Autrement dit, le philosophe a philosophiquement intérêt à être contesté, afin de tester la validité de sa pensée. Au contraire, une doctrine d’origine “surhumaine” ne peut avoir, envers une contestation humaine, qu’une attitude de commisération, d’indifférence, de mépris ou de violence, mais pas véritablement, on ne le voit que trop, d’écoute véritable.

    On peut donc admettre que les “vérités religieuses” précèdent toute réflexion philosophique. Mais, objectera-t-on peut-être, la foi dans ces vérités religieuses ne peut-elle pas, quant à elle, être justifiée philosophiquement… ? Pas davantage, comme le reconnaît, là encore, le dogme catholique : « Le motif de croire n’est pas que les vérités révélées apparaissent comme vraies et intelligibles à la lumière de notre raison naturelle »39. Toutefois, pour que la foi soit conforme à la raison, Dieu a mis en œuvre des « preuves extérieures de sa Révélation » : « les miracles du Christ et des saints40, les prophéties, la propagation et la sainteté de l’Église, sa fécondité et sa stabilité ». La raison du philosophe trouvera-t-elle dans cette liste des preuves ou des « signes certains » de la révélation chrétienne ? Accordons au moins que cela n’est pas évident…



    Conclusion

    L’examen des “philosophies religieuses” de Leibniz et Kant a montré diverses “failles”, non pas en tant qu’erreurs à l’intérieur de leur philosophie, mais précisément en tant que manquements à l’exigence philosophique d’une argumentation rationnelle et donc de refus d’un quelconque argument d’autorité, fût-ce l’autorité de la Bible.

    Nous pouvons donc conclure qu’une “philosophie religieuse” est soit extérieure à la religion, si la philosophie “précède” la religion41, soit extérieure à la philosophie si, comme nous croyons l’avoir montré pour les deux cas étudiés, la religion “précède” la philosophie. Cela ne signifie bien entendu pas que le philosophe soit par définition irréligieux. Dans la mesure où il est homme “avant” d’être philosophe, il pourra, comme Leibniz, Kant et beaucoup d’autres, croire en Dieu et même appartenir à une religion précise. Mais il devra renoncer à légitimer sa foi, ses croyances et ses pratiques par des arguments philosophiques, et donc renoncer à intégrer sa religion dans sa philosophie. Il pourra seulement – et même en tant que croyant, il devra probablement – expliquer pourquoi sa philosophie doit forcément laisser une place, hors d’elle (au-dessus, dira-t-il sûrement), à la religion. Il pourra par exemple, à la manière d’un Pascal, essayer de montrer que la raison et donc la philosophie peuvent reconnaître elles-mêmes leurs propres limites : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à connaître cela. »42

    Le philosophe peut donc être religieux, mais il ne peut pas l’être en tant que philosophe. La philosophie peut indiscutablement aller jusqu’au déisme ou au théisme, mais le pas qui mène du théisme à une religion révélée est précisément le pas qui fait sortir de la philosophie.

    L’hypothèse d’une religion philosophique, du fait du nécessaire fondement non humain de toute religion, est elle aussi, dès le départ, à exclure.

    Quant à l’athéisme, il n’est jamais que le refus d’une certaine conception de Dieu ou des dieux. On peut le voir par exemple avec Spinoza qui, tout en démontrant l’existence de Dieu43, peut bien être considéré comme “athée”, au sens où il refuse l’existence d’un Dieu anthropomorphe44. On le voit encore avec Marcel Conche, qui s’attaque précisément à l’idée d’un Dieu à la fois moralement bon et tout-puissant : « Il est indubitable (…) que le supplice des enfants a été, et devait ne pas être, et que Dieu pouvait faire qu’il ne soit pas. Comme Dieu ne s’est pas manifesté dans des circonstances où, moralement, il l’aurait dû, s’il existait, il serait coupable. La notion d’un Dieu coupable et méchant apparaissant contradictoire, il faut conclure que Dieu n’est pas. »45 Nous n’affirmons certes pas que cette argumentation, non plus que les démonstrations de l’existence de Dieu de Spinoza, sont à l’abri de toute contestation, y compris philosophique. Mais nous avons bien là des exemples de raisonnement parfaitement intelligible, que même le plus fervent des croyants peut suivre, pour peu qu’il soit doué de raison. L’athéisme peut donc être philosophique ou, ce qui revient au même, une philosophie peut être athée.



    On se méprendrait en voyant dans cette étude une attaque contre les religions en général. Nous avons même indiqué à plusieurs reprises que l’attitude des religieux est très souvent en parfaite cohérence avec leurs convictions. Nous avons uniquement cherché à montrer en quoi religion et philosophie, sans forcément se combattre mutuellement, ne peuvent pas s’unir sans une dangereuse “confusion des genres”. Pour les deux partis, une telle union ne serait donc pas pour le meilleur mais seulement pour le pire…



    Marc Anglaret
    (écrire à cet auteur)
    Commentaire



    1 Nous considérerons ici les religions dans leur approximative unité, et plus précisément dans leur rapport à la philosophie.


    2 Ces deux questions reviennent, au bout du compte, au même, mais au bout du compte seulement.


    3 Nous reviendrons, avec l’examen de la position kantienne, sur la distinction entre religion naturelle et religion révélée.


    4 Nous précisons bien qu’il ne s’agit pas là de donner une définition, avec tout ce que cette opération implique, de la religion, mais bien de la distinguer de la philosophie.


    5 La question n’est pas ici celle de l’intolérance des religions, fort diverses sur ce point comme sur d’autres, mais celle du statut de l’affirmation de la sacralité au sein même d’une religion. Nous soutenons ici que cette affirmation se présente toujours comme indubitable, au point que toute éventuelle critique à ce sujet doit être considérée comme “déplacée”, dans le meilleur des cas…


    6 Nous distinguons ici le fondement d’une religion, c’est-à-dire la ou les croyances, toujours liées au sacré selon nous, sur lesquelles s’appuient les autres croyances, de son principe, qui n’est pas une croyance mais l’origine de sa révélation : par exemple Dieu dans les religions monothéistes.


    7 Discours de la méthode, première partie. NRF Gallimard, « La Pléiade », p.130. C’est nous qui soulignons.


    8 Lettre LXXIII à Oldenburg (1675). NRF Gallimard, « La Pléiade », p.1283. Ce célèbre passage devrait suffire à éviter toute “récupération” du spinozisme par le Christianisme – ce qui, dans les faits, n’est pas le cas.


    9 On objectera que certains philosophes habituellement qualifiés de rationalistes – par exemple Leibniz – admettent les vérités révélées de certaines religions, notamment le Christianisme. Nous étudierons précisément plus loin le cas de Leibniz, en montrant pourquoi il ne peut pas, selon nous, être pleinement considéré comme rationaliste.


    10 Il n’a toutefois échappé à personne que, par une étrange coïncidence, les philosophes croyants adoptent dans la quasi-totalité des cas la religion de leur éducation, familiale notamment, et ce pas seulement dans le cas du Christianisme, comme le montrent les cas d’Averroès et de Maïmonide par exemple. Nous ne connaissons pas de contre-exemple sur ce point (Schopenhauer ne peut pas, par exemple, être sérieusement qualifié de “philosophe bouddhiste”, bien qu’il se soit lui-même reconnu dans certaines thèses du Bouddhisme).


    11 Nous pensons par exemple aux Objections faites aux Méditations de Descartes, ou à la correspondance de nombre de philosophes.


    12 Jean-Paul II, Fides et ratio (la foi et la raison), I, prologue ; lettre encyclique du 14 septembre 1998. Supplément au quotidien « La Croix » du 16 octobre 1998, p.3


    13 D’autres philosophies pourraient bien sûr avoir leur place ici, par exemple celle de Hegel. C’est pour ne pas rendre cette étude trop volumineuse que nous avons choisi ces deux exemples, à la fois pour leur relative simplicité et leur représentativité. Par ailleurs, il est certain que l’examen de “philosophies religieuses” non chrétiennes manque à cette étude. Notre quasi-ignorance en la matière est la raison de cette absence.


    14 Discours de métaphysique, 1, II. Éditions Vrin, p.26. C’est nous qui soulignons.


    15 Genèse, 1, 9 –10. C’est nous qui soulignons.


    16 A fortiori ne peut-elle pas être la thèse d’un philosophe rationaliste, qualificatif que l’on attribue souvent à Leibniz.


    17 Et pour cause : nous croyons avoir montré plus haut qu’une telle justification est impossible ; au moins devrait-elle être tentée par Leibniz s’il entend se placer dans une perspective philosophique.


    18 Spinoza, Traité des autorités théologique et politique, préface. NRF Gallimard, « La Pléiade », p.612


    19 Selon Spinoza, au contraire, on pourrait dire que Dieu est l’auteur de la Bible seulement si elle dit vrai (ce qui reste donc à démontrer rationnellement), mais en donnant au mot “Dieu” un sens qui exclut toute révélation : toute la première partie de l’Éthique, intitulée “de Dieu”, est exempte de la moindre allusion biblique ou théologique.


    20 Évangile selon Matthieu, chapitres 5 à 7.


    21 Évangile selon Matthieu, 5, 27 – 28.


    22 Interdiction formulée dans le septième des dix commandements (Exode, 20, 14).


    23 Évangile selon Matthieu, 5, 17 : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. »


    24 La religion dans les limites de la simple raison, IV, 1, 1. Éditions Vrin, p.179


    25 Puisque dans les deux cas, de nombreux siècles se sont écoulés entre le texte et son interprétation : de la rédaction du Décalogue dans l’Exode à l’interprétation qu’en fait Jésus dans les Évangiles d’une part, de la rédaction des Évangiles à l’interprétation qu’en fait Kant d’autre part.


    26 La religion dans les limites de la simple raison, op. cit., I, Remarque générale. p.92. C’est nous qui soulignons.


    27 Cf. note 23.


    28 … ou plus exactement entre le Judaïsme et l’enseignement de Jésus, car rien dans les paroles de ce dernier n’indique clairement qu’il voulait fonder une nouvelle religion, mais plutôt, comme on l’a dit (note 23), qu’il était venu pour « accomplir » le Judaïsme.


    29 Par exemple : « Si le juste ici-bas reçoit son salaire, combien plus le méchant et le pécheur » (Proverbes, 11, 31 ; le terme « salaire » est ici sans ambiguïté). Bien d’autres versets, dans ce livre ou dans d’autres, sont tout aussi explicites.


    30 Dans le livre de Job, Yahvé, par l’intermédiaire de Satan, “éprouve” la foi de Job, homme riche et pieux, en détruisant ses biens, en faisant tuer ses serviteurs et ses enfants, puis en le frappant de maladie. Job, conformément aux prédictions de Satan et contre celles de Yahvé, reproche à ce dernier son injustice. La “leçon” du livre, donnée par Yahvé lui-même, est que nul ne doit se permettre de juger son Dieu, et ce même s’il lui semble injuste. Cela dit, Job recouvre à la fin du récit tout ce qu’il a perdu : la morale de la rétribution est confirmée, bien que le propos “officiel” du livre la condamne.


    31 Les théologiens appellent cela une « évolution » de la doctrine biblique, terme certes moins brutale que celui de « contradiction »…


    32 Par exemple : « C’est qu’en effet le Fils de l’homme doit venir dans la gloire de son Père, et alors, il rendra à chacun selon sa conduite » (Évangile selon Matthieu, 16, 27).


    33 La religion dans les limites de la simple raison, op. cit., III, 1, 5. p.137


    34 Il n’y a bien entendu nulle prétention à l’exhaustivité dans ces quelques remarques.


    35 La religion dans les limites de la simple raison, op. cit., IV, 2, 2. p.188


    36 Jean-Paul II, Fides et ratio, I, 7 ; op. cit., p.5


    37 Ibid., I, 5 ; p.4. C’est nous qui soulignons.


    38 Ibid., VII, 86 - 90 ; pp.31 - 32.


    39 Catéchisme de l’Église Catholique, première partie, chapitre troisième, article I, 3, §156. Mame / Plon, p.44


    40 Mais que faire alors de ce verset : « « Il surgira, en effet, des faux Christ et des faux prophètes, qui produiront de grands signes et des prodiges, au point d’abuser, s’il était possible, même les élus. » (Évangile selon Matthieu, 24, 24).


    41 On peut ici se reporter aux deux remarques précédant l’analyse de la “philosophie religieuse” de Leibniz, en haut de la page 4.


    42 Pascal, Pensées, fragment 267 de l’établissement de Brunschvicg (188 de Lafuma). Garnier-Flammarion, p.266. Concernant les Pensées en général, il est bien malaisé de dire s’il s’agit bien là d’un ouvrage philosophique au sens où nous l’avons expliqué plus haut. En fait, certains fragments le sont sans aucun doute, comme celui du pari (Brunschvicg : 233 ; Lafuma : 418). D’autres ne le sont manifestement pas, comme ceux sur les « preuves de Jésus-Christ » (Brunschvicg : 737 et suivants), qui ne s’adressent pas à la raison, mais bien à la foi éventuelle du lecteur.


    43 Éthique, I, proposition 11. NRF Gallimard, « La Pléiade », pp.317 – 319.


    44 Appendice de la première partie de l’Éthique et Traité des autorités théologique et politique, surtout les chapitres I à XII.


    45 Marcel Conche, Orientation philosophique. I. “La souffrance des enfants comme mal absolu”. P.U.F. p.57
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:40

    Philosophie et religions : quelle place pour la tolérance ?

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    Il s'agit d’examiner ce qui en soi-même ouvre à l’acceptation de la vérité des autres, à l’acceptation que la différence et la divergence sont dans le bon ordre des choses.



    • Philosophie et religions : quelle place pour la tolérance ?



    Souleymane Bachir Diagne sera présent au http://www.villagillet.net/portail/mode-demploi/
    [ltr]Festival Mode d’emploi[/ltr]


    http://www.villagillet.net/portail/mode-demploi/. Le 23 novembre, à Lyon, il participera, à un débat avec l’historien Adrien Candiard et le politiste Sudipta Kaviraj, sur le thème «Philosophie, religions et tolérance».

    Une dimension essentielle de la foi est la croyance en certaines réalités suprasensibles. Et elles sont telles, par définition, parce que nous ne les appréhendons pas comme nous appréhendons les objets et les êtres dont nous pouvons avoir une expérience sensible, ou les idéalités mathématiques que nous pouvons concevoir. Ainsi la foi nous fait-elle tenir pour des vérités, Dieu, ses attributs, ses anges et d’autres choses de même nature. Elle nous convainc également qu’en tant qu’humains nous avons en nous la capacité d’accéder à ces vérités d’un autre ordre que celui de nos sens ou de notre raison dans ses usages ordinaires, nous possédons donc une faculté pour le suprasensible ou le pur intelligible. La littérature théologique et philosophique la nomme parfois par des termes qui désignent pourtant des objets sensibles comme «cœur» ou «œil», mais en précisant bien qu’il s’agit d’un cœur d’un autre ordre, ou d’un «œil» qui est intérieur ou spirituel et qui donc voit ce qui est au-delà de toute expérience sensible. Parce que cette faculté est portée à sa perfection chez les humains exceptionnels que sont les prophètes, on la dira «prophétique». Les philosophes musulmans comme Al Fârâbî (9ème siècle), Avicenne (10ème siècle) et leurs successeurs ont identifié cette faculté à ce qui est appelé dans la philosophie d’Aristote l’intellect agent, immortel et éternel comme les vérités qu’elle a pour destination de saisir.

    Voyage prophétique à travers les cieux
    C’est ainsi qu’Avicenne reprend, en ce qu’on peut en appeler une traduction philosophique, le récit islamique de l’ascension prophétique qui a vu le Messager de l’islam voyager à travers les cieux à la rencontre de Dieu, monté sur un coursier fabuleux et guidé par l’ange Gabriel. Dans la lecture qu’Avicenne, l’ange s’interprète comme étant l’intellect agent qui illumine et guide notre intellect humain le rendant pareil à soi. Ainsi le voyage prophétique à travers cieux est-il compris comme le voyage qu’effectue l’humain achevé, accompli, (homo perfectus) jusqu’à la plus fine pointe de sa faculté la plus élevée qui lui découvre alors les vérités essentielles le met en présence du divin.

    Mais alors que l’ascension du mystique vers le monde des réalités intelligibles n’a de signification que pour lui-même ou elle-même, le prophète (qui est donc le modèle de ce qu’Henri Bergson a appelé le mystique véritable dont l’expérience n’est pas simple contemplation mais se traduit dans une transformation du monde) a, lui, la mission et la responsabilité de rapporter à l’humanité ce qu’il en est de ces réalités et de l’effet qu’elles doivent avoir sur nos manières de vivre. Il lui faut donc traduire dans les langues que parlent les humains ce qui au-delà de toute expression puisque par définition l’intelligible ne peut entrer dans le sensible, l’éternel dans le temporel, l’infini dans le fini. C’est pourtant à cette traduction à la fois impossible et nécessaire que procède la «descente» du Message et c’est de cette descente que procède la religion. La faculté prophétique, portée chez le Messager à sa perfection, se double aussi chez lui d’une capacité d’imagination hors du commun car elle est nécessaire à la mise en mots, images et récits sensibles de ce qui est pur intelligible.

    La vérité du pluralisme
    Une conséquence clairement exposée par les philosophes comme Al Fârâbî ou l’Andalou Ibn Tufayl (12eme siècle) est alors que les vérités essentielles étant les mêmes, les traductions dans les religions positives seront inévitablement différentes, plurielles. Ainsi, dans le roman philosophique Hayy Ibn Yaqzan, Ibn Tufayl raconte comment le héros éponyme du livre rencontre l’incompréhension et l’hostilité de la religion établie, positive, lorsqu’il essaie de faire retrouver au peuple le sens des vérités que la lettre de la religion essaie de traduire. Les philosophes considéreront donc que les religions positives dans leur pluralisme visent toutes les vérités essentielles qui font leur unité transcendante laquelle commande donc un esprit d’ouverture et de tolérance signifiant un respect authentique pour les diverses manières que ces vérités ont de se manifester. Philosophes et mystiques, parce qu’ils partagent la métaphysique que voilà, seront plus enclins à comprendre que le pluralisme n’est pas le relativisme et que la tolérance n’est pas la simple acceptation indifférente de la traduction de l’autre mais un intérêt et un respect authentiques pour la manière dont les vérités essentielles s’y manifestent.

    Est-ce à dire que seuls les philosophes et les mystiques sont capables de tolérance parce qu’ils pensent et vivent dans la visée de ces vérités dont les formes traditionnelles que sont les religions seraient autant de traductions ? Autrement dit : lorsque l’on reste sur le seul plan des religions positives, celles-ci sont-elles naturellement fermées sur leur propre définition exclusive du salut et incapables d’accepter la vérité du pluralisme ? Ces questions se ramènent à celle-ci qui est adressée à chaque religion individuellement : quelle place fait-elle, en son sein même, au pluralisme ? Il ne s’agit donc pas seulement pour une religion donnée de s’engager, depuis sa propre assurance de soi comme la seule vraie, dans une théologie des (autres) religions, quelle que soit la sympathie avec laquelle on les regarde, mais d’examiner ce qui en soi-même ouvre à l’acceptation de la vérité des autres, à l’acceptation que la différence et la divergence sont dans le bon ordre des choses. Il s’agit donc de comprendre, comme il est dit dans le Coran (5 :48), que si Dieu n’a pas voulu faire de vous une seule communauté c’est pour vous éprouver par la différence, pour que vous rivalisiez dans les bonnes œuvres en sachant qu’ultimement c’est quand vous aurez fait retour à Lui qu’il vous informera de ce sur quoi vous divergiez.
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:45

    Philosophie, religion et spiritualité


    Il n'y a pas lieu de confondre spiritualité et religion : la spiritualité n'est qu'un aspect de la religion. Par ailleurs, il existe des spiritualités en dehors de toute religion. Notre monde moderne a vu naître d'autres formes de  recherche de la vérité, d'autres formes de spiritualité.

    Philosophie et religion ont réputation de ne pas faire bon ménage. Socrate est condamné au motif principal qu'il n'honorait pas les dieux de la Cité. Aristote, pour ne pas subir le même sort, sera forcé à l'exil. Inversement, quand Saint Paul prédiquera devant l'Aréopage d'Athènes, il fera (de son propre aveu) un « flop » magistral. Et quand l'empereur Justinien ordonne la fermeture de l'Académie en 529, c'est sur pression de l'Église. Signe des temps, la même année, Saint Benoît fonde le monastère de Mont Cassin. Ses « Règles de vie » deviendront la base de l'immense tradition monastique sans laquelle il n'y aurait sans doute pas eu de « civilisation occidentale ».
    Mais précisément, ce passage de témoin entre écoles philosophiques et monastères montrent le domaine où les transferts, les emprunts, mais aussi les concurrences, seront les plus nombreuses entre philosophie et religion : le domaine de la spiritualité.

    Quête de vérité
    Commençons par définir la spiritualité : « la recherche, la pratique, l'expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ». J'emprunte cette définition à Michel Foucault, qui ajoute : « l'ensemble des pratiques, recherches et expériences qui peuvent être les purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions du regard, les modifications d'existence, etc., qui constituent pour le sujet, le prix à payer pour avoir accès à la vérité1».
    Or, il n'y a pas lieu de confondre, comme on le fait habituellement, spiritualité et religion.

    D'abord, rappelons que le « fait religieux », comme on dit aujourd'hui, englobe bien d'autres choses que du « spirituel » : des rituels et des cérémonies, des obligations et des interdits, des institutions impliquant des rapports de pouvoir et des effets d'autorité, etc. La théologie elle-même, comme réflexion rationnelle sur Dieu et la Révélation, est indépendante de la spiritualité, et même souvent en conflit avec elle. En effet, l'objectif de la théologie est de démontrer « l'évidence » de l'existence de Dieu et de sa puissance créatrice, et donc, dans la foulée, d'affranchir l'accès à la vérité divine de toutes les pratiques ascétiques et ésotériques qui encombrent cette « évidence ». Le Moyen Âge a été dominé par ce conflit entre « théologiens » et « spirituels » (c'est un des thèmes collatéraux du Nom de la Rose d'Umberto Eco).

    Religion et Philosophie - Page 2 Qy2f

    Inversement, il existe des spiritualités non-religieuses, pour lesquelles l'accès à la vérité et la transformation du sujet ne sont pas liés à la révélation d'un message divin. C'est précisément le cas de la philosophie, et en particulier des écoles philosophiques : l'Académie de Platon, le Jardin d'Épicure, le Portique (stoïcisme), etc. Seul le Lycée d'Aristote avait, semble-t-il, partiellement écarté les pratiques spirituelles de l'exercice de la philosophie. Avant de devenir une réflexion théorique sur la vérité, puis la construction de « systèmes » à travers des traités magistraux et des thèses universitaires, la philosophie a été pendant des siècles la recherche pratique de la sagesse à travers toutes sortes de « techniques de vie » (technaï tou biou) qui, la plupart du temps, n'étaient même pas exposées dans des livres. Rappelons que Socrate, Diogène ou Épictète n'ont rien écrit, ou alors que l'écriture était elle-même, non pas un mode d'exposition « théorique », mais une pratique spirituelle spécifique, comme les « lettres aux amis » (Sénèque, Cicéron), les « Manuels » (Épictète) ou « les pensées pour soi-même » (Marc-Aurèle).
    Spiritualité et modernité
    La science aussi, pendant longtemps, a vu son destin lié à celui de la spiritualité. Au départ, des savoirs comme la médecine, l'alchimie ou l'architecture (cf. la franc-maçonnerie) intégraient toutes sortes de pratiques initiatiques et ésotériques qui étaient le signe, non de leur immaturité intellectuelle, mais qu'elles poursuivaient un objectif de transformation intérieure du sujet autant qu'une visée de connaissance du réel. Marguerite Yourcenar a merveilleusement développé ce thème dans L'œuvre au noir.

    En vérité, si la philosophie et la science passent à nos yeux pour des démarches dénuées de spiritualité, c'est parce qu'elles ont toutes les deux puissamment contribué à l'avènement de la modernité, c'est-à-dire à l'avènement d'une civilisation toute entière mobilisée, dit-on, par un projet de maîtrise des conditions exclusivement matérielles de l'existence. « Désenchantement du monde » ou « règne de la techno-science » :  l'époque moderne serait celle où la spiritualité a été recouverte et oubliée.
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:46

    Les Sectes – Philosophie – Religion

    Religion et Philosophie - Page 2 Layl

    Le mot secte a d’abord désigné soit un ensemble d’individus partageant une même doctrine philosophique, religieuse, etc.

    soit un groupe plus ou moins important de fidèles qui se sont détachés de l’enseignement officiel d’une Église et qui ont créé leur propre doctrine.
    Une secte peut aussi désigner une branche d’une religion, une école particulière.

    En ce sens, ce mot n’a rien de péjoratif.
    Cependant, ce terme a pris une dimension polémique, et désigne de nos jours un groupe ou une organisation, le plus souvent à connotation religieuse, dont les croyances ou le comportement sont jugés obscurs ou malveillants par le reste de la société.

    Généralement, les responsables de ces groupes sont accusés d’une part de brimer les libertés individuelles au sein du groupe ou de manipuler mentalement leurs disciples, afin de s’approprier leurs biens et de les maintenir sous contrôle, et d’autre part d’être une menace pour l’ordre social.

    Religion et Philosophie - Page 2 Icon_reimg_zoom_inReligion et Philosophie - Page 2 Ogbn

    Cette connotation négative de « secte » est récusée par la plupart des groupes visés, ainsi que par certains juristes et sociologues.
    Pour dénoncer des activités éventuellement néfastes de certains groupes, l’expression dérive sectaire est devenue récemment la formule officielle de certaines structures gouvernementales comme la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les Religion et Philosophie - Page 2 B1nz
    dérives sectaires (Miviludes) en France.

    Enfin, le mot « sectaire » est passé dans le langage courant et désigne une personne fermée à toute discussion, prompte à rejeter autrui, à le mépriser et à le catégoriser.


    Religion et Philosophie - Page 2 Trzu

    Dans le christianisme :

    À l’origine, la chrétienté commença comme secte juive.
    Divers mouvements récents issus d’un Réveil religieux sont parfois considérés, du fait de leurs position radicales et de leur petit nombre d’adeptes, comme des sectes par les autres mouvements chrétiens et protestants.

    Secte et Religion :

    La plus grande partie des polémiques autour du terme secte ont leur source dans le fait que ce terme recouvre plusieurs définitions et opinions. On peut observer, suivant les personnes et groupes qui l’utilisent :


    Le sens étymologique et sens premier : une branche, le plus souvent dissidente, d’une religion installée.

    Le sens positif déclaré par les nouveaux mouvements religieux : groupe d’individus libres exerçant ensemble une activité dans un champ religieux ou spirituel (puisqu’il existe des champs spirituels non religieux, ces champs s’intéressant aux pouvoirs de l’esprit), comme d’autres s’associent dans un domaine artistique, avec son système de croyances ou sa philosophie originale, plus ou moins perfectionné et des adeptes, apparemment, non manipulés mentalement.

    Le sens négatif « fort » : toute organisation, y compris les sociétés secrètes, ayant été condamnée pour préjudices envers ses adeptes, manipulés mentalement, ou ayant subi d’autres contraintes.


    Le sens négatif « étendu » : toute organisation soupçonnée d’exercer une manipulation mentale sur ses adeptes afin de les exploiter.

    Religion et Philosophie - Page 2 Kniq
    Les « 7 mystiques », une ancienne société secrète aux États-Unis

    Les deux sens à connotation négative ont été adoptés par les médias et ensuite par la population.


    Les militants antireligieux auront tendance à minimiser toute différence entre le terme secte et le terme religion (ou spiritualité) et emploieront parfois le sens négatif étendu.
    Les membres ou défenseurs des grandes religions auront, pour certains, tendance à adopter le sens négatif fort, afin de désigner par secte tous les mouvements qu’ils jugent dangereux (et seulement ceux-là) et, pour d’autres, appliqueront de manière générale le sens de nouveau mouvement religieux, plus valorisant pour eux.

    Hors du cadre des religions, les défenseurs des libertés spirituelles ont choisi également de le limiter au sens négatif fort à partir de critères objectifs (jugements des tribunaux par exemple), afin d’éviter que la dénomination secte n’entraîne une méfiance injustifiée vis-à-vis de groupes religieux ou philosophiques qui ne pratiquent apparemment pas la manipulation mentale, pas plus, au demeurant, que dans n’importe quel groupement humain.

    L’appellation de secte au sens négatif « étendu », est fondée sur la notion de manipulation mentale, difficile à identifier et, plus particulièrement, à distinguer de l’endoctrinement « religieux ».
    Selon l’historienne belge Anne Morelli, les grandes religions présentent des caractéristiques qui peuvent laisser penser qu’elles ne diffèrent pas essentiellement des mouvements sectaires.


    Religion et Philosophie - Page 2 4942

    D’autres auteurs apportent un point de vue différent, en considérant que les « grandes religions » ne peuvent être assimilées aux sectes, en tout ou en partie, parce qu’elles sont reconnues, admises et intégrées à la société.

    Toujours selon Anne Morelli, c’est le label décerné par le gouvernement du pays qui les héberge qui donnerait aux groupes religieux la qualification de secte ou non.
    Par ailleurs, des communautés appartenant à des religions installées sont également considérées comme des « sectes » (au sens péjoratif du terme) par les mouvements antisectes, ainsi que par les médias comme la Communauté Saint Jean chez les catholiques.


    Les Sectes de nos jours
    Dans la seconde moitié du XXe siècle apparaissent de nouveaux mouvements (appelés nouveaux mouvements religieux par certains sociologues) qui ne correspondent plus à la typologie classique de Weber et Troeltsch.

    Comme causes possibles de leur émergence, on cite la baisse de fréquentation des religions traditionnelles, le désenchantement du monde, et l’effondrement d’idéologies comme le communisme, qui amènent à une perte de valeurs et de repères.


    Par ailleurs, certains sociologues et théologiens estiment que le phénomène de mondialisation a permis l’apparition d’un véritable « supermarché du religieux » où le choix des croyances est plus vaste.

    Secte Mondial qui regroupe plusieurs sectes en une °°
    Dans les années 1980, suite à des scandales qui ont alarmé l’opinion publique, tels que suicides collectifs, affaires politico-financières, polygamie, sorcellerie, ou exercice illégal de la médecine, le terme « secte », utilisé pour désigner certains de ces mouvements, a pris une forte connotation péjorative, devenant synonyme de groupe totalitaire et dangereux, ou en tous cas, de système aliénant et forçant ses adeptes à se placer en position de rupture avec la société et ses normes.

    Récemment, certains de ces mouvements investissent le créneau du développement personnel et de la psychothérapie. La Miviludes, dans son rapport de 2009 tire la sonnette d’alarme sur les psychothérapeutes sectaires et a contribué en France à la régulation de la profession en juillet 2010.

    Regarder aussi :

    – la-franc-maconnerie/


    – le-bohemian-club/


    – le-ku-klux-klan/


    – les-rosicruciens/


    – lordi-templi-orientis/


    – les-mormons-theologie



    – les-skull-and-bones/



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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:47

    Russell, logique et réalité

    Religion et Philosophie - Page 2 2imi Aucune absurdité logique ne résulte de l'hypothèse que le monde se résume à moi-même, mes pensées, sentiments et sensations, et que le reste n'est qu'illusion. [Mais] un principe général de simplicité nous conduit à adopter la solution naturelle d'objets réels, distincts de nous et de nos sense-data, et dont l'existence ne dépend pas du fait que nous les percevions.

    Bertrand RussellProblèmes de philosophie, 1912

    Tout philosophe nous fait un cadeau « empoisonné ». Il permet de voir le monde d'un oeil nouveau, original ; il ouvre notre vision sur une réalité autrement inaccessible à l'esprit. Mais l'univers fantastique qu'il nous offre comporte une limite hors de laquelle cette vision s'effondre ; touchez le boulon sensible et la structure s'écroule. On reconnaît l'honnêteté d'un philosophe lorsqu'il nous donne les clefs de la prison où il nous enferme. La plupart s'aveuglent sur cette limite ; il se battent bec et ongles pour partager leurs conceptions de telle sorte qu'ils s'ensorcellent eux-mêmes en pensant que, hors de leur vision, celle des autres est de piètre valeur. Si Russell n'y échappe pas, il a cependant l'honnêteté intellectuelle de ne pas s'aveugler ; il reconnaît que son approche de la réalité n'est basée que sur un principe général de simplicité ; rien d'autre [2]. C'est pourquoi il gagne mon estime. Mais avant de s'en détourner, pensant que cette illusion ne vaut pas mieux qu'une autre, examinons la grandiose cathédrale dans laquelle il nous enferme.

    Le monde de Bertrand Russell est fait de Vérité. Chez lui cette notion ne s'oppose pas au mensonge ; simplement au Faux. Ainsi se définit la logique ; rien de plus. Notre philosophe aime tant la vérité, qu'il a établi que les mathématiques et le langage en général peuvent se réduire à une simple question de logique. Qu'est-ce à dire ? En fait, la logique c'est très simple. Il s'agit d'examiner n'importe quelle proposition et de juger si elle est vraie ou fausse sous l'optique de comparateurs. Et comme tout ce qui est affirmé — sous quelque forme que ce soit — est une proposition, tout est sujet à jugement ; on peut ainsi séparer le vrai du faux. Il ne s'agit pas de savoir si la chose que vous avez en main est bonne, mauvaise, utile, ou que sais-je encore. Cette chose est absolue ; elle existe, ne serait-ce que dans votre seule imagination. Ce qui nous intéresse c'est de la comparer. Ceci est-il plus grand que cela ? égaléquivalentplus petit que, etc. ? Toute comparaison amène une conclusion simple : ouinon ; vraifaux. Et dans telle condition (« si... , alors ») c'est vrai, dans telle autre, faux.

    En travaillant sur les fondements de la pensée logique, Russell nous a donné un outil symbolique pour comprendre le monde d'une façon archisimple. Si simple que n'importe quelle machine construite avec les seuls concepts vrai et faux ; ouinon ; 01, suffit à tout symboliser. L'ordinateur n'est pas une machine à calculer complexe ; c'est un assemblage complexe d'une multitude d'opérateurs logiques simples.
    La pensée rationnelle comporte trois lois formulées dans l'Antiquité par Palménide. Elles sont si simples et familières qu'elles semblent ridicules : [3]

    1. La loi d'identité : « Tout ce qui est, est. » 
        (Ex. : Une pomme est une pomme ; elle n'est pas une poire.) 
    2. La loi de non-contradiction : « Rien à la fois est et n'est pas. »
        (Ex. : Une pomme n'est pas une « non-pomme ».)
    3. La loi du tiers exclu : « Toute chose est ou n'est pas. »
        (Ex. : Ou bien il y a une pomme ou bien il n'y en a pas.)

    En fait, elles constituent à elles trois l'atome de la pensée rationnelle. En langage d'ordinateur on dirait : Il existe 1 ou 0. C'est une pensée binaire, dualiste, comme le taoïsme.

    Mais là où la cathédrale Russell devient fascinante, c'est qu'en creusant la logique formelle, il s'est aperçu que Berkeley avait raison. Il reconnaît que rien ne prouve que le monde existe matériellement ; la matière, telle que nous la concevons, n'est peut-être pas matérielle ; logiquement, tout pourrait n'être qu'illusion et rien ne serait différent. Comment ça ? Eh bien le monde ne nous est accessible que par les données de nos sens (sense-data) qui fournissent à notre esprit des informations qui ne subsistent nulle part ailleurs. Ces données sont essentiellement privées. Personne d'autre ne peut y avoir directement accès. Pour que le monde existe tel que nous le concevons — pour que cette conception devienne réalité — il faut au moins deux esprits : un pour le percevoir et un autre pour le vérifier. C'est cette « vérification » qui lui confère sa « réalité ». Par exemple, je vois une pomme. Est-ce que vous la voyez aussi ? Oui ! Alors elle est réelle. Chacun pour soi notre esprit est le seul dépositaire d'une réalité privée. L'autre ne perçoit aucune de mes sensations ; elles sont personnelles. Ce que nous pensons être réel n'est finalement que l'idée que chacun se fait de la réalité dans son propre esprit.

    Mais alors, est-ce à dire que le monde n'est qu'illusion ? Pas tout à fait, et c'est là le génie de Russell. Il a vu que la seule réalité qui existe est publique. Qu'est-ce à dire ? Ce que nous percevons comme la matière n'est pas réel puisque chacun la perçoit individuellement et n'a aucun moyen direct de vérifier si ses perceptions sont valables chez les autres. Chacun est prisonnier de ses perceptions, emprisonné dans un corps et sujet aux caprices de ses propres sens. Seule la comparaison avec ce que les autres nous disent de leurs perceptions nous permet d'établir la réalité. Et la valeur de cette réalité dépend du nombre d'individus qui y participent. Plus nombreux sont ceux qui témoignent d'une perception, plus elle a de valeur et plus elle est réelle. C'est pourquoi [/color]la réalité est publique et non privée. Personne ne détient la vérité sur la réalité, celle-ci doit faire l'objet d'un consensus. C'est aussi pourquoi, toujours inquiets de ce qui nous arrive, nous vérifions sans cesse avec les autres la validité de nos perceptions. As-tu vu ceci ? As-tu entendu cela ? Vérifier nos perceptions, c'est accéder à la réalité ; voilà le test d'une certitude toute relative.

    Par moi-même, je ne suis qu'une boule de sensations irrationnelles, émotionnelles. Les autres — le public — viennent confirmer la réalité du monde. Deux personnes suffisent à créer une réalité publique si elles arrivent à s'entendre — à avoir le même avis sur leurs perceptions privées. Mais cette réalité est bien faible ; un rien l'altère. Un seul avis contraire fragilise la réalité de deux individus. 
    Plus nombreuses sont les personnes à accorder leur consentement sur l'interprétation de leurs perceptions individuelles, plus la réalité est réelle. L'idée que l'on se fait de la réalité sensorielle — nos sense-data — produit alors des conceptions purement intellectuelles ; c'est ce que l'on appelle la réalité culturelle.

    Mais alors que devons-nous penser d'une personne qui sait une chose vraie alors que le consensus lui donne tort ? Par exemple, la personne condamnée pour un méfait qu'elle n'a pas commis sait qu'elle a raison ; ou encore, le chercheur qui, comme Copernic, fait la démonstration d'une vérité scientifique alors que la majorité des gens pense autrement. La réalité est en bout de compte une construction issue d'un consensus culturel malléable. Chacun connaît ses raisons — chacun sait qu'il a raison — mais doit aussi trouver sa place dans la réalité consensuelle. Aussi bien dire que chacun doit trouver son équilibre entre deux types de réalité : la privée et la publique. La réalité est flexible et prend la forme de nos croyances alors que la raison exige la juste explication des données perçues par nos sens. On voit donc que raison et réalité sont en lutte permanente. Mais raison et réalité prennent toujours appui quelque part sur la foi ; il s'agit de trouver ce en quoi on veut croire pour trouver comment on accorde raison et réalité.
    Le sense-data est privé, mais le réel est public.

    Cette vision ouverte par Russel nous entraîne dans un vertige terrible. D'une part, elle nous enferme dans une solitude insupportable — le monde auquel me donnent accès mes sens est personnel et incommunicable — d'autre part, elle abandonne aux autres le monopole de la réalité. Je sens, je vois, j'entends, mais ce sont les autres qui décident de ma réalité lorsque vient le moment de l'exprimer par le langage qui est toujours le langage des autres. Rien d'étonnant que l'on soit tenté de se réfugier dans l'idée que notre propre petit monde intérieur est la seule vérité absolue, et surtout de le réduire à la minuscule dimension du « sens commun ». Déjà Kant avait vu que nous voyons le monde tel que nous sommes, et non pas tel qu'il est Russel montre qu'il ne nous appartient pas de juger de ce qui est réel puisque la réalité est un concept public.
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:48

    Bataille, le mal et l'extase

    Religion et Philosophie - Page 2 R98d L'homme porterait-il en lui l'irréductible négation de ce qui, sous les noms de raison, d'utilité et d'ordre, a fondé l'humanité ?
    L'existence serait-elle fatalement, en même temps que l'affirmation, la négation de son principe ?
    Georges Bataille, L'Érotisme, 1957

    Le catéchisme nous apprenait très tôt les sept péchés capitaux. Religion et Philosophie - Page 2 Qosq On n'a pas à chercher longtemps pour trouver les équivalents culturels actuels. Chaque société définit le mal et les interdits qui l'accompagnent. Le mal tourne toujours autour des mêmes thèmes. Et si nous avons tant décrié les curés en chaire qui perfusaient leur morale religieuse dans nos esprits chaque dimanche, nous sommes aujourd'hui soumis à une police de la pensée non moins autoritaire puisque chaque média ne semble rien faire d'autre que de mettre en scène les mêmes péchés qui obsédaient jadis nos curés.

    Georges Bataille a bien vu que le mal fonde l'humanité. Pour le montrer, il propose d'examiner le concept de transgression. Nous savons depuis Nietzsche que la nature se fiche de la morale. Malthus a montré aussi que les populations — qu'elles soient animales ou humaines — ont tendance à se multiplier au-delà des ressources environnementales et que, tôt ou tard, venant à s'épuiser, la pulsion aveugle poussant la vie à foisonner se transformera nécessairement en hécatombe. Comme si la vie voulait la mort, nous savons que l'activité sexuelle est une sorte d'arme de destruction massive. Dès que le petit de l'homme atteint l'âge de se reproduire, il éprouve un sentiment marqué face à la mort. Il sait, ou plutôt on lui apprend, que l'intense extase de l'orgasme est lié au pouvoir de condamner, à terme, sa progéniture à mourir. On abrille le tout dans la magie de « l'amour » et on oublie le dilemme jusqu'à ce que l'effroi de la mort nous rejoigne en fin de vie. Quiconque l'a éprouvé sait qu'aucune vie heureuse ne peut compenser cet instant où, à tout prix, nous voudrions nous soustraire du moment fatidique.

    Si Bataille y fut plus sensible qu'un autre, c'est peut-être parce qu'il vécut à une époque riche en hécatombes. Les boucheries de la Première guerre mondiale commencèrent alors qu'il n'avait que 17 ans ; à 42 ans, il est témoin de la Deuxième guerre mondiale ; il meurt à 62 ans en plein essor de la Guerre froide qui promettait l'anéantissement planétaire sous les bombes atomiques.

    Religion et Philosophie - Page 2 L4nv La photographie du supplicié chinois obséda Georges Bataille toute sa vie. N'est-elle pas la métaphore fidèle de de ce que chaque humain subit inévitablement ? La vie nous est retirée morceau par morceau. Lentement les décennies nous privent tour à tour de chacune de nos facultés. L'esprit est toujours là, conscient, dans ce corps qui doucement déchoit jusqu'à la mort promise. Mais notre philosophe ne s'arrête pas à ces considérations macabres. Il observe que le jeune écorché chinois (gavé d'opium pour le garder vivant plus longtemps) montre le visage serein de l'extase. Bataille en est profondément troublé. Se peut-il qu'un homme subissant de si atroces sévices puisse accéder à une intense jouissance ? Et de là, à voir dans la torture une expérience érotique et extatique, il n'y a qu'un pas qu'il n'hésite pas à franchir. Ce pas le mène de la transgression à l'érotisme et au sacré.

    La mort n'est pas, pour notre philosophe, ce qu'en pense Épicure qui nous dit que nous n'avons rien à craindre de la mort puisqu'elle ne peut nous toucher ; quand elle est là, nous n'y sommes plus, et quand nous vivons, elle n'est pas là. Il n'y a pas de coincidence entre l'être et la mort ; nous n'avons donc aucune raison de nous en soucier. Si Bataille parle beaucoup de la mort, la chose réelle en tant que telle ne l'intéresse pas ; il sait que l'on ne peut rien en dire. C'est l'état de la conscience face à la proximité de la mort qui le préoccupe. Il s'intéresse aux états seconds que nous vivons lorsque le danger extrême et la transgression nous portent vers l'extase du moment où nous passons de la vie au trépas, notre dernier contact avec « Dieu », le moment qui intrigue tous les survivants qui en sont témoins puisque l'on ne le vit qu'une seule fois, et qu'ensuite nous ne sommes plus là pour en témoigner.

    Si Bataille devient aujourd'hui un philosophe incontournable, c'est qu'il a osé porter un éclairage cru sur les aspects les plus sombres de l'humanité. C'est le seul philosophe assez fort pour nous accompagner dans les questions extrêmes que nous refusons instinctivement d'aborder :

    —Pourquoi l'horreur de la torture exerce-t-elle sur nos esprits une telle fascination ?
    —Pourquoi le mal est-il inévitable, constitutif de notre humanité, indéracinable ?
    —Pourquoi le mal est-il le premier fondement de toute représentation artistique ?
    —Pourquoi est-il tant médiatisé ?
    —En quoi Dieu est-il aussi sacré que les excréments ?
    —Pourquoi l'expression du visage de l'orgasme est-elle la même que celle de l'intense douleur ?
    —Pourquoi le mystique s'abstient-il de toute activité sexuelle ?
    —Quelle est la nature d'une béatitude plus forte encore que l'orgasme ?
    —Pourquoi avez-vous éclaté en sanglots lorsque vous êtes entré dans la salle de torture d'une séance BDSM en même temps que vous éprouviez la plus intense excitation sexuelle à voir la victime humiliée se tordre de douleur ?
    —Et, finalement, si Dieu est le plus grand et le plus puissant, pourquoi s'est-il toujours abstenu d'anéantir définitivement le mal ?

    Religion et Philosophie - Page 2 Ai4z Bataille, philosophe de la transgression, oui, mais surtout philosophe extrême, qui ose nous faire voir que notre humanité se fonde essentiellement sur le mal — inévitable et constitutionnel — qui nous habite. Comme l'enfant du tableau de Balthus, La chambre (1952-1954), il ose tirer le rideau qui cache la lumière sous laquelle apparaît notre humanité dans toute sa nudité.
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:48

    Leg de Jung : Un monde intérieur où Dieu est bon et mauvais

    Religion et Philosophie - Page 2 7te3 L'homme ne peut supporter une vie dénuée de sens.

    C. G. Jung
    Quand j'étais petit, on ne parlait jamais de Dieu sans dire aussi qu'il était « bon » : on le nommait le Bon Dieu, c'était son nom. On ne se demandait pas pourquoi. C'était comme ça. On disait qu'Il avait tout créé, y compris Satan, ange déchu, mais on passait sous silence la responsabilité de Dieu pour sa création. C'est l'homme qui devait être responsable puisqu'il a été créé libre.

    Plus tard, quand le Québec a jeté le Bon Dieu avec l'eau du bain, l'Orient taoïste nous a réconciliés avec la dualité Yin-Yang : comme l'Univers est un équilibre de forces opposées, la complémentarité est nécessaire. Lao-tseu nous a donc apaisé l'esprit en expliquant que ces forces sont impersonnelles et qu'il n'y a dans la nature aucune volonté de bien ou mal.

    Mais on n'évacue pas une éducation chrétienne comme on change de voiture. L'harmonie sirupeuse du Nouvel-Âge nous laissait sur notre faim. On avait beau se dire que le Diable n'existait pas, et qu'à force de travail « yogatique » nous atteindrions l'illumination, celle-ci ne fournissait que d'éparses étincelles. La promesse d'un paradis post-mortem était remplacée par de trop rares soubresauts extatiques. Et puis la chrétienté ne comportait-elle pas aussi d'alléchantes promesses extatiques ? Je pense à Thérèse d'Avila et au romantique Peace & Love de Jésus-Christ. Nous avions des comptes à régler avec Dieu, une rancune. Nous l'avions rejeté pour incohérence ; la souffrance, passe encore, mais l'absurdité, notre esprit occidental s'y refuse. Comment croire qu'Il soit « bon » après le tremblement de terre de Lisbonne, les cataclysmes naturels et surtout les guerres, toutes menées au nom de Dieu, sans parler des infamies rapportées dans les faits divers et la presse à scandale ? S'il existait un Dieu bon, nul doute qu'Il ne saurait accepter cela sans rien faire. Lao-tseu apportait une solution intéressante puisqu'en dépersonnalisant l'Univers, il proposait une voie apaisante pour l'esprit, mais la religion du Livre n'avait pas dit son dernier mot.

    Arrive Jung qui remet Yahvé sur le tapis par le biais de Job. On l'avait oublié celui-là : vous savez, celui contre qui Dieu a envoyé Satan faire toutes les misères du monde sans venir à bout de son allégeance. Job a beau avoir subi les pires sévices, il pourrait se retourner contre son Créateur ; hé bien non ! Le bougre reste fidèle. Il rechigne bien un peu, ose demander pourquoi, mais refuse de mettre en doute ses convictions. Quel être sensé garderait foi en Dieu après la Shoah d'Hitler ?

    Jung nous explique que le Bon Dieu n'est pas Dieu ; Il ne serait alors qu'un demi-dieu. En cohérence, nous ne pouvons pas évacuer le côté sombre de Dieu ; c'est pourquoi il faut le craindre autant que l'apprécier. Jung se livre à une véritable psychanalyse de Dieu ; il remet en place ce que des siècles de théologie paresseuse avaient laissé s'étioler.

    Jung est un scientifique qui ne jette rien. Il ne se contente pas de nier le monde des esprits comme Freud le fait. Il veut comprendre. Nier n'est pas comprendre. Il refuse de réduire l'âme humaine à la simple pulsion sexuelle ; il en fouille les tréfonds pour nous aider à trouver du sens, et chacun sait ce qu'elle comporte d'incohérences ! Ensuite, il décrit deux mondes en interaction constante : le monde extérieur et le monde intérieur. L'extérieur est régi par une rationalité mathématique, prévisible, d'une causalité incontournable, stable, sécurisant. L'intérieur est le monde de l'âme, des rêves et des symboles ; un monde inquiétant qu'il explore avec d'autres outils que le seul calcul et la causalité rationnelle. Et pour ne pas sombrer dans une vision close sur elle-même, il conçoit la notion d'inconscient collectif ; aussitôt, le religare réapparait, non plus sous forme de religion dogmatique, mais comme une observation incontournable. L'humanité est reliée de l'intérieur par des archétypes communs à tous qu'on retrouve à toute époque partout dans le monde.

    Jung nous montre que la réalité du monde intérieur est incontournable puisque, de toute évidence, elle a un effet direct sur le monde extérieur. On a beau nier l'existence de Dieu, des esprits et mépriser toute irrationalité intérieure, n'empêche que c'est toujours à partir de notre conception intérieure du monde que nous agissons sur celui-ci. Votre athéisme n'empêchera pas le croyant de se faire exploser en public. Sa croyance en Dieu est peut-être illusoire, mais l'effet concret est indéniable. Quelque chose dans son esprit a provoqué la pression sur le bouton ; Jung veut pénétrer ce quelque chose.

    Revenons à Job. Jung explique que Dieu doit être compris autrement.

    Il écrit : « Ceci n'est pas pour dire que Yahvé, à l'égal d'un démiurge gnostique, soit imparfait ou mauvais : Il est chaque qualité dans la totalité de celle-ci ; Il est par conséquent la justice de façon absolue, mais aussi son contraire de manière aussi totale. C'est du moins ainsi qu'il faut se Le représenter si l'on veut dégager une image cohérente de Sa nature. Ce faisant, il nous faut rester conscients du fait que nous ne pouvons qu'esquisser une image anthropomorphique qui, en outre, n'est pas commode à imaginer. Le mode de comportement de l'être divin permet de discerner que Ses différentes propriétés ne sont pas suffisamment en relation les unes avec les autres, de sorte qu'elles déterminent des cassures entre les actes contradictoires qu'elles inspirent : ainsi, Yahvé regrette d'avoir créé des hommes, alors que Son omniscience devait, dès l'origine, savoir ce qui allait advenir des hommes.»

    Non pas bon ou mauvais, mais absolument bon et absolument mauvais ; Il engendre la vie, mais aussi la mort ; les joies, mais aussi les peines ; etc. Dieu n'a pas engendré la moitié de la création, mais la création dans toute sa grandeur et son ignominie. Si on l'honore et se tient tranquille, on a des chances pour qu'il reste discret. Pourtant Job n'a rien à se reprocher pourquoi Dieu envoie-t-il Satan lui faire mille misères ? Pour tester sa foi, toujours et encore, comme pour Abraham qui va immoler son fils, Dieu ne cesse d'exiger obéissance et culte ; il exige aussi des preuves ; évidemment, quelle serait la valeur d'une foi qui ne se manifesterait que lorsque tout va bien ?

    La conscience du bien et du mal appartient à l'homme ; Jung montre que Dieu est l'inconscience même. « La réflexion et la connaissance résident en lui à côté de l'irréflexion et de l'ignorance de soi-même, comme résident aussi la bonté à côté de la cruauté, et la force créatrice à côté de la volonté de détruire. Tous ces éléments sont présents et aucun ne gêne l'autre. Un tel état mental n'est pensable à nos yeux qu'en l'absence de toute conscience réfléchie, ou bien, si cette conscience existe, cela signifie que la réflexion y est alors occasionnelle, passive, impuissante. Un état semblable, avec des caractéristiques de cette sorte, ne peut se qualifier autrement que d'amoral. »

    Si l'homme a besoin de Dieu, Dieu a tout autant besoin de l'homme. Jung fait voir que la conscience et l'inconscient de l'homme fusionnent dans le rêve qui se rattache à l'inconscient collectif par les archétypes qu'on y retrouve. Si Dieu est incomplet, c'est non pas parce qu'il lui manquerait le mal alors qu'il ne serait que bon, mais seulement s'il lui manquait l'homme pour exister. Dieu est l'être qui régit le monde intérieur où chacun est souverain, chacun est Dieu lui-même ; l'homme est la conscience distribuée partout dans le monde, conscience qui agit effectivement. Sans l'homme, Dieu ne pourrait agir sur le monde, et sans Dieu, l'action des hommes serait dispersée, inefficace.

    Jung montre ainsi l'équilibre entre monde intérieur et extérieur : deux aspects complémentaires de la réalité. Tant que le monde scientifique s'entête (comme Freud) à ne se cantonner qu'à l'aspect extérieur du monde et voir l'intérieur comme une causalité simple, nous ne pouvons comprendre la totalité. Jung a montré combien le monde intérieur est vaste et peut l'être davantage encore.

    Notre époque a extériorisé et confisqué notre monde intérieur dans le « Cloud ». Tous rivés aux petits écrans qui régissent nos vies de manière bien prévisibles, notre intériorité se limite aux médias de masse. Mais le monde intérieur est potentiellement plus vaste encore. Comment le conquérir, le développer, le meubler ? L'Internet est-il obstacle ou prolongement ? De quel monde intérieur voulons-nous ? Voulons-nous le limiter ? Et comment y accéder ?

    Jung n'est certainement pas un philosophe facile. De tous ceux que j'ai étudiés, il est celui qui a inventé le plus grand nombre de concepts. Les autres se contentent souvent de tout expliquer d'un seul point de vue relativement simple en produisant un concept génial autour duquel le monde entier vient graviter. Notre philosophe a senti le besoin d'en créer une impressionnante panoplie pour rendre compte de la complexité du conscient et de l'inconscient. Jung est à la fois philosophe, psychiatre, psychologue, médecin, sociologue et théologien ; rien de moins. À le lire, nos pensées foisonnent en tous sens, c'est à croire qu'on perd cohérence ; pourtant l'effet libérateur qu'il provoque ouvre l'esprit sur de fantastiques créations. Peut-être est-ce la raison qu'il soit maintenant passé un peu dans l'oubli. Notre époque s'accommode mal de la libération de la pensée. Son foisonnement inquiète. On aime bien le Copy/Paste sécurisant qui nous tient captifs des liens dont nous faisons la promotion au lieu de nous ingénier laborieusement dans l'originalité.
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:49

    Agnosie philosophique La philosophie comme 9e sens 

    Religion et Philosophie - Page 2 Y6cj Je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre.

    Spinoza, Ch. 1, Introduct. 4, 1677
    À considérer la perception philosophique comme la vision, celui qui en serait dépourvu souffrirait de carence ontologique comme l'aveugle souffre de cécité. Mais dans un monde où il n'y aurait que des aveugles, celui qui voit ne serait-il pas handicapé ?

    Pourtant, chacun est doté du sens philosophique ; pourquoi n'arrivons-nous pas à le développer ? Qu'est-ce qui l'empêche ?

    Dans un monde où l'artiste n'aurait jamais eu à portée de vue que l'urinoir ready-made de Duchamp, comment pourrait-il reconnaître la Joconde en tant qu'oeuvre d'art ? Nous habitons un espace culturel restreint ; il faut enrichir nos concepts pour l'étendre, mais comment se convaincre de prendre du large alors que nous sommes habitués au confort de la cécité ? C'est ce dont nous entretient Platon avec l'allégorie de la caverne. Plus près de nous, le film Premier regard (At First Sight) offre une perspective complémentaire en montrant les pénibles étapes à franchir pour recouvrir la vision et pourquoi la confiance (la foi) reste l'ultime recours dans un monde où nous n'arrivons pas à voir tout ce qu'il contient.

    Et si le sens philosophique pouvait apporter un gain de perspective à l'échelle qui se révèle en passant du toucher à la vue, tenteriez-vous l'expérience ? Mais au fait, pour quoi faire ? Pourquoi voir plus et sentir davantage ? Peut-être simplement pour être plus. Être est la seule chose que nous soyons ; nous ne sommes que de l'être, rien d'autre. Ne pourrions-nous pas être davantage que l'individu normalisé par l'école et le travailleur docile dont la société a besoin ? Mais comment sortir de l'agnosie philosophique ?

    Socrate montre que la première étape de l'augmentation de l'être consiste à reconnaître sa propre ignoranceDescartes ajoute le désir de sortir de la suffisance en affirmant que le bon sens est la chose la mieux partagée au monde puisque personne ne se plaint d'en manquer. Qui se plaint de sa propre ignorance quand tout un chacun ne se plait qu'à discourir narcissiquement sur ses minuscules convictions personnelles stationnaires ? Spinoza montre la clef ultime lorsqu'il nous suggère de ne pas se moquer, ni déplorer, ni détester, mais comprendre.

    Bref, chaque fois que je rencontre l'incompréhension 1. Reconnaître que cette incompréhension relève de ma propre ignorance. 2. Désirer augmenter mes connaissances ; non pas pour justifier celles que je possède déjà ; mais chercher le moyen d'inclure ce qui m'apparaît insensé en relevant le défi d'en trouver la cohérence. 3. Résister à la tentation corrosive de la détestation par la confiance dans une perfection plus grande que ma compréhension limitée. 4. Répéter le cycle aussi longtemps que je ne me sens pas en harmonie totale avec le monde.

    L'être qui n'a plus besoin d'augmentation est celui qui se sent en parfaite harmonie avec le monde, c'est l'être ultime ; il voit le monde et l'aime tel qu'il est parce qu'il en comprend la perfection. Est-ce un état accessible à l'humain ? Chaque philosophe témoigne de son propre parcours. À chacun de trouver le sien.
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:50

    Paradoxe juif troublant :
    peuple choisi de Dieu

    Religion et Philosophie - Page 2 P54a C’est toi que Jéhovah ton Dieu a choisi pour devenir son peuple.
    Deutéronome 7:6

    Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort.
    Nietzsche

    Dans l'aventure juive, n'est-il pas troublant de constater le bénéfice obtenu suite à tant de persécutions ? On ne prétend pas impunément être nation choisie de Dieu. La nature humaine étant ce qu'elle est, provocation et jalousie agissent inévitablement de concert. Pourtant, sans Hitler, les persécutions et toutes les humiliations subies depuis des millénaires, il y a fort à parier que ce peuple n'aurait pas produit tant de génies pour le bénéfice l'humanité dans de si nombreux domaines. Il n'y a qu'à constater la surreprésentation des Juifs dans la liste des prix Nobels


    Nous le savons tous, l'adversité pousse l'humain à se surpasser. On peut ainsi comprendre que le Juif qui assume pleinement son rôle dans l'humanité ne peut tenir rancune à ses persécuteurs pour deux raisons. Premièrement, endossant le rôle de peuple choisi, il savait que ce ne serait pas sans douleur. Ensuite, il savait aussi que ceci, provoquant son génie, lui apporterait une gloire dont on peut dire qu'ils ne l'ont pas volé. 


    Au bout du compte, les choses s'équilibrent. Pour ma part, je suis heureux que Dieu m'ignore ; je me contente d'une vie moins glorieuse, mais moins houleuse.

    Dans sa grande sagesse Moïse avait-il songé qu'on ne devient pas premier de classe sans faire des jaloux, et que lorsque le maître est Dieu lui-même, les conséquences sont extrêmes ? La persécution propulse l'humain vers les sommets ; ceci nous conduit à un troublant paradoxe. Nous voudrions tous être des génies, mais combien accepteraient d'en payer le prix ?
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:50

    Quelle est la genèse de la genèse ?

    Religion et Philosophie - Page 2 Ptzl La pensée mystico-religieuse est l'unique forme de pensée dont l'humanité a été capable pendant des millénaires.

    Carlo Rovelli, Anaximandre de Milet, 2009, (p. 152)
    L'obsession humaine la plus tenace est sans doute celle de l'origine. Nous sommes habités par l'interrogation permanente qui cherche à expliquer tout ce qui apparaît soudainement comme par magie dans notre champ de perception. Comment suis-je venu au monde ? Comment s'est formé l'Univers ? Quelle est l'origine de la civilisation ? Qui a inventé ceci ou cela ? Qui a écrit tel ou tel texte ? Quel philosophe a créé le concept qui occupe notre pensée ?

    Mais au-delà de cette curiosité sur l'origine des choses, une question encore plus fondamentale me hante l'esprit depuis toujours : par quel moyen la réalité est-elle créée ? Quelle est la genèse de la genèse ?
    Nous savons par le bouddhisme que le monde tel que nous le percevons n'est qu'illusion, mais comment cette illusion s'y prend-elle pour se présenter avec une telle réalité ? Quelle procédure de déconstruction devons-nous utiliser pour comprendre comment l'humain s'y prend pour établir sa vérité ?

    Berkeley nous offre déjà un point de départ intéressant avec l'immatérialisme. Après lui, nous savons que la matière n'a aucune réalité matérielle. Seul l'esprit percevant lui attribue sa réalité. Le verre dans ma main n'a de réalité qu'en fonction de mes sens (ouïe, vue, toucher, etc.), et mes sens sont raccordés au cerveau qui interprète les données sensitives d'après lesquelles se constitue une image mentale de la réalité de ce verre. Celui-ci n'existe que pourvu qu'il y ait un esprit pour faire la synthèse des sensations perçues et lui donner un sens. Dans l'esprit du nourrisson, le verre n'a pas encore de sens. Il ne sert pas à boire avant d'en être instruit. Il en est ainsi pour chacun des objets qui constituent notre environnement. Leur sens, leur utilité et raison d'être n'apparaît pas à première vue.

    Ceci est encore plus évident pour le langage. Comment apparaît le sens des mots ? Carlo Rovelli [1] montre que c'est par la répétition. Pour le comprendre, on n'a qu'à se demander quel serait le sens d'un mot qui ne serait prononcé qu'une seule fois ? Par exemple, disons « schlumbachlick ». Ce mot, comme tout mot entendu pour la première fois n'a pas de sens. S'il ne devait jamais être répété, il n'accéderait pas à l'univers sensé. La réalité langagière naît donc de la répétition. C'est parce que nous avons déjà entendu plusieurs fois chacun des mots de la langue, que nous pouvons les employer avec l'assurance que nos interlocuteurs les comprennent. Ceci est évident pour les concepts matériels : maison, voiture, homme, poisson ; ces mots ne présentent aucune difficulté d'interprétation. Dans le langage abstrait, la nécessité de la répétition devient encore plus évidente.

    Comment créer Dieu ?

    On demande souvent : « Croyez-vous en Dieu ? » Certains y croient, d'autres non. Mais comment cet Être métaphysique parvient-il à recouvrir un sens pour ceux qui y croient ? Pour y croire, l'individu doit avoir été initié au concept. Le mot Dieu, prononcé pour la première fois, est d'abord un vocable neutre, un son sans connotation culturelle, un bruit. Peu à peu, après répétition et mise en contexte, il acquiert un sens. Même l'athée reconnaît un certain sens au mot, mais il refuse d'y prêter attention. Par contre, le croyant qui s'adonne à un rituel où le mot est répété, encore et encore, avec le temps et au fil des répétitions, celui-ci prendra graduellement un sens incontournable. Si pour l'athée Dieu n'est rien, pour le croyant, ce néant, à force d'en parler, de le prier, finit par avoir de la consistance. Affirmer que Dieu n'existe pas ne dit rien sur Dieu sinon qu'on refuse de lui prêter attention ; le concept rejoint la catégorie des chimères. Par contre, le croyant qui a récité encore et encore le Je crois en Dieu, ne peut comprendre l'absurdité de l'athée. Ainsi, la réalité n'est pas tant constituée de choses tangibles que d'un monde qui perd graduellement son aspect mystérieux à force de répéter, par le geste et le langage, les mots qui lui donnent sens ; l'abracadabra génère la réalité. Le culte fonde la réalité religieuse et crée le Dieu tant prié.

    Et attention ! connaître le mécanisme n'enlève rien à la magie. Ce n'est pas parce que je sais que Dieu est une création du rituel qu'il est irréel ; au contraire, si je continue à le prier c'est parce que je sais que c'est la seule manière de lui donner une réalité effective dans ma vie ; nous savons que les personnages qui apparaissent à l'écran de télévision ne sont pas dans notre salon, ils n'en ont pas moins une forme de réalité qui convient parfaitement à l'usage qu'on en fait.

    Ainsi en est-il de la religion, mais aussi de la réalité politique, culturelle et sociale. La culture est un ensemble de traditions et d'usages communs à un groupe ethnique et géographique. La tradition n'est que répétition. L'idée fortement répandue qui consiste à faire du religieux et du laïque deux mondes séparés nous empêche de voir que la réalité de l'un et l'autre prend son sens essentiellement dans le même type d'activité rituelle. Quelle différence y a-t-il entre le religieux qui assiste régulièrement à la messe et le téléspectateur athée assidu à une série télé ? L'un croit en Dieu, l'autre pas, mais ce faisant, leurs rituels respectifs les renforcent chacun dans un système de valeurs qui s'affermit à l'usage. La question n'est plus : « Dieu existe-t-il ? », mais plutôt : « Par quel rituel votre Dieu parvient-il à l'existence ? »

    Crise de foi ! Quelle crise de foi ?

    La crise de foi occidentale en est-elle vraiment une ? Si on analyse l'ensemble des valeurs mises en scène dans la culture athée et religieuse, j'y vois beaucoup plus de similarités que de divergences : amour, concorde, honneur, respect de la propriété privée, etc., ces valeurs ne figurent-elles pas autant dans le programme évangélique que profane ? On a du mal à comprendre que le contenu humain, profane et religieux, reste le même. On s'acharne sur les différences accessoires alors que l'un est tout aussi rituel que l'autre ; elles ont pour but l'émergence d'une réalité culturelle commune par la répétition. La question n'est pas : « À quel rituel êtes-vous abonné ? », mais plutôt : « Peut-on vivre hors des rituels qui façonnent nos valeurs ? »

    L'Histoire montre une succession de rites s'adaptant à chaque époque et tirée par le développement technologique. L'antique théâtre grec revêtait les mêmes fonctions que la télévision : mettre en scène le registre émotionnel de l'humanité pour présenter un miroir dans lequel elle aime se contempler, et raffermir l'ensemble des valeurs du groupe par la répétition.

    Ainsi convergent la sagesse bouddhiste qui voit le monde comme illusion et la modernité, où le rituel publicitaire peuple nos illusions. Depuis l'Ancien Testament en passant par Homère, la Chrétienté et l'Islam, nos rituels contemporains rivalisent pour faire passer l'Univers du néant à la réalité au moyen d'une boucle répétitive sur laquelle le monde se fonde.

    « Je suis une boucle étrange » écrivait Douglas Hofstadter. Effectivement, ne sommes-nous pas tout simplement une boucle autoréférente ? Dès lors s'éclaircit la genèse de l'individu. En soi, la personne n'existe pas en tant qu'individu puisque, fondamentalement, nous sommes le même être, c'est-à-dire le même néant cherchant à se dé-néantiser (Sartre). Mais cet individu que nous sommes ne l'est devenu qu'en vertu des répétitions et rituels propres à chacun. Je suis Canadien, Montréalais ; j'appartiens à une collectivité géographique. Je suis français ; j'appartiens à une collectivité culturelle : ceci pour mon être public. Dans le privé, je suis père, mari et amant. Je suis aussi un individu isolé dans mes sensations propres. Mais tout cela participe à créer une réalité illusoire qui ne tient qu'à la pérennité des rituels qui me constituent.
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:51

    Le Moi stable de Mach

    Religion et Philosophie - Page 2 5fgtQui possède cette connexion de sensations ? Qui en fait l'expérience ? Combien de degrés divers, peut avoir la conscience du Moi, et à partir de combien de souvenirs multiples et fortuits est-elle constituée ?

    Mach, Analyse des sensations, 1922

    Depuis Anaximandre nous avons coutume de penser la réalité comme un assemblage de contraires : bien/mal, beau/laid, haut/bas, etc. Platon, Descartes et à leur suite une lignée soutenue de philosophes nous ont habitués à penser l'humain comme une complémentarité binaire corps/esprit.

    Mais voilà qu'au 19e siècle Dieu meurt sans que nous ayons encore mesuré toutes les conséquences. À part les considérations éthiques et religieuses, les tenants de la disparition de Dieu ont eu à reconfigurer l'ontologie humaine à partir de zéro. On a bien essayé de prolonger l'aspect divin de l'esprit en lui attribuant une réalité psychique reconduisant l'ancienne binarité ontologique, mais aujourd'hui, à l'ère des sciences neuronales, l'esprit se confond de plus en plus avec le corps.

    Ernst Mach, philosophe mineur du 19e siècle, pourrait bien prendre maintenant le devant de la scène. Il fut en effet le premier penseur du monisme physicaliste avec lequel il fut désormais possible de concevoir l'humain hors du traditionnel tandem corps/esprit. Tout comme Darwin a expliqué la « création du monde » sans avoir recours à l'hypothèse « Dieu », Mach arrive à nous faire comprendre l'humain sans avoir besoin de l'hypothèse que l'esprit est une entité distincte du corps. Bien sûr l'histoire de la philosophie est peuplée de matérialistes et il ne faut pas oublier La Mettrie, noble précurseur. Mais les découvertes de Mach permettent un pas de géant grâce à ses recherches sensorielles.

    La conceptualisation philosophique de Mach a le mérite supplémentaire d'expliquer comment se constitue l'individualité que le bouddhisme considère comme une illusion. Il montre par quel processus l'illusion se cristallise en sentiment identitaire.

    Mais avant de sauter aux conclusions ontologiques, voyons un peu ce que le physicien propose.

    Le corps est constitué de huit types de capteurs sensoriels reliés par les nerfs à une centrale nerveuse — le cerveau — qui intègre les sensations par association et conserve la trace qu'elles laissent dans le système nerveux — qu'on appelle mémoire. La mémoire n'est rien d'autre que la constitution de sensations stables, c'est-à-dire l'uniformité de nos perceptions sensitives et de leurs associations. Ceci constitue le Moi stable. Cette sensation apparait suite à la continuité perceptive.

    Par exemple, assis à ma table de cuisine, tout ce que je perçois m'est familier parce que mes sens en captent le contenu de la même manière chaque jour et à chaque instant depuis longtemps. La couleur et la forme des chaises, de la table, du tapis et de tout le reste gardent une persistance continuelle. Ceci constitue ce que j'éprouve comme ma perception ; ceci crée mon sentiment d'identité. La perception de mon corps m'est si familière que chacun des gestes nécessaires pour ramasser les assiettes, jeter les déchets dans la poubelle et ranger dans le lave-vaisselle sont effectués avec la plus grande précision sans que j'aie à considérer ces choses une par une, comme le musicien maîtrise son instrument par la pratique. La persistance du monde et de son contenu est garantie par la perception que j'en ai. Si je bavarde avec un invité au souper, j'ai l'esprit tranquille tant que je perçois le four à micro-ondes à sa place, sur la tablette, dans mon champ de vision. S'il venait qu'à disparaître soudainement ou changer de forme, ou de couleur, mon sentiment d'identité serait menacé. Pire, une panique s'emparerait de moi. L'identité est un sentiment si essentiel et si puissant ; il est à la base de notre stabilité psychique. Le magicien sur scène s'en joue allègrement.

    Mon ami est sujet aux mêmes perceptions, mais ses capteurs et ses habitudes de persistances mémorielles sont différents. Pas de beaucoup, mais suffisamment pour qu'il se sente différent du seul fait qu'il occupe à tout moment une autre partie de l'espace et que ses sens ont leur propre calibration. Ne se sent-on pas menacés dans notre identité lorsqu'un autre nous fait voir que ses perceptions sont manifestement différentes ? L'identité crée l'individu, mais sépare du Tout ; elle apporte la liberté, mais isole de l'ensemble. Le « vrai » jumeau vit une situation particulière où la totalité de ses perceptions se reproduit dans une sorte d'écho ontologique qui ajoute une dimension d'hyperréalité : le double garantit ses perceptions et conforte son sentiment d'exister.

    Ainsi donc, le sentiment d'identité n'a rien de métaphysique ; il se constitue par la persistance de la perception sensorielle. Le cerveau et le système nerveux associent et gardent les traces de ces associations. Ceci constitue le sentiment du Moi qui n'est rien d'autre que la stabilité perceptive.

    Mais en quoi le Moi disqualifie-t-il le concept dualiste corps/esprit ?

    Premièrement, à l'évidence, l'esprit n'a aucune réalité effective sans le corps qui le constitue. La mort met fin à son activité tout comme l'appareil s'immobilise lorsqu'on coupe l'alimentation. La dualité corps/esprit est une association de deux entités imaginaires, commodes pour la représentation, mais le Moi ne saurait exister privé du corps. Ceci conforte la vision de Mach dans le monisme physicaliste.

    Pour Mach, les sens représentent le seul accès possible au monde. Il va plus loin que Berkeley qui avait besoin de Dieu, et même s'y oppose. Celui-ci affirmait un monisme immatérialiste, c'est-à-dire un pan-spiritualisme. En posant l'esprit comme entité absolue régissant nos perceptions, il montrait que le monde matériel n'a pas d'existence en soi. Mach va plus loin en se débarrassant de l'esprit pour ne conserver que les phénomènes physiques, à commencer par le temps qu'il considère comme un sens à part entière, le premier de tous.

    En effet, le temps est la première composante sensorielle dont tous les sens dépendent. La sensitivité est essentiellement changement et, pour que quelque chose change, il faut que le temps s'inscrive dans la perception. Un sens dont la perception n'est soumise à aucun changement ne perçoit rien. Fixez un point immobile et bientôt tout devient noir ; soumettez l'oreille à un bruit continu, nous n'y faisons plus attention ; de même pour l'odeur ; non plus que la main immobile qui touche quoi que ce soit d'inerte pendant plus d'une minute. Bref, les sens ne perçoivent que la variation, et l'attention se fixe naturellement sur la variation de la variation. Et la variation, c'est le temps.

    La persistance dans les variations sensorielles crée le sentiment d'identité. Ajoutez à ceci que les traces laissées par les excitations sensorielles dans le système nerveux — incluant le cerveau — constituent la mémoire. Nous n'avons besoin de rien de plus pour expliquer l'être, la vie et le monde. Du coup, Dieu et l'esprit font place à la mémoire dont la constitution sensorielle explique tout.

    En complément du monisme physicaliste, Mach nous propose le principe d'économie de la pensée qui répond à la dernière interrogation qui nous vient sur sa conception du monde : comment tout cela peut-il être si simple ? En fait, l'être humain est une chose complexe certes, mais somme toute passablement limitée comparée à l'immense complexité du monde qui l'entoure. L'humain n'a d'autre choix que de réduire le monde à sa mesure ; il produit donc un schéma mental au moyen de ses sensations, et ceci sera pour lui « le monde », et par le fait même son sentiment d'identité : son « Moi ».
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:52

    L'Être de Heidegger

    Religion et Philosophie - Page 2 Idqe

    Je suis celui qui est. « Je suis » L'Éternel C'est là mon nom pour l'éternité

    Bible du Semeur, Exode:3:14-15, 2000
    « Qu'est-ce que l'être ? »

    Cette question singulière pose deux difficultés apparemment insurmontables :

    1. On se perd dans les homonymes : est, être, Être, l'être.
    Que veut dire Heidegger en se questionnant sur l'être ? La confusion s'installe dès le départ puisqu'il utilise le même verbe être pour désigner des choses de natures différentes. Si « être » est un verbe comment peut-il être un nom commun ? L'homonyme confond d'autant plus qu'il boucle sur lui-même.

    2. Elle ressemble à une pétition de principe.

    La question « Qu'est-ce que l'être ? » contient le même terme deux fois — utilisé tantôt comme verbe, tantôt comme substantif. En formulant une question qui pose ce que l'on cherche en constituant sa formulation avec le terme recherché, ne se piège-t-on pas en partant ? Ne nous mène-t-elle pas à la pétition de principe ?

    Pour mieux comprendre l'impasse apparente, essayons une formulation analogue avec d'autres verbes. Les questions « Qu'est-ce que prendre le prendre ? » ou « Qu'est-ce qu'aimer l'aimer ? » semblent confuses mais en les examinant attentivement, on trouver un sens en distinguant le verbe du substantif verbal. Cependant si on les formule en disant « Que prendre le prendre ? » ou « Qu'aimer l'aimer ? », à l'évidence, elles sont vides de sens. Mais la question « Qu'est l'être ? » est elle aussi vide de sens ? L'ontologie jouit d'un statut particulier, elle définit l'essence première des choses ; c'est pourquoi il est difficile de rejeter la question de Heidegger comme s'il avait utilisé n'importe quel autre verbe. Quand on s'interroge sur ce qu'est le monde ne faut-il pas savoir d'abord ce que signifie le verbe être ? Ne jetons donc pas trop vite une question mal comprise d'autant plus qu'elle alimente la philosophie et la théologie depuis des millénaires. Prenons quelques minutes pour l'examiner de plus près avec un détour dans l'Antiquité.

    Parménide l'avait résolue avec une logique imparable en affirmant « Car l'être est en effet, mais le néant n'est pas. » Mais bien avant lui, l'auteur de l'Exode avait reconnu l'essence de la question.
    Dans le passage du Buisson ardent (Exode 3:6-15), on raconte que Dieu veut faire sortir son peuple de l'esclavage et persuade Moïse de diriger l'opération. Mais Moïse voit bien qu'il devra faire accepter son autorité et pose la question qui mène à la substantivation de l'être. S'adressant à Dieu, il dit en substance : « Très bien, pour les faire sortir d'Égypte, je convaincrai les enfants d'Israël à me suivre en leur disant que c'est toi le Dieu de nos pères : Abraham, Isaac et Jacob qui m'envoie. Mais s'ils me demandent quel est le nom de celui qui m'envoie, que répondrai-je ? »


    « Alors Dieu dit à Moïse : "Je suis celui qui est." Puis il ajouta : "Voici ce que tu diras aux Israélites : "« Je suis » m'a envoyé vers vous." Puis tu leur diras : "L'Éternel, le Dieu de vos ancêtres, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob m'a envoyé vers vous." C'est là mon nom pour l'éternité, c'est sous ce nom que l'on se souviendra de moi pour tous les temps. »
    (Bible du Semeur © 2000, Exode 3:14-15)
    Dieu refuse la substantivation. Il se pose comme l'Être ; un être dont la substance est l'éternité ; il est Être-et-Temps.

    La théologie s'intéresse à l'ontologie (l'« êtreté ») mais l'originalité de Heidegger consiste à la reprendre au compte de la philosophie, expurgée des connotations religieuses. Il pose à nouveaux frais la question de l'être en affirmant qu'elle reste une question jamais résolue et que c'est la nature même de l'être qui exige de relancer sans cesse la question « Qu'est-ce que l'être ? ».

    Bien sûr la question mène à l'aporie, puisqu'elle boucle sur elle-même avec des synonymes se pointant mutuellement mais, en la gardant toujours active comme on entretient le feu, on touche l'essence même de la philosophie : se demander toujours ce qu'est l'existence. Contrairement au dogme théologique qui l'abandonne à Dieu Être suprême cristallisé dans le dogme de l'éternité Heidegger refuse la réponse définitive en reconnaissant l'évidence que l'être surgit d'un rien original dont la tâche consiste à sans cesse reposer la question de l'être pour conserver sa nature d'être. C'est ce processus actif permanent qui permet à l'étant d'exister et donne à l'homme sa véritable nature d'être-là ; sinon, il n'est qu'un simple étant privé de l'être et privé de liberté. Il ne s'agit plus de déléguer sa destinée à un Dieu théologique, mais de l'agir personnellement en activant constamment la question de l'être.

    Pour bien comprendre la question « Qu'est-ce que l'être ? », il ne faut pas la prendre comme une question ordinaire à laquelle on cherche une réponse définitive, mais comme une question que l'on doit reposer aussitôt qu'on y a répondu. Elle s'identifie avec l'être même. L'être est la question « Qu'est-ce que l'être ? » parce que le rien d'où elle provient quand on la pose relance constamment le défi à l'être d'exister, ce qui est d'ailleurs sa seule liberté.
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    Message  Arlitto Mer 18 Nov 2020 - 16:58

    Ne pas naître


    par François Brooks
    Religion et Philosophie - Page 2 Geyj Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n'est malheureusement à la portée de personne.

    Cioran, De l'inconvénient d'être né, 1973
    Nous fêtons en 2011 le centième anniversaire de naissance de Cioran. Et alors ?! Effectivement, ça peut sembler banal. Tous les morts passent un jour ce type d'événement, pourquoi s'y intéresser avec Cioran ? Justement parce que ce philosophe a tellement réfléchi sur les inconvénients de naître qu'il est véritablement opportun de célébrer un anniversaire de naissance dont l'auteur n'a plus rien à souffrir, alors que de son vivant, il pâtissait chaque année cruellement de la commémoration de ce fatidique moment. Nous avons tout lieu de nous réjouir pour lui ; Cioran n'est plus, il est désormais libre des inconvénients liés à sa venue au monde. Vive Cioran ! Que vive la mémoire d'une pensée dont l'auteur ne souffre plus !

    Tous les philosophes ont réfléchi sur la mort, mais celui-ci s'attaque au problème en amont ; la vie ne devient un problème qu'à partir du moment où elle est constituée. Avant et après, aucun inconvénient. La souffrance n'a aucune emprise sur ceux qui appartiennent au désert du néant. L'essentiel consiste à ne pas naître. Mais nous n'avons aucun pouvoir sur notre entrée dans la vallée des larmes, la seule issue serait de se suicider. Justement non, le suicide fait aussi partie des inconvénients de la vie. Après tout, il faut pouvoir y arriver. Ce qui n'est pas tâche aisée. Le vivant a horreur du suicide ; une misère de plus ! Et non la moindre. Nous sommes coincés dans cette vie, rien à faire, il est trop tard. Tout au plus, l'idée de suicide peut servir de consolation. On peut se dire qu'après tout, si la vie devient insupportable, on peut toujours y recourir. Mais, quand on atteint ce dernier retranchement, c'est la catastrophe. On n'y sort pas. Le tout serait de ne jamais être entré dans la vie.

    La philosophie bouddhiste a depuis longtemps réfléchi sur la question. Voyons cet extrait du film Samsara.

    La personne de Cioran est aujourd'hui redue au néant d'où il fut un jour tiré. D'après son œuvre, il est maintenant sorti du bois. Mais si la philosophie bouddhiste a raison, son âme pourrait bien renaître. Et tout serait à recommencer. Pire, il est peut-être déjà revenu à l'existence puisque quand on est mort, le temps passe vite. « Naître ou ne pas naître ? » ne serait donc plus la question. En effet, si la métempsychose de Pythagore et Platon est réelle, nous serions alors condamnés à être éternellement, tout comme Parménide l'a brillamment montré. Dans ce cas, la proposition de Cioran d'une consolation de nos misères par la possibilité du suicide serait bien dérisoire. L'avait-il pressenti ? Est-ce la raison qui l'a poussé à tourner aussi longtemps autour du tombeau avant d'y entrer ? Nous savons la vie actuelle et maîtrisons quelques moyens de nous en accommoder, mais comment sera la prochaine ? Fourmi, limace, poisson, ou humain ? Gageriez-vous sur la possibilité d'être réincarné dans une espèce inférieure ? Quelle horreur ! À tout prendre, le beau pari de Pascal ne semble-t-il pas considérablement supérieur ?

    En fait, nous ne savons rien de l'existence après la mort, chaque époque trouve ce qui lui convient. Métempsychose pour l'Antiquité et le bouddhisme, Royaume céleste pour le christianisme et l'islam, anéantissement dans le Repos éternel pour notre époque de consommation hyperactive. De manière analogue à Protagoras affirmant que « L'homme est la mesure de toutes choses » ne peut-on pas constater que l'époque fabrique la consolation appropriée à notre interrogation post mortem ? Et quand nous pensons que les Anciens et les Médiévaux avaient des conceptions bien ridicules sur ce qui advient après la mort, c'est que nous n'arrivons pas à voir le ridicule des croyances de notre propre époque. Ainsi donc, aucune croyance n'est ridicule puisque nous ne voyons pas la mort telle qu'elle est, mais telle que notre époque nous pousse à la concevoir (Kant). En effet, il y a tant de bruit et d'agitation partout et à tout moment ― le jour comme la nuit ― les médias se battent si vigoureusement pour nous arracher quelques secondes d'attention, comment ne pas concevoir le paradis après notre mort comme un temps de repos bien mérité qui nous guérira du vacarme des inquiétudes notre époque.

      La date/heure actuelle est Jeu 21 Nov 2024 - 11:47