Les traits fondamentaux de la religion chinoise
Vincent Goossaert
La Chine rend caduque toute tentative de quantifier l'importance des différentes religions dans le monde. En effet, tandis que l'on peut assez aisément estimer le nombre de musulmans ou de chrétiens, le cinquième de l'humanité que représentent les Chinois ne se laisse pas classer dans une de nos catégories habituelles. Si on les interroge aujourd'hui, ils se diront généralement athées, surtout en République populaire. Il s'agit là moins d'une conviction que d'un réflexe acquis au cours d'un siècle de répression des « superstitions » par l'État. Les mêmes personnes n'en gardent pas moins de nombreuses pratiques religieuses, comme nous l'explique Vincent Goossaert qui a publié en 2000, chez Albin Michel, Dans les temples de la Chine. Histoire des cultes, vie des communautés.
Traditionnellement, en Chine, on se dit confucianiste quand on est lettré, bouddhiste quand on est dévot, et seuls les prêtres taoïstes se reconnaissent comme tels. En fait, les trois religions de la Chine – confucianisme, bouddhisme et taoïsme – qui ont été, pendant plus de mille cinq cents ans, reconnues par l'État impérial comme les trois formes de l'orthodoxie religieuse, ne fonctionnent pas comme des églises auxquelles les fidèles appartiennent de manière exclusive, mais comme des formes spécialisées, institutionnalisées à l'intérieur d'un ensemble plus large, la religion chinoise.
La religion chinoise
Pour comprendre la religion en Chine, il faut donc quitter le modèle occidental des Églises avec les dénominations concurrentes auxquelles chacun est rattaché. C'est pourtant ce modèle occidental qui explique la politique religieuse des différents régimes politiques de la Chine moderne – le Parti communiste en Chine populaire, le Kuomin tang à Taiwan. Par exemple, la Chine populaire reconnaît cinq religions, les trois susnommées, auxquelles s'ajoutent l'islam et le christianisme, qui font des conversions, mais restent largement minoritaires. Ces religions peuvent exister séparément de la société, avec leurs séminaires, leurs monastères…, tandis que l'organisation des temples locaux et leurs célébrations ne sont pas reconnues par l'État.
La religion chinoise, même si elle n'est pas reconnue ni par l'État chinois ni par la communauté internationale qui n'y voit pas une « grande religion mondiale », existe bien néanmoins. Elle est sans nom, parce que sans aucune structure institutionnelle, sans hiérarchie, sans autorité dogmatique, mais possède néanmoins une histoire, qui est à la fois celle de l'absorption de traditions locales (taoïsme, confucianisme) ou étrangères (bouddhisme), et de résistance aux emprises des églises et des organisations centralisées.
Du point de vue des idées, la religion chinoise se fonde sur une conception de l'univers comme un tout organique, sans création/événement, sans division entre âme et matière. Sa cosmologie se fonde sur les cycles naturels et explique le fonctionnement et l'évolution permanente du monde par le jeu et la combinaison de symboles : yin et yang, cinq phases. Chaque être possède en soi tous les ingrédients de l'univers, et chaque vie se déroule suivant les mêmes lois qui expliquent le fonctionnement du cosmos. Tous les êtres vivants peuvent se purifier par la vertu ou l'ascèse et acquérir, avant ou après la mort, une force spirituelle qui leur permet de ne pas se dissoudre dans l'oubli de la mort, de rester présent dans le monde et de continuer à y intervenir. Après la mort, on devient ancêtre – pour ceux qui ont rempli leurs devoirs moraux – mais aussi, pour ceux qui ont une force spirituelle particulière, divinité ayant un rang dans la bureaucratie céleste, ou démon – les victimes de malemort, les défunts animés par un désir de vengeance exceptionnelle. Ces trois catégories : ancêtre, dieu, démon permettent de classer les êtres de l'au-delà, et de déterminer les types d'offrandes à effectuer, mais elles ne sont pas absolues ; en réalité, les ancêtres ou dieux des uns sont souvent les démons des autres.
Le contact entre vivants et non-vivants est possible, et même fréquent, mais doit être régulé par le rituel, afin de protéger les humains des prédations et des demandes excessives des êtres de l'au-delà, en particulier des démons. Les humains sont organisés en communautés qui vénèrent ces êtres exceptionnels, pour la plupart des saints locaux, c'est-à-dire des héros qui, du fait de leurs exploits et mérites, sont devenus divinités. Tout rapport au sacré, que ce soit à un ancêtre ou à un saint, se plie à certaines règles de purification. La relation entre une communauté humaine et sa divinité est contractuelle et mutuellement bénéficiaire : la première loge le dieu – dans un temple, qui doit être la plus belle demeure de la communauté – et le nourrit par les offrandes appropriées, en échange de quoi il la protège.
Les « trois religions »
En sus de cette religion communautaire, il existe aussi trois traditions de perfection individuelle, institutionnalisées à l'intérieur de la religion chinoise : confucianisme, taoïsme, bouddhisme. Les deux premiers apparaissent à la même époque, vers les VIe-Ve siècles avant notre ère, tandis que le bouddhisme s'acclimate en Chine à partir du premier siècle de notre ère. Tous trois sont plus tardifs que l'organisation fondamentale de la religion chinoise, que l'on trouve dès la haute Antiquité. Bien que mises sur un même plan, ces trois traditions sont d'inspiration différente. Le bouddhisme est une religion missionnaire tandis que le taoïsme, si lié à la langue et au terrain de la Chine, ne s'est que très peu exporté. Quant au confucianisme, certains lui nient même le statut de religion : prenant son nom occidental de Confucius – les Chinois disent « la religion des serviteurs de l'État » – c'est une doctrine de perfection morale. Il a connu, entre les XIe et XIIIe siècles, un renouvellement dans le sens d'un approfondissement métaphysique – le néoconfucianisme – empruntant beaucoup au bouddhisme et au taoïsme tout en voulant les évacuer. Il demeure caractérisé par une tension entre son statut d'idéologie officielle et sa nature de voie de perfection ascétique. Aujourd'hui, le rituel confucianiste a presque disparu, et les intellectuels « néo-néoconfucianistes », souvent proches des milieux protestants, affirment adhérer à une éthique, et non une religion. Ce point de vue contemporain, que l'on peut qualifier de fondamentaliste, ne peut s'appliquer au confucianisme tel qu'il a fonctionné pendant deux millénaires comme partie intégrante de la religion chinoise.
Chacune des trois religions institutionnalisées est définie par trois éléments : un clergé, avec des monastères où ses membres sont formés et ordonnés ; un canon, à savoir des écritures saintes qui définissent son orthodoxie ; une liturgie. Elles sont mises à la disposition de l'ensemble de la société chinoise : chaque fidèle ou chaque communauté de temple peut demander à un bouddhiste, un taoïste ou un confucianiste de venir effectuer un rituel ou dispenser un enseignement, ce qui ne veut pas dire que la personne ou la communauté en question est confucianiste, taoïste ou bouddhiste. Les trois religions ont bien essayé, depuis deux millénaires, de réguler la vie des temples et les mœurs des gens suivant leurs propres conceptions, mais ces tentatives n'ont été que médiocrement couronnées de succès. Certes, chacune a pu faire passer des notions fondamentales qui ont été universellement adoptées : la morale sociale confucéenne, la notion bouddhique de rétribution des actes qui explique les réincarnations, la notion taoïste de la transcendance par et avec le corps – lesquelles, non propres à la doctrine d'une religion, sont partagées par l'ensemble de la religion chinoise. En revanche, sur d'autres points tout aussi importants, la résistance de la religion chinoise et de ses cultes locaux face aux emprises des trois religions institutionnalisées s'est avérée très efficace. Ainsi, bouddhisme et taoïsme n'ont jamais réussi à abolir les offrandes de viande aux divinités, tandis que le confucianisme n'a pu imposer sa vision puriste des cultes locaux – sans bâtiment, sans icône, sans fêtes ni musique. En conséquence, il serait vain de classer les temples en bouddhistes, taoïstes ou confucianistes. Si un petit nombre d'établissements, monastères ou ermitages, sont contrôlés par les clergés de ces trois religions pour leur propre usage, la très grande majorité des temples chinois est tout à fait indépendante d'eux. Un bon nombre d'entre eux employait des bouddhistes ou taoïstes comme gardiens du lieu, mais dans un rapport de subordination aux dirigeants laïcs de la communauté de culte. On trouve aussi dans les temples des spécialistes qui ne sont pas organisés en clergé, notamment les médiums ou chamans, régulièrement possédés par la divinité, en état de transe, et donnant des oracles, répondant aux questions et guérissant par des talismans. On trouve encore des devins et géomanciens, qui aident les fidèles dans les pratiques de divination, omniprésentes dans la vie quotidienne.
Les différentes formes d'organisation religieuse
On peut, pour les besoins de la description, distinguer deux formes d'organisation religieuse en Chine : obligatoire et volontaire. Chacun appartient de manière obligatoire à la communauté de culte de sa famille ou lignage, du territoire sur lequel il vit – temple de quartier ou de village – et de sa corporation de métier. La communauté familiale est consacrée au culte aux ancêtres, collectif, dirigé par les fils aînés. Il a lieu de manière habituelle au sein de la famille, dans l'habitation commune où un autel est réservé aux ancêtres. Par ailleurs les grands lignages, à savoir les ensembles des descendants d'un même ancêtre, où qu'ils se trouvent, se forment à partir du XIIe siècle et constituent parfois des organisations immenses et puissantes, possédant un temple à part et des fondations : écoles, cimetière.
La communauté territoriale rassemble de fait tous les habitants d'un même territoire – lequel ne correspond pas à la géographie administrative – dont les limites bien précises sont marquées par les processions. Le temple du territoire organise une fête annuelle pour l'anniversaire de sa divinité, qui est l'occasion d'offrandes monumentales, consommées ensuite lors du banquet communautaire, ainsi que de spectacles – opéra, foire – et de rituels par des prêtres bouddhiques ou taoïstes. Tous les habitants du territoire, sauf les résidents de passage, doivent payer leur contribution à l'organisation de la fête et les convertis chrétiens et musulmans qui s'y refusent créent des tensions parfois violentes. Les corporations de métiers organisées autour du culte de leur saint patron fonctionnaient selon le même principe mais, contrairement aux familles et aux communautés territoriales, elles ont largement disparu au cours du XXe siècle.
Par ailleurs, des communautés de culte volontaires se forment librement. En effet, les formes « obligatoires » de la religion permettent de valider les structures sociales et d'assurer la cohésion des groupes, mais ne laissent que peu de place aux besoins spirituels des individus. Du moment qu'il satisfait à ses obligations, chacun peut se joindre à toutes sortes d'organisations religieuses, ce qui ne pose pas problème – sauf en cas d'adhésion à certains mouvements sectaires. Ainsi s'explique qu'on puisse trouver dans une même famille des adeptes de différents groupes religieux sans que cela ne surprenne quiconque. On trouve donc de très nombreuses associations de culte, autour d'un simple brûle-encens et d'une statue ou tablette de la divinité, placés chez le chef du groupe, ou dans un temple si le groupe est assez riche. Elles se forment souvent après un miracle ou une guérison. Les associations de pèlerinage se rendent chaque année sur une montagne sainte. Les troupes de jeunes hommes formés aux arts martiaux pratiquent la danse du dragon pour les processions et servent aussi de milice locale ; d'autres troupes proposent des spectacles lors des fêtes. Des associations charitables se forment aussi dans les temples pour donner du thé aux pèlerins, faire la charité aux pauvres ou offrir tel type d'offrande coûteuse. Elles permettent aussi aux femmes de se créer un espace propre, et certaines partent entre elles en pèlerinage et passent la nuit dans les temples.
Depuis le XIXe siècle, l'une des formes majeures des associations religieuses est le groupe d'écriture inspirée. Cette technique, qui rappelle le spiritisme occidental mais est beaucoup plus largement acceptée que lui, est courante en Chine depuis au moins le XIIe siècle : elle permet la révélation directe des dieux par l'intermédiaire d'un médium – un jeune enfant ou une personne illettrée, de préférence – sur papier ou dans du sable. Les messages sont copiés et interprétés par un adulte, puis souvent publiés. Parmi les révélations, on trouve des écritures saintes, des poèmes, des conseils personnels, des recettes médicales, et surtout des traités de morale. Tous ces textes accordent un rôle fondamental à la morale traditionnelle – piété filiale, rejet de l'alcool, de la drogue, de la débauche et du jeu – et les groupes qui les diffusent pratiquent activement la charité ; ils nourrissent les pauvres en organisant des soupes populaires, offrent vêtements et cercueils pour fournir aux pauvres un enterrement décent, collectent de l'argent pour secourir les victimes de catastrophes naturelles et distribuent des médicaments pendant les épidémies.
Enfin existent aussi des groupes religieux moins bien intégrés socialement, sociétés secrètes – alliances jurées – et mouvements sectaires. Ces derniers, très actifs depuis le XVIe siècle, offrent une sorte de pot-pourri facilement accessible des doctrines de salut bouddhique, confucianiste et taoïste : comme les membres des clergés, les prédicateurs sectaires guérissent les gens, leur enseignent les arts martiaux, les techniques de maîtrise du corps et de longévité, la méditation, mais de façon beaucoup plus prosélyte. De plus, ils se présentent comme une voie de salut exclusive, contredisant en cela l'inspiration englobante de la religion chinoise. Les prédicateurs sectaires reprennent des idées millénaristes – seuls les élus seront sauvés – qui traversent périodiquement la société chinoise depuis l'Antiquité. De fait, certains groupes de ce type basculent dans la rébellion armée, et l'ensemble du monde sectaire a été persécuté par l'État depuis le XVIe siècle, et ce jusqu'à aujourd'hui. Cependant, la plupart d'entre eux sont paisibles et se fondent dans le paysage ; ils contrôlent aujourd'hui la situation dans certaines campagnes où la religion traditionnelle des temples a disparu.
En effet, de manière générale, moins la religion traditionnelle des temples et la présence bouddhique et taoïste sont actives, et plus les mouvements sectaires sont florissants. Tel est le cas dans les communautés chinoises de l'expansion, hors de Chine même, mais aussi et surtout en Chine où des groupes tels que le Falun gong, qui enseigne des techniques du corps traditionnelles, mais au travers d'une organisation et d'une idéologie sectaire, peuvent recruter des millions de membres.
La destruction de la religion chinoise a été très importante : il existait environ un million de temples au début du XXe siècle, au tout début d'une série de politiques antireligieuses qui ont fait disparaître la grande majorité d'entre eux, avec tout leur patrimoine architectural et artistique. On a surtout préservé les grands monastères, aujourd'hui ouverts, alors que les temples populaires demeurent dans un statut ambigu en Chine populaire.
Vincent Goossaert
http://www.clio.fr/bibliotheque/les_traits_fondamentaux_de_la_religion_chinoise.asp[/b][/i]
Vincent Goossaert
La Chine rend caduque toute tentative de quantifier l'importance des différentes religions dans le monde. En effet, tandis que l'on peut assez aisément estimer le nombre de musulmans ou de chrétiens, le cinquième de l'humanité que représentent les Chinois ne se laisse pas classer dans une de nos catégories habituelles. Si on les interroge aujourd'hui, ils se diront généralement athées, surtout en République populaire. Il s'agit là moins d'une conviction que d'un réflexe acquis au cours d'un siècle de répression des « superstitions » par l'État. Les mêmes personnes n'en gardent pas moins de nombreuses pratiques religieuses, comme nous l'explique Vincent Goossaert qui a publié en 2000, chez Albin Michel, Dans les temples de la Chine. Histoire des cultes, vie des communautés.
Traditionnellement, en Chine, on se dit confucianiste quand on est lettré, bouddhiste quand on est dévot, et seuls les prêtres taoïstes se reconnaissent comme tels. En fait, les trois religions de la Chine – confucianisme, bouddhisme et taoïsme – qui ont été, pendant plus de mille cinq cents ans, reconnues par l'État impérial comme les trois formes de l'orthodoxie religieuse, ne fonctionnent pas comme des églises auxquelles les fidèles appartiennent de manière exclusive, mais comme des formes spécialisées, institutionnalisées à l'intérieur d'un ensemble plus large, la religion chinoise.
La religion chinoise
Pour comprendre la religion en Chine, il faut donc quitter le modèle occidental des Églises avec les dénominations concurrentes auxquelles chacun est rattaché. C'est pourtant ce modèle occidental qui explique la politique religieuse des différents régimes politiques de la Chine moderne – le Parti communiste en Chine populaire, le Kuomin tang à Taiwan. Par exemple, la Chine populaire reconnaît cinq religions, les trois susnommées, auxquelles s'ajoutent l'islam et le christianisme, qui font des conversions, mais restent largement minoritaires. Ces religions peuvent exister séparément de la société, avec leurs séminaires, leurs monastères…, tandis que l'organisation des temples locaux et leurs célébrations ne sont pas reconnues par l'État.
La religion chinoise, même si elle n'est pas reconnue ni par l'État chinois ni par la communauté internationale qui n'y voit pas une « grande religion mondiale », existe bien néanmoins. Elle est sans nom, parce que sans aucune structure institutionnelle, sans hiérarchie, sans autorité dogmatique, mais possède néanmoins une histoire, qui est à la fois celle de l'absorption de traditions locales (taoïsme, confucianisme) ou étrangères (bouddhisme), et de résistance aux emprises des églises et des organisations centralisées.
Du point de vue des idées, la religion chinoise se fonde sur une conception de l'univers comme un tout organique, sans création/événement, sans division entre âme et matière. Sa cosmologie se fonde sur les cycles naturels et explique le fonctionnement et l'évolution permanente du monde par le jeu et la combinaison de symboles : yin et yang, cinq phases. Chaque être possède en soi tous les ingrédients de l'univers, et chaque vie se déroule suivant les mêmes lois qui expliquent le fonctionnement du cosmos. Tous les êtres vivants peuvent se purifier par la vertu ou l'ascèse et acquérir, avant ou après la mort, une force spirituelle qui leur permet de ne pas se dissoudre dans l'oubli de la mort, de rester présent dans le monde et de continuer à y intervenir. Après la mort, on devient ancêtre – pour ceux qui ont rempli leurs devoirs moraux – mais aussi, pour ceux qui ont une force spirituelle particulière, divinité ayant un rang dans la bureaucratie céleste, ou démon – les victimes de malemort, les défunts animés par un désir de vengeance exceptionnelle. Ces trois catégories : ancêtre, dieu, démon permettent de classer les êtres de l'au-delà, et de déterminer les types d'offrandes à effectuer, mais elles ne sont pas absolues ; en réalité, les ancêtres ou dieux des uns sont souvent les démons des autres.
Le contact entre vivants et non-vivants est possible, et même fréquent, mais doit être régulé par le rituel, afin de protéger les humains des prédations et des demandes excessives des êtres de l'au-delà, en particulier des démons. Les humains sont organisés en communautés qui vénèrent ces êtres exceptionnels, pour la plupart des saints locaux, c'est-à-dire des héros qui, du fait de leurs exploits et mérites, sont devenus divinités. Tout rapport au sacré, que ce soit à un ancêtre ou à un saint, se plie à certaines règles de purification. La relation entre une communauté humaine et sa divinité est contractuelle et mutuellement bénéficiaire : la première loge le dieu – dans un temple, qui doit être la plus belle demeure de la communauté – et le nourrit par les offrandes appropriées, en échange de quoi il la protège.
Les « trois religions »
En sus de cette religion communautaire, il existe aussi trois traditions de perfection individuelle, institutionnalisées à l'intérieur de la religion chinoise : confucianisme, taoïsme, bouddhisme. Les deux premiers apparaissent à la même époque, vers les VIe-Ve siècles avant notre ère, tandis que le bouddhisme s'acclimate en Chine à partir du premier siècle de notre ère. Tous trois sont plus tardifs que l'organisation fondamentale de la religion chinoise, que l'on trouve dès la haute Antiquité. Bien que mises sur un même plan, ces trois traditions sont d'inspiration différente. Le bouddhisme est une religion missionnaire tandis que le taoïsme, si lié à la langue et au terrain de la Chine, ne s'est que très peu exporté. Quant au confucianisme, certains lui nient même le statut de religion : prenant son nom occidental de Confucius – les Chinois disent « la religion des serviteurs de l'État » – c'est une doctrine de perfection morale. Il a connu, entre les XIe et XIIIe siècles, un renouvellement dans le sens d'un approfondissement métaphysique – le néoconfucianisme – empruntant beaucoup au bouddhisme et au taoïsme tout en voulant les évacuer. Il demeure caractérisé par une tension entre son statut d'idéologie officielle et sa nature de voie de perfection ascétique. Aujourd'hui, le rituel confucianiste a presque disparu, et les intellectuels « néo-néoconfucianistes », souvent proches des milieux protestants, affirment adhérer à une éthique, et non une religion. Ce point de vue contemporain, que l'on peut qualifier de fondamentaliste, ne peut s'appliquer au confucianisme tel qu'il a fonctionné pendant deux millénaires comme partie intégrante de la religion chinoise.
Chacune des trois religions institutionnalisées est définie par trois éléments : un clergé, avec des monastères où ses membres sont formés et ordonnés ; un canon, à savoir des écritures saintes qui définissent son orthodoxie ; une liturgie. Elles sont mises à la disposition de l'ensemble de la société chinoise : chaque fidèle ou chaque communauté de temple peut demander à un bouddhiste, un taoïste ou un confucianiste de venir effectuer un rituel ou dispenser un enseignement, ce qui ne veut pas dire que la personne ou la communauté en question est confucianiste, taoïste ou bouddhiste. Les trois religions ont bien essayé, depuis deux millénaires, de réguler la vie des temples et les mœurs des gens suivant leurs propres conceptions, mais ces tentatives n'ont été que médiocrement couronnées de succès. Certes, chacune a pu faire passer des notions fondamentales qui ont été universellement adoptées : la morale sociale confucéenne, la notion bouddhique de rétribution des actes qui explique les réincarnations, la notion taoïste de la transcendance par et avec le corps – lesquelles, non propres à la doctrine d'une religion, sont partagées par l'ensemble de la religion chinoise. En revanche, sur d'autres points tout aussi importants, la résistance de la religion chinoise et de ses cultes locaux face aux emprises des trois religions institutionnalisées s'est avérée très efficace. Ainsi, bouddhisme et taoïsme n'ont jamais réussi à abolir les offrandes de viande aux divinités, tandis que le confucianisme n'a pu imposer sa vision puriste des cultes locaux – sans bâtiment, sans icône, sans fêtes ni musique. En conséquence, il serait vain de classer les temples en bouddhistes, taoïstes ou confucianistes. Si un petit nombre d'établissements, monastères ou ermitages, sont contrôlés par les clergés de ces trois religions pour leur propre usage, la très grande majorité des temples chinois est tout à fait indépendante d'eux. Un bon nombre d'entre eux employait des bouddhistes ou taoïstes comme gardiens du lieu, mais dans un rapport de subordination aux dirigeants laïcs de la communauté de culte. On trouve aussi dans les temples des spécialistes qui ne sont pas organisés en clergé, notamment les médiums ou chamans, régulièrement possédés par la divinité, en état de transe, et donnant des oracles, répondant aux questions et guérissant par des talismans. On trouve encore des devins et géomanciens, qui aident les fidèles dans les pratiques de divination, omniprésentes dans la vie quotidienne.
Les différentes formes d'organisation religieuse
On peut, pour les besoins de la description, distinguer deux formes d'organisation religieuse en Chine : obligatoire et volontaire. Chacun appartient de manière obligatoire à la communauté de culte de sa famille ou lignage, du territoire sur lequel il vit – temple de quartier ou de village – et de sa corporation de métier. La communauté familiale est consacrée au culte aux ancêtres, collectif, dirigé par les fils aînés. Il a lieu de manière habituelle au sein de la famille, dans l'habitation commune où un autel est réservé aux ancêtres. Par ailleurs les grands lignages, à savoir les ensembles des descendants d'un même ancêtre, où qu'ils se trouvent, se forment à partir du XIIe siècle et constituent parfois des organisations immenses et puissantes, possédant un temple à part et des fondations : écoles, cimetière.
La communauté territoriale rassemble de fait tous les habitants d'un même territoire – lequel ne correspond pas à la géographie administrative – dont les limites bien précises sont marquées par les processions. Le temple du territoire organise une fête annuelle pour l'anniversaire de sa divinité, qui est l'occasion d'offrandes monumentales, consommées ensuite lors du banquet communautaire, ainsi que de spectacles – opéra, foire – et de rituels par des prêtres bouddhiques ou taoïstes. Tous les habitants du territoire, sauf les résidents de passage, doivent payer leur contribution à l'organisation de la fête et les convertis chrétiens et musulmans qui s'y refusent créent des tensions parfois violentes. Les corporations de métiers organisées autour du culte de leur saint patron fonctionnaient selon le même principe mais, contrairement aux familles et aux communautés territoriales, elles ont largement disparu au cours du XXe siècle.
Par ailleurs, des communautés de culte volontaires se forment librement. En effet, les formes « obligatoires » de la religion permettent de valider les structures sociales et d'assurer la cohésion des groupes, mais ne laissent que peu de place aux besoins spirituels des individus. Du moment qu'il satisfait à ses obligations, chacun peut se joindre à toutes sortes d'organisations religieuses, ce qui ne pose pas problème – sauf en cas d'adhésion à certains mouvements sectaires. Ainsi s'explique qu'on puisse trouver dans une même famille des adeptes de différents groupes religieux sans que cela ne surprenne quiconque. On trouve donc de très nombreuses associations de culte, autour d'un simple brûle-encens et d'une statue ou tablette de la divinité, placés chez le chef du groupe, ou dans un temple si le groupe est assez riche. Elles se forment souvent après un miracle ou une guérison. Les associations de pèlerinage se rendent chaque année sur une montagne sainte. Les troupes de jeunes hommes formés aux arts martiaux pratiquent la danse du dragon pour les processions et servent aussi de milice locale ; d'autres troupes proposent des spectacles lors des fêtes. Des associations charitables se forment aussi dans les temples pour donner du thé aux pèlerins, faire la charité aux pauvres ou offrir tel type d'offrande coûteuse. Elles permettent aussi aux femmes de se créer un espace propre, et certaines partent entre elles en pèlerinage et passent la nuit dans les temples.
Depuis le XIXe siècle, l'une des formes majeures des associations religieuses est le groupe d'écriture inspirée. Cette technique, qui rappelle le spiritisme occidental mais est beaucoup plus largement acceptée que lui, est courante en Chine depuis au moins le XIIe siècle : elle permet la révélation directe des dieux par l'intermédiaire d'un médium – un jeune enfant ou une personne illettrée, de préférence – sur papier ou dans du sable. Les messages sont copiés et interprétés par un adulte, puis souvent publiés. Parmi les révélations, on trouve des écritures saintes, des poèmes, des conseils personnels, des recettes médicales, et surtout des traités de morale. Tous ces textes accordent un rôle fondamental à la morale traditionnelle – piété filiale, rejet de l'alcool, de la drogue, de la débauche et du jeu – et les groupes qui les diffusent pratiquent activement la charité ; ils nourrissent les pauvres en organisant des soupes populaires, offrent vêtements et cercueils pour fournir aux pauvres un enterrement décent, collectent de l'argent pour secourir les victimes de catastrophes naturelles et distribuent des médicaments pendant les épidémies.
Enfin existent aussi des groupes religieux moins bien intégrés socialement, sociétés secrètes – alliances jurées – et mouvements sectaires. Ces derniers, très actifs depuis le XVIe siècle, offrent une sorte de pot-pourri facilement accessible des doctrines de salut bouddhique, confucianiste et taoïste : comme les membres des clergés, les prédicateurs sectaires guérissent les gens, leur enseignent les arts martiaux, les techniques de maîtrise du corps et de longévité, la méditation, mais de façon beaucoup plus prosélyte. De plus, ils se présentent comme une voie de salut exclusive, contredisant en cela l'inspiration englobante de la religion chinoise. Les prédicateurs sectaires reprennent des idées millénaristes – seuls les élus seront sauvés – qui traversent périodiquement la société chinoise depuis l'Antiquité. De fait, certains groupes de ce type basculent dans la rébellion armée, et l'ensemble du monde sectaire a été persécuté par l'État depuis le XVIe siècle, et ce jusqu'à aujourd'hui. Cependant, la plupart d'entre eux sont paisibles et se fondent dans le paysage ; ils contrôlent aujourd'hui la situation dans certaines campagnes où la religion traditionnelle des temples a disparu.
En effet, de manière générale, moins la religion traditionnelle des temples et la présence bouddhique et taoïste sont actives, et plus les mouvements sectaires sont florissants. Tel est le cas dans les communautés chinoises de l'expansion, hors de Chine même, mais aussi et surtout en Chine où des groupes tels que le Falun gong, qui enseigne des techniques du corps traditionnelles, mais au travers d'une organisation et d'une idéologie sectaire, peuvent recruter des millions de membres.
La destruction de la religion chinoise a été très importante : il existait environ un million de temples au début du XXe siècle, au tout début d'une série de politiques antireligieuses qui ont fait disparaître la grande majorité d'entre eux, avec tout leur patrimoine architectural et artistique. On a surtout préservé les grands monastères, aujourd'hui ouverts, alors que les temples populaires demeurent dans un statut ambigu en Chine populaire.
Vincent Goossaert
http://www.clio.fr/bibliotheque/les_traits_fondamentaux_de_la_religion_chinoise.asp[/b][/i]