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    Les croyances sont-elles naturelles

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    Message  Arlitto Dim 8 Nov 2020 - 14:29

    Théologie naturelle et épistémologie des croyances religieuses

    Théologie naturelle et fondationnalisme
    Roger Pouivet

    La théologie naturelle a deux formes. L’une est fondationnelle et consiste à donner des justifications rationnelles et non religieuses des croyances religieuses. Elle souffre des mêmes défauts que les conceptions fondationnalistes en philosophie. La seconde forme est ce qu’on appelle « l’éthique des croyances », en l’occurrence des croyances religieuses. Avons-nous le droit d’avoir des croyances religieuses ? La critique par Alvin Plantinga de la théologie naturelle pourrait être comprise comme une façon de passer de la première forme de théologie naturelle à la seconde. Cependant, on peut critiquer la thèse de Plantinga, selon laquelle les croyances religieuses sont des croyances de base, apparentées aux croyances perceptives, par exemple. On peut montrer que les croyances religieuses sont rationnelles, au même sens que les croyances philosophiques, politiques, sociologiques ou historiques. Il est possible d’être intelligent et rationnel, sans être pour autant croyant, parce qu’il n’existe pas d’arguments décisifs en faveur des croyances religieuses. Mais cela ne signifie pas non plus qu’il n’existe en leur faveur aucun argument !
    Mots-clés :théologie naturelle, fondationnalisme, croyance religieuse, Alvin Plantinga

    Texte intégral


    1-La théologie naturelle suppose qu’on puisse justifier par la seule raison la croyance en l’existence de Dieu et certaines affirmations concernant sa nature et ses attributs. Dès lors, pour qu’une croyance religieuse soit justifiée rationnellement, il faut et il suffit :
    2- qu’elle résulte d’un argument, c’est-à-dire d’une série de propositions comprenant une ou des prémisses et une conclusion,
    3- que les prémisses ne comprennent que des énoncés évidents par eux-mêmes (par exemple, que Dieu est quelque chose tel que rien ne plus grand ne peut être pensé), ou des observations sur lesquelles un large accord peut se faire, i.e. des affirmations que nous sommes prêts à accorder indépendamment de toute croyance religieuse (par exemple, que tout mouvement suppose une cause ou qu’il y a plus de réalité dans la cause que dans l’effet).
    4-Particulièrement, en ce dernier cas, les prémisses ne comprennent pas de proposition tirée de la Bible, d’un commentaire de la Bible ou issue d’une autorité religieuse. Dans le cas contraire, la théologie n’est plus naturelle mais révélée. Non pas que cette dernière accuserait un déficit de rationalité par rapport à la théologie naturelle. Raisonner correctement à partir de ce qu’on tient pour vrai est une attitude parfaitement rationnelle qui se rencontre constamment dans l’activité scientifique. Un chercheur scientifique tient pour vrai une théorie, dans son domaine ou dans d’autres, sans avoir lui-même le moyen de la contrôler, donc sur la base de témoignages. À partir de là, son activité scientifique se développe. Personne ne voit en cela un défaut de rationalité, alors pourquoi cela serait-il plus inquiétant en théologie ?

    • 1 C. Michon, « ’Les préambules de la foi’« , Revue de Théologie et de Philosophie, 134 (2002/II-III), (...)

    5La théologie naturelle et la théologie révélée ne sont nullement exclusives l’une de l’autre. Cependant, la théologie naturelle permet de parvenir à certaines vérités religieuses, mais pas à toutes. Par exemple, il n’est pas possible à la théologie naturelle de conclure à des vérités pourtant indispensables au salut ou d’expliquer les mystères, comme celui de la Trinité ou de l’Incarnation. Dès lors, les vérités auxquelles le théologien naturel parvient seraient des « préambules de la foi », pour reprendre « une expression aussi célèbre que peu fréquente chez saint Thomas1 ».

    • 2 Elles ne peuvent pas être fausses ; on ne peut pas en douter ; on ne peut pas les corriger.

    6La théologie naturelle est-elle nécessairement fondationnaliste ? C’est-à-dire, une fois distinguées deux sortes de croyances, les unes infalsifiables, indubitables et incorrigibles2, et d’autres qui n’ont pas ces caractéristiques, celles-ci doivent-elles être fondées sur celles-là ? Je vais tenter de montrer qu’une réponse positive à cette question ferait souffrir la théologie naturelle de certains défauts épistémologiques.

    Critique du fondationnalisme

    7 Quels sont les principaux défauts du fondationnalisme ?
    8 (A) Il a le tort d’identifier avec le principe même de la rationalité la possibilité de reconduire toutes nos croyances à certaines considérées comme infalsifiables, indubitables et incorrigibles. Or, il y a des myriades de croyances qui n’ont pas ces caractéristiques et ne sont pas fondées sur des croyances qui les possèdent, sans pour autant qu’il soit en rien irrationnel de les entretenir. Par exemple, je crois avoir bu du café ce matin. Cette croyance est irrésistible, au sens où je ne vois aucune raison d’y renoncer. J’ai parfaitement confiance en ma mémoire, à cet égard. Pourtant, cette croyance n’est pas infalsifiable, indubitable et incorrigible, et elle ne repose pas sur une ou des croyances qui le sont. Fatigue, préoccupations inquiétantes, distraction, il se pourrait que je me trompe et que, contrairement à ce que je crois, ce matin, j’aie bu du thé. Je ne crois pas me tromper, mais je ne dis pas que c’est impossible.
    9 (B) Cependant, si cette croyance d’avoir bu du café ce matin s’avérait douteuse, qu’on parvienne à me convaincre que je doive y renoncer, ne devrais-je pas remettre en question tout l’ensemble de mes croyances ? Ne pourraient-elles pas être tout aussi douteuses, puisque j’avais placé à tort ma confiance dans ce souvenir récent d’avoir bu du café ce matin ? À mon sens, non. Car, pour qu’on puisse me convaincre de renoncer à cette croyance d’avoir bu ce matin du café, et que je puisse moi-même m’en convaincre, encore dois-je avoir toute confiance dans d’autres croyances. Par exemple, dans les croyances qu’il existe d’autres personnes que moi, qu’elles peuvent me parler, m’expliquer quelque chose, que je peux les comprendre, mais aussi qu’il existe une différence entre le thé et le café, etc. Ainsi, la faillibilité, même concernant une croyance dont je n’ai généralement aucune raison de douter, est solidaire d’une confiance dans d’autres croyances dont je ne peux pas douter au moment même où je m’aperçois qu’il y a un doute au sujet de la première ou que, à mon grand étonnement peut-être, elle est fausse.
    10 (C) La thèse fondationnaliste affirme que fonder une croyance est une activité métacognitive consistant en son évaluation épistémologique, c’est-à-dire dans la réponse à la question de savoir si elle est justifiée. La recherche de croyances fondationnelles sur lesquelles toutes les autres reposent peut être considérée comme interne. C’est un moment réflexif, un examen de conscience épistémique. Soit ma croyance C, ai-je le droit de l’entretenir, c’est-à-dire respecte-t-elle les règles épistémiques E1, E2, .. .En ? Cependant, pour que cette démarche ait un sens, cela suppose que les facultés cognitives, grâce auxquelles nous opérons le contrôle ou l’examen, soient différentes de celles qui sont à l’œuvre dans l’acquisition des croyances examinées. Mais comment est-ce possible ? Nous n’avons pas un esprit de rechange - un esprit philosophique contrôlant l’esprit ordinaire qui, « naïvement », croit. Comment pourrions-nous jamais sortir du cercle épistémique dans lequel tout contrôle de la valeur épistémique de nos croyances suppose les mêmes facultés cognitives grâce auxquelles nous entretenons ces croyances ? Si ces facultés cognitives sont fiables, le contrôle est inutile. Si ces facultés cognitives ne sont pas fiables, le contrôle est tout aussi inutile. Il entraîne une nouvelle régression. Le programme de tout reprendre dès les fondements, celui qu’on s’accorde à considérer comme cartésien, ne serait-il pas absurde ?
    11 (D) On peut encore faire un autre reproche au fondationnalisme. Nous n’avons pas d’abord une théorie épistémologique comprenant des critères épistémologiques sur la base desquels nous acceptons certaines croyances. Nous avons des croyances, dont nous tenons certaines comme des paradigmes de rationalité, sans pour autant avoir à les considérer comme infalsifiables. C’est pourquoi le projet de fonder la connaissance en utilisant des critères épistémologiques paraît mettre les choses à l’envers. Supposons que nos critères épistémologiques soient compréhensifs, alors nous serons conduits à tenir pour légitimes des croyances que d’autres rejetteront. Si nous disons qu’une croyance est légitime tant qu’il n’y a pas de raison absolue d’y renoncer, certaines croyances légitimes peuvent n’être pas partagées par tous. Si au contraire les critères sont rigides, nous risquons d’être obligés de renoncer à la plupart des croyances que, spontanément, nous considérons comme légitimes, voire d’être acculés au scepticisme. C’est ainsi, vraisemblablement, si nous disons, comme Descartes, que seules les croyances dont il serait impossible de douter sont légitimes. L’idéal serait évidemment que les critères épistémologiques conduisent à réputer comme rationnelles nos croyances qui le sont véritablement et à rejeter les autres. Mais comment les mêmes critères peuvent-ils à la fois être établis à partir de la rationalité de nos croyances et fonder cette rationalité ? Ne vaut-il pas mieux alors être particularisme ? Cela revient à partir de croyances qui sont des paradigmes de rationalité, plutôt que de critères constituant des normes de contrôle épistémique.

    Une conception non fondationnaliste de la théologie naturelle

    12 Si la théologie naturelle est comprise comme un effort pour fonder sur certaines prémisses la proposition que Dieu existe, elle présente les défauts de tout fondationnalisme épistémologique que nous venons d’évoquer. Mais une interprétation non fondationnaliste de la théologie naturelle me semble possible. Elle conviendrait aux Cinq Voies de saint Thomas, souvent présentées pourtant comme le modèle même d’un argumentaire théologique fondationnaliste. Saint Thomas aurait proposé de fonder notre croyance en l’existence de Dieu sur des croyances certaines en suivant une démarche démonstrative. Or, à mon sens, saint Thomas ne raisonne pas en fondationnaliste, mais de la façon suivante, selon ces affirmations :

    13(1) Certaines choses bougent.
    (2) Certaines choses semblent être la cause de certaines autres.
    (3) Certaines choses existent un moment et cessent d’exister.
    (4) Certaines choses sont plus ou moins bonnes, plus ou moins vraies, plus ou moins nobles.
    (5) Certaines choses semblent avoir été faites à dessein.

    • 3 « Je montrerai que les Cinq Voies sont des échecs principalement parce qu’il est plus difficile qu’ (...)

    14 La plupart des gens croient (1), (2), (3), (4), (5) et ils ne semblent avoir aucune raison de renoncer à ces croyances. Elles sont ordinaires, triviales si l’on veut. Or, à partir de ces croyances, en raisonnant, il est légitime d’entretenir aussi la croyance en l’existence de Dieu. Je comprends ainsi la démarche de l’Aquinate : il est légitime de croire en l’existence de Dieu à partir de certaines croyances parfaitement ordinaires, celles que nous entretenons spontanément. Mais cela ne veut pas dire qu’elles fondent la croyance en l’existence de Dieu. Elles n’ont rien d’infalsifiables, d’indubitables et d’incorrigibles. Par exemple, il est notoire que Zénon d’Élée a contesté (1). Pour certains3, (1), (2) et (3) sont par trop tributaires d’une conception médiévale de la physique, héritée d’Aristote et devenue obsolète dans la physique moderne. Supposons qu’on conteste (1), (2), (3), (4), et/ou (5), d’autres croyances ordinaires feront l’affaire, car nous n’en sommes jamais dépourvus... Ce qui importe est de raisonner à partir de ces croyances irrésistibles qui ne sont pourtant pas infalsifiables, indubitables et incorrigibles. La démarche représente un effort de rationalité dans le domaine métaphysique et théologique, mais il ne s’agit pas de fondationnalisme.
    15 Cette interprétation des Cinq Voies de saint Thomas repose sur la conception épistémologique suivante.
    161) La valeur épistémique d’une croyance ne présuppose nullement un contrôle épistémique préalable grâce auquel nous serions autorisés à l’entretenir.

    • 4 J’ai essayé de montrer dans Qu’est-ce que croire ? (Paris, J. Vrin, 2003) et dans Le réalisme esthé (...)

    172) Nos croyances ne sont pas volontaires. Il n’est pas possible de décider de croire que p à partir d’un contrôle préalable de la valeur épistémique d’une croyance. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait absolument rien de volontaire dans nos croyances. Mais on parle alors de certains efforts que nous pouvons faire afin d’acquérir une attitude accroissant la probabilité d’avoir des croyances correctes4.
    183) Certaines de nos croyances sont telles qu’il est impossible pour nous, adultes normaux, de les rejeter, sauf à faire semblant. Nous n’en sommes nullement responsables. Dès lors, nous n’avons aucune permission à avoir pour les entretenir, ni aucune obligation d’examen à leur égard. Que ces croyances soient irrésistibles ne signifie pas qu’elles sont infaillibles. Mais cette faillibilité n’est pas une raison pour les suspendre ou exiger qu’elles fassent l’objet d’un contrôle préalable. Si je n’ai pas mes lunettes et que je crois pourtant reconnaître à cinquante mètres de là mon ami Arnaud, croire que c’est bien lui serait l’indice d’un dysfonctionnement épistémique. Mais si Arnaud est là devant moi, que je porte mes lunettes, suspendre ma croyance qu’il est là parce que, après tout, ce ne pourrait être qu’une illusion de mes sens, ou un robot qui imite Arnaud, etc., n’est-ce pas aussi une sorte de dysfonctionnement..., philosophique cette fois ?
    194) Il s’ensuit que c’est une erreur de catégorie de dire que nos croyances les plus courantes - croire qu’il y a des choses indépendantes de nous, dont des personnes, croire que la plupart de nos souvenirs sont corrects, croire que ce que les gens nous disent est généralement vrai - puissent être justifiées. Car ces croyances ne sont ni problématiques avant d’être fondées, ni justifiables. Toute tentative de justification les présupposerait (nous ne saurions sortir d’un tel cercle épistémique). À ces croyances, la catégorie de justification ne s’applique pas. Le fondationnalisme fait donc une erreur de catégorie épistémique en prétendant justifier des croyances irrésistibles. Et si elles ne sont pas justifiables, elles ne peuvent pas non plus être injustifiées.

    • 5 Voir A. Plantinga, Warrant and Proper Function, Oxford, Oxford University Press, 1993.

    205) À la notion de justification épistémique, on préférera celle de garantie épistémique. Ce qui garantit des croyances, sans prétendre les justifier, est le bon fonctionnement de nos facultés cognitives, dans des circonstances normales, quand ce fonctionnement est dirigé vers la découverte de la vérité5. L’épistémologie n’est pas chargée de valider ces croyances. Nos croyances ne sauraient donc pas être justifiées (ou validées) par une démarche épistémologique fondationnaliste. Elles sont en revanche garanties par le mode d’acquisition que nous en avons et la qualité épistémique personnelle de celui qui croit (ses vertus épistémiques).

    • 6 Voir p. Engel, Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, 1996, chap. V (« Naturaliser l’épistém (...)

    21 Si la théologie naturelle était une tentative pour fonder des croyances religieuses, elle serait vouée à l’échec pour les raisons que je viens de donner. En revanche, elle peut valablement prendre la forme d’une « éthique des croyances religieuses », laquelle s’interroge sur notre droit d’entretenir certaines croyances. Les termes « connaissance » et « rationalité » sont normatifs. Ce qui signifie que la connaissance ne résulte pas seulement d’une relation causale avec la réalité connue, de l’effet qu’elle fait sur nous en tant qu’êtres sensibles et intelligents. L’épistémologie n’est pas « naturalisable », au sens où elle n’est pas explicable exclusivement en termes de psychologie de la connaissance6. Certaines normes interviennent dans la détermination du statut épistémique de nos croyances. C’est pourquoi on parle d’éthique des croyances, pour souligner le lien constitutif de l’épistémologie avec la question du droit d’entretenir des croyances. Une éthique des croyances religieuses portera dès lors sur le droit d’en avoir.
    22 Pour certains, ce qu’il est légitime de croire est seulement ce que nous devons croire. Généralement, ceux qui soutiennent cette conception ajoutent que ce que nous devons croire est seulement ce qui est épistémologiquement fondé. Leur éthique des croyances est déontologique. Ils sont aussi volontaristes ; ils croient pouvoir décider de croire ou de renoncer à croire. Pour d’autres, dont je suis, il est légitime de croire tout ce qu’il n’est pas légitimement interdit de croire. Nous n’avons pas besoin d’autorisation particulière dans chaque cas de croyance ou pour des types de croyances. Pour réputer irrationnelle une croyance, il convient de montrer qu’il existe de bonnes raisons de ne pas l’entretenir. Mais si à une croyance ne s’opposent pas ces raisons décisives, sa rationalité n’est pas contestable. Nous n’avons pas à vouloir croire, et heureusement, car nous ne le pouvons pas.

    L’épistémologie de la religion d’Alvin Plantinga

    23 On pourrait être tenté de tenir la croyance en l’existence de Dieu pour l’une de ces croyances irrésistibles, dont la rationalité n’a nullement à être justifiée, parce qu’elles sont, par elles-mêmes les normes même de la rationalité. À leur sujet, Plantinga parle de « croyances de base ».

    • 7 A. Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 176.
    • 8 À tort ou à raison, Plantinga emprunte cette expression à Calvin. La thèse de Plantinga est connue (...)
    • 9 Plantinga, Warranted Christian Belief, p. 179.

    24 Quelles sont les croyances de base ? Ce sont, par exemple, les croyances perceptives. Ma croyance de voir l’écran de mon ordinateur n’en suppose pas une autre sur laquelle elle se fonde. De même, ma croyance d’avoir bu du café ce matin lors du petit déjeuner. Pour Plantinga, c’est la même chose pour le sens du divin. « Il ne s’agit pas d’une inférence rapide et approximative faite depuis le constat de la grandeur des montagnes, de la beauté des fleurs ou du soleil sur la cime des arbres, jusqu’à la croyance en l’existence de Dieu ; une croyance en Dieu naît spontanément quand, dans ces constats, l’opération du sensus divinitatis est aussi à l’œuvre7 », dit-il. La croyance en l’existence de Dieu n’a donc nullement à être fondée ou justifiée. Elle est garantie par la façon dont elle est acquise, les modalités de sa genèse. Quelles sont-elles ? Exactement comme celles des autres croyances de base, perceptives ou mémorielles par exemple, lesquelles sont finalement des paradigmes de rationalité. Nous avons des facultés sensibles et cognitives fiables ; les croyances issues de leur exercice sont fiables de ce seul fait ; elles constituent les bases sur lesquelles notre rationalité opère. De la même façon, nous avons un sensus divinitatis8. C’est « une faculté (un pouvoir ou un mécanisme) de genèse de croyances produisant, pour peu que les conditions appropriées soient satisfaites, des croyances qui ne sont aucunement fondées sur des évidences ou sur d’autres croyances9 », dit Plantinga.

    • 10 Voir Ibid., p. 184.

    25 Il convient alors de se demander pourquoi la croyance en l’existence de Dieu n’est pas aussi répandue que celle en l’existence des choses qui nous entourent - une croyance de base elle aussi. Selon Plantinga, cela est dû fondamentalement à l’effet noétique du péché, décrit et analysé dans le chap. 7 de Warranted Christian Belief. De même qu’une de nos facultés sensibles et cognitives peut mal fonctionner, que nous pouvons être atteints par une maladie cognitive (aveuglement, incapacité totale à pondérer des arguments, folie, etc.), il existe une maladie propre du sensus divinitatis - et le péché a cet effet de troubler le sens du divin10.
    26 Une objection semble immédiatement s’imposer à l’encontre de l’épistémologie des croyances religieuses proposée par Alvin Plantinga. N’arrive-t-il pas souvent que nous soyons conduits à suspendre notre croyance parce que, à l’évidence, les raisons de croire sont insuffisantes ? Le fonctionnement cognitif correct d’une personne ne suppose-t-il pas cette capacité de refuser certaines croyances, par manque d’évidence, même si elles nous tentent ? Que l’existence de Dieu s’impose psychologiquement à quelqu’un, qu’il y croie comme il croit à l’existence des choses devant lui, comme il croit avoir bu du café le matin au petit déjeuner, est-ce une raison d’accepter cette croyance ? Doit-on élever ce caractère irréfléchi de nos croyances ordinaires en paradigme de rationalité ? Comment un philosophe peut-il ainsi encourager cette forme d’anti-intellectualisme et d’acceptation du fait accompli doxastique ? Ne doit-il pas plutôt insister sur le caractère épistémologiquement insuffisant de nos croyances irréfléchies, exiger des arguments en bonne et due forme les justifiant ?
    27 Plantinga ne dit évidemment pas que nous ne sommes jamais conduits à constater l’insuffisance de nos raisons de croire, ni qu’un constat de cet ordre n’est pas souvent une attitude des plus rationnelles. Voici un exemple de mon cru pour expliquer ce que, à mon sens, Plantinga veut dire. L’un de mes fils me demande quelle est la hauteur du plus haut sommet sur la Terre. Je lui réponds : « Je crois que c’est dans les huit mille mètres, à peu près ». Il en conclut que je ne crois qu’à moitié en ce que je lui ai répondu. En revanche, mon fils n’ajoute pas : « Alors, si tu n’en es pas certain, tu ne peux l’être non plus d’être assis devant ton ordinateur, ni même d’avoir un corps ». S’il faisait cette remarque, je lui répondrais que suspendre ma croyance au sujet de mon corps parce que je ne peux être certain d’en avoir un ne serait en rien un indice de rationalité, mais plutôt un signe de dysfonctionnement cognitif. C’est ce qui est différent dans le cas du plus haut sommet de la terre. Je n’ai aucune bonne raison de ne pas croire me trouver devant mon ordinateur. Les prétendues raisons philosophiques, de type sceptique par exemple, ne sont pas des raisons du tout. Je vois bien qu’au sujet du plus haut sommet de la terre, je peux me tromper.

    • 11 C. Tiercelin, Le doute en question, Tel Aviv et Paris, L’Éclat, 2005, p. 126.

    28 Pour Plantinga, s’agissant des discussions au sujet de la croyance en l’existence de Dieu, nous ne sommes pas dans le premier type de situation, celui où croire quelque chose ne signifie pas n’en être pas sûr, avoir des doutes ou que douter est l’attitude la plus raisonnable. Nous sommes dans le second, celui où le doute est une coquetterie philosophique qui ne peut être prise au sérieux. Les contextes diffèrent. L’une des ruses sceptiques est « de faire croire que douter, connaître, signifier, sont des entreprises qu’il est possible d’envisager et d’évaluer en dehors de tout contexte11 ». On pourra encore faire l’objection que nous ne savons peut-être jamais si nous sommes dans une situation du premier ou du deuxième type. Cependant, être à même de déterminer dans quel type de situation nous nous trouvons, c’est justement cela qui relève de notre fiabilité cognitive, voire de notre rationalité. Mais à cet égard, nous n’avons pas de critères préformés, pas de règles toutes faites que nous puissions appliquer infailliblement. La rationalité humaine s’illustre dans cette capacité à faire la différence dans les cas particuliers, par une sorte de sens épistémique, en quelque sorte. Certes, ce n’est pas sans risque d’erreur. Mais il me semble qu’il y aurait une certaine mauvaise foi à ne pas nous reconnaître aussi à cet égard une certaine réussite.
    29 Il existe une autre objection, fort courante, à la thèse de Plantinga : l’argument de « la Grande Citrouille » (The Great Pumpkin Objection). Si la croyance en Dieu est une croyance de base, qui n’a pas à être justifiée, n’importe quelle croyance ne peut-elle pas être présentée comme ayant le même statut épistémique ? Par exemple, la croyance que la Grande Citrouille revient chaque année, pour Halloween, ou la croyance, plus courante sous nos cieux, que le Père Noël met des cadeaux dans nos chaussures dans la nuit du 24 au 25 décembre... Ou bien n’importe quelles croyances résultant de la lecture d’un horoscope, des croyances au sujet des extra-terrestres, des propriétés curatives du jus de goyave ou aphrodisiaques de la racine de gingembre. La croyance en l’existence de Dieu vaut-elle mieux, se demandent certains ?
    30 En réalité, c’est cette objection qui ne vaut pas grand-chose. Elle repose sur l’idée que pour qu’une croyance soit légitime, en tant que croyance de base, elle doit satisfaire un certain critère. S’il n’y a pas de critère, nous dit-on, n’importe quelle croyance est alors légitime, même la plus aberrante. C’est ce qui conduit certains à dire que les croyances chrétiennes sont du même ordre que celles des scientologues, des Raëliens et des adeptes du Culte de Marylin Monroe... Tous dans le même sac, tous superstitieux. Je pense cependant qu’il s’agit là d’un sophisme.
    31 Prenons un exemple. Dans les années 1930, les « positivistes logiques » pensaient que toutes les propositions doivent satisfaire un critère de vérifiabilité, selon lequel une proposition ni analytiquement vraie (logiquement vraie, si l’on veut) ni empiriquement vraie (par constat empirique), et pas réductible non plus à une proposition empiriquement vraie, est dépourvue de signification. Les deux principaux défauts de ce critère de signification comme vérification sont patents. Premièrement, bien des théories scientifiques ne le satisfont pas. Deuxièmement, ce critère n’est ni analytiquement ni empiriquement vrai ; il est contradictoire. Supposons que nous rejetions le critère de vérification. Pour autant, cela n’implique pas que n’importe quel énoncé, ou prétendu tel, soit du coup doté de signification. Ainsi, un énoncé comme « Les crouchottes vibulent blattement » n’en a pas pour autant. L’absence de critère de vérification n’implique nullement que n’importe quel énoncé, aussi invérifiable soit-il, possède une signification. C’est la même chose pour la croyance dans la Grande Citrouille, la croyance dans le Père Noël ou celles des scientologues, des Raëliens ou des adeptes du Culte de Marylin. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas de critères à appliquer pour distinguer les croyances (de base) légitimes et celles qui ne le sont pas, que toutes se valent. Soit la croyance au Père Noël. Il me suffit la nuit de Noël de rester à côté de mes chaussures pour découvrir la vérité. Si quelqu’un pense que sa voisine est une extra-terrestre, un enquête sur son lieu de naissance, ses ascendants, etc., la détrompe si elle est de bonne foi et normale. En revanche, comment l’athée compte-t-il détromper ceux qui croient que le Christ est ressuscité le troisième jour et qu’il est monté au ciel ? On peut certes essayer de montrer que la résurrection est une supercherie, mais encore faut-il y parvenir ou prouver que croire en la résurrection, qu’elle soit ou non une supercherie, est épistémologiquement illégitime. À la différence d’une opinion aujourd’hui assez répandue, me semble-t-il, croire dans son horoscope et croire dans la résurrection du Christ, empiriquement et épistémologiquement ce n’est pas du tout la même chose.
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    Message  Arlitto Dim 8 Nov 2020 - 14:29

    La confiance en soi

    • 12 C’est le problème que pose aussi ce qu’on peut appeler l’« évidentialisme », la thèse selon laquell (...)
    • 13 Voir P. van Inwagen, « Is it Wrong, Everywhere, Always, and for Anyone, to Believe Anything upon In (...)

    32 Avant d’expliquer pourquoi, malgré sa valeur, je n’adopte pas la thèse de Plantinga, je veux indiquer ce qui, dans sa démarche, me paraît particulièrement bienvenu. La plupart des croyants - au sens de ceux qui ont des croyances religieuses - sont incapables de répondre aux objections qui leur sont opposées. Et tous les croyants, même les plus « sophistiqués », sont incapables de se justifier avec des arguments imparables. Mais où est le scandale ? Pourquoi les croyants devraient-ils être à même de se justifier ou de proposer des arguments que n’importe qui, même le plus retors des athées, devrait trouver respectables ? C’est le fondationnalisme qui représente une demande indue et même absurde. La ruse d’une certaine critique de la religion est de faire accepter une épistémologie fondationnaliste, puis de constater que les croyances religieuses ne peuvent pas être ainsi fondées12. Mais quelles autres croyances satisfont cette épistémologie, qui notoirement conduit au scepticisme épistémologique ? De plus, on tend alors à exiger pour les croyances religieuses un type de contrôle épistémique, fondationnaliste, qu’on ne requiert pas pour d’autres croyances, politiques par exemple13. J’y reviendrai.

    • 14 Voir R. Pouivet, « Croyance religieuse, crédulité et vertu », Revue de Théologie et de Philosophie, (...)
    • 15 Voir H. Kornblith (éd), Epistemology: Internalism and Externalism, Oxford, Blackwell, 2001.
    • 16 Voir A. Baier, « Trust and Antitrust », Ethics, 96 (1986/2). Voir aussi A. McLeod, « Trust », The S (...)

    33 Si nous avons le malheur d’avouer que notre croyance est vraisemblablement liée à l’éducation reçue dans notre famille ou à l’école, c’est encore pire ! Nous sommes alors convaincus d’avoir été incapables d’une révision nécessaire de nos croyances en vue de leur donner des bases solides et objectives14. Or, les croyances ainsi acquises ne sont pas en attente de validation fondationnelle. Du moins, ce n’est pas le cas si on adopte une perspective externaliste en épistémologie. Pour l’externaliste, nous n’avons pas complètement accès à nos raisons de croire, certaines sont externes ; l’internaliste prétend en revanche que la justification de nos croyances repose sur cet accès et le contrôle des raisons. Mais qu’il faille préférer une épistémologie internaliste à une épistémologie externaliste reste à démontrer15. Une croyance acquise par l’éducation est légitime sans être justifiée ou même pouvoir l’être (au sens que la notion de justification peut avoir pour un fondationnaliste). La confiance constitue une raison de croire légitime pour peu qu’on renonce à un modèle épistémologique fondationnaliste et internaliste16.

    • 17 A. Plantinga, « Reason and Belief in God », dans A. Plantinga & N. Wolterstorff, Faith and Rational (...)

    En lisant la Bible, je peux avoir le sentiment profond que Dieu me parle. En faisant quelque chose de moche, de mal ou de cruel, je peux me sentir coupable aux yeux de Dieu et former la croyance qu’il désapprouve ce que j’ai fait. En me confessant et en me repentant, je peux me sentir pardonné, et je forme la croyance que Dieu me pardonne pour ce que j’ai fait. Une personne en grave danger peut se tourner vers Dieu, demandant sa protection et son aide ; bien sûr, elle a alors la croyance que Dieu peut l’entendre et au besoin l’aider. Quand la vie est douce et agréable, un sentiment spontané de gratitude peut envahir l’âme ; celui qui a ce sentiment peut remercier et louer Dieu pour sa bonté, ce qui s’accompagne de la croyance que Dieu doit être remercié et loué17.

    • 18 Voir L. Lehrer, Self-Trust, Oxford, Oxford University Press, 1997; C. McLeod, Self-Trust and Reprod (...)
    • 19 Tiercelin, Le doute en question, p. 85.

    34 Ces remarques sont d’une réelle importance pour l’épistémologie des croyances religieuses. Même si Plantinga n’utilise pas la notion de « self-trust », de « confiance en soi », ne pourrait-elle pas ici être introduite à bon escient ?18 Il me faut avoir confiance dans mes croyances, aussi passives soient-elles, du moins celles auxquelles, pour l’heure, il n’y rien à redire. Je dois me fier à mes capacités cognitives. Si je ne le faisais pas, pour autant que ce soit même possible, c’est alors que ma conduite pourrait être qualifiée d’irrationnelle. Claudine Tiercelin emploie l’expression de « jugements instinctifs de rationalité19 ». Si elle ne l’appliquerait vraisemblablement pas aux croyances religieuses, à mon sens cette expression n’est pas déplacée dans ce contexte. Une personne totalement dépourvue de confiance intellectuelle en soi deviendrait une feuille morte, tirée à hue et à dia par le premier vent de scepticisme venu. Douter de nos croyances suppose une raison de douter. Faire semblant de douter, ce n’est pas vraiment douter, et surtout ce n’est pas une raison de le faire. La confiance en nos propres croyances n’est nullement un défaut de rationalité, mais l’une de ses formes les plus sûres.
    La rationalité de l’incroyance

    • 20 Voir R. Pouivet, « Épistémologie thomiste et épistémologie réformée », dans S. Bourgeois-Gironde, B (...)
    • 21 L. Wittgenstein, De la certitude, tr. fr. D. Moyal-Sharrock, Paris, Gallimard, 2006, § 89.

    35 Si j’ai le plus grand respect pour la thèse de Plantinga, je ne crois pourtant pas que les croyances religieuses soient à proprement parler des croyances de base20. Du moins, s’il s’agit de dire que l’idée même d’en discuter la validité épistémique est dépourvue de pertinence, voire de sens. Car nous pouvons perdre nos croyances religieuses sans perdre tous nos repères de rationalité. Or, il n’est pas possible de perdre des croyances comme celle dans l’existence des choses perçues ou dans l’existence d’autres esprits que le mien. Quelle différence y a-t-il entre la croyance en l’existence de Dieu et ma croyance en l’existence de la terre avant ma naissance ? C’est que, s’il s’avérait que la deuxième est inexacte, toute ma vie épistémique s’écroulerait. Et encore le mot est faible, car je ne vois même pas exactement ce que cela voudrait dire de mettre sérieusement en question cette croyance. Comme le dit Wittgenstein, certaines propositions sont hors de doute - au sens où nous pouvons bien simuler que nous les mettons en doute, mais en réalité c’est impossible : « On aimerait dire : ’Tout parle pour et rien contre : la terre a existé longtemps avant ma naissance...’. Et pourtant, me serait-il possible de croire le contraire ? Mais la question est : comment une telle croyance se manifesterait-elle en pratique ?21 »
    36 La croyance en l’existence de Dieu n’est pas hors de doute, au sens où, si elle s’avérait fausse, notre vie intellectuelle pourrait repartir sur de meilleures bases, simplement débarrassée de croyances fausses. C’est la même chose pour la croyance que la terre est au centre de l’univers... En revanche, si l’on me dit : « Non, tu as tort, avant ta naissance rien n’existait », que reste-t-il de crédible ? Toute ma vie intellectuelle s’effondre, tant cette croyance en est, en quelque sorte, constitutive. Ma confiance intellectuelle en moi, indispensable, est perdue. Et comment pourrais-je jamais la reconstituer ? S’agissant de religion, la perte de la foi est une expérience existentiellement bouleversante, qu’elle soit ressentie comme éprouvante ou, au contraire, libératrice. Mais ce n’est en rien la perte de tous les repères de rationalité dans les choses de la vie ordinaire. C’est un événement existentiel, pas une catastrophe épistémique. À l’inverse, celui auquel la grâce de la foi est accordée verra le monde d’une façon nouvelle. Il donnera aux choses un sens qu’elles n’avaient pas avant. Mais pour autant, cela ne signifie pas que, brusquement, il acquière une rationalité qui lui faisait défaut.

    • 22 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Iaq. 2, a. 3, obj. 2.

    37 Saint Thomas a remarqué la différence entre les croyances constitutives de notre rationalité et les croyances religieuses. On peut difficilement s’imaginer perdre les premières, mais cela a un sens de perdre ou d’acquérir les secondes. C’est ainsi que j’interprète l’une des objections à la croyance en l’existence de Dieu : « Il semble bien que tous les phénomènes observés dans le monde puissent s’accomplir par d’autres principes, si l’on suppose que Dieu n’existe pas ; car ce qui est naturel a pour principe la nature, et ce qui est libre a pour principe la raison humaine ou la volonté. Il n’y a donc nulle nécessité de supposer que Dieu existe22 ». Autrement dit, certains peuvent rationnellement tenir la croyance en l’existence de Dieu pour superflue. Saint Thomas cherche à contrer l’objection, bien sûr, mais il ne dit pas que l’argument du caractère superflu de la croyance en l’existence de Dieu n’est pas tenable. Il ne suggère pas que tous nos repères de rationalité s’écrouleraient si ce caractère superflu de la croyance en Dieu était avéré.
    38 Il existe une différence entre certaines croyances, identifiables avec les principes mêmes de notre rationalité, et des croyances qui ne jouent pas ce rôle constitutif de la rationalité. Les croyances religieuses, aussi grande que puisse être leur importance existentielle, appartiennent à la deuxième catégorie. Dès lors, le projet de légitimer la rationalité des secondes reste philosophiquement pertinent, à la différence du même projet au sujet des premières. C’est en quoi la théologie naturelle peut consister. Mais cela n’implique pas que cette légitimation implique une structure fondationnelle. Ce qui revient à une défense de la rationalité des croyances religieuses face aux critiques épistémologiques, en particulier le reproche d’irrationalité.
    L’argument de l’ami intelligent et incroyant
    39 Il existe un argument, fort troublant, qu’on pourrait opposer à la notion même d’une éthique des croyances religieuses aboutissant à affirmer notre droit de les entretenir, sans prétendre les fonder. C’est l’argument de l’ami intelligent et incroyant. Jacques est incroyant. Il comprend ce que dit le Credo. Il a étudié chaque argument a posteriori donné en faveur de l’existence. Spécialiste de logique modale, il est capable de suivre les reconstructions les plus sophistiquées de l’argument ontologique. Grand lecteur de Kant, il admet la force de l’argument moral en faveur de l’existence de Dieu. Rien n’y fait cependant. Il ne croit pas en l’existence de Dieu. Il reste agnostique. Jacques est l’ami de Pierre, un croyant. Il en est l’ami intelligent et incroyant. Pierre ne soupçonne chez Jacques aucune mauvaise foi, aucune malveillance, aucune bêtise. Mais Jacques ne croit pas ce à quoi Pierre croit.

    • 23 C’est en très gros l’attitude de Karl Barth, et un héritage d’une certaine interprétation de Kierke (...)
    • 24 Plantinga, Warranted Christian Belief, p. 213 s.

    40 Pour une théologie naturelle fondationnelle positive, Jacques est impossible. Si Jacques est intelligent, s’il comprend les arguments, alors il ne peut pas ne pas reconnaître l’existence de Dieu. À l’inverse, tout un pan de la théologie contemporaine, qui rejette la théologie naturelle, accepte la possibilité de l’ami intelligent et incroyant, mais considère que Pierre ne devrait pas croire à la rationalité des croyances religieuses. Pour ces théologiens, Jacques a raison : aucun argument en faveur des croyances religieuses n’est concluant. La croyance est une affaire existentielle et non rationnelle23. Plantinga, pour sa part, suppose qu’un obscurcissement peccamineux de l’esprit de Jacques a troublé son sensus divinitatis, car tels sont « les effets noétiques du péché24 ».
    41 Il existe à mon sens une autre réponse à l’argument de l’ami intelligent et incroyant. On ne dira pas que Jacques raisonne mal, ni qu’il raisonne bien et que la foi est irrationnelle ; on ne parlera pas non plus des effets noétiques du péché sur son esprit. Je suivrai en revanche Peter van Inwagen :

    • 25 P. van Inwagen, « Is God an Unnecessary Hypothesis? », dans A. Dole & A. Chignell, God and the Ethi (...)

    Pourquoi est-ce que je crois en Dieu ? Certainement pas parce que je peux énoncer des raisons en faveur de cette croyance, des raisons qui forceraient n’importe qui les comprenant à partager ma croyance. Elles n’existent pas. Je peux établir des raisons de croire en Dieu - cela m’arrive souvent - mais elles ne sont pas coercitives : quelqu’un qui les comprend, mais auquel elles ne font rien, n’en est pas irrationnel pour autant25.

    • 26 Voir P. van Inwagen, The Problem of Evil, Oxford, Oxford University Press, 2006, chap. III.

    42 Les raisons qu’on peut donner en faveur des croyances religieuses ne sont pas coercitives parce qu’elles résultent d’arguments philosophiques. Ceux-ci ne sont jamais coercitifs26. Quelqu’un peut les comprendre sans être conduit à adopter leurs conclusions.

    • 27 P. Engel, « La logique peut-elle mouvoir l’esprit ? », Dialogue, XXXVII (1998), p. 39.

    43 Cette situation est-elle si surprenante ? Supposons deux prémisses (A) et (B) et une conclusion (C). (A) et (B), prises ensembles, peuvent impliquer logiquement (C). Mais qu’est-ce qui me fait croire (C) ? Ce n’est pas que (A) et (B) implique (C), car il est toujours possible de croire (A), de croire (B) et cependant de ne pas croire (C). Non pas qu’il faille mettre en question les règles logiques ou dire que la logique est trop abstraite, qu’elle n’épouse pas le mouvement du concept, que sa froide rigidité l’éloigne de l’existence, qu’elle n’est pas pensante. En revanche, comme le dit Pascal Engel à propos de la règle logique du modus ponens (si alors q, et p, donc q), « toute règle qu’elle est, elle ne peut me forcer en elle-même à accepter, ou à reconnaître, que la conclusion s’ensuit des prémisses et si p alors q27 ». Inférer une conclusion est un acte psychologique, non pas un mécanisme logique. La logique ne dit rien des raisons que nous pouvons avoir de croire en la vérité des prémisses ou en la vérité de la conclusion comme s’ensuivant des prémisses. Qu’est-ce qui meut mon esprit ? Pas des règles logiques, mais cette confiance qui, bien loin d’être un sentiment à proscrire de la vie intellectuelle, est à mon sens constitutive de la rationalité. Il ne faut donc pas identifier inférence logique et vie épistémique. Cela ne diminue en rien l’importance et la valeur épistémologique des inférences logiques. Simplement, elles jouent un rôle dans l’examen des relations qu’entretiennent des propositions, mais n’expliquent pas ce qui fait que nos croyances sont nôtres.

    • 28 L.J. Cohen, An Essay on Belief and Acceptance, Oxford, Oxford University Press, 1992.

    44 Croire quelque chose est un fait brut. Les croyances ne sont pas des acceptations, qui supposent une réflexivité et une forme de décision28. La rationalité des croyances ne tient pas à leur succès dans un test de justification épistémologique. Sinon la quasi-totalité de nos croyances seraient irrationnelles. Je crois qu’il existe des choses matérielles indépendantes de moi. Cela ne résulte pas d’une inférence, même si je suis capable de donner des arguments en faveur de l’existence de choses matérielles indépendantes de moi. Berkeley a proposé des arguments contre cette thèse. Je les comprends. Je les trouve brillants. Berkeley est à mon sens un philosophe très recommandable, particulièrement aux étudiants. Certains de ses arguments peuvent être réfutés ; pour d’autres, les prémisses à accepter sont par trop discutables. Mais supposons qu’on me convainque un jour que mon rejet de l’immatérialisme berkeleyien ne tient finalement pas. Cela ne changerait rien à ma croyance en l’existence de choses matérielles indépendantes de moi. Je continuerais à penser que Berkeley a tort. Car si j’admets qu’il serait irrationnel de croire contre des arguments totalement imparables, en philosophie même nos meilleures raisons ne sont pas coercitives. Elles peuvent être fortes, mais pas au point qu’on ne puisse raisonnablement croire, même contre elles. Pour qui croit que p, la plupart du temps les arguments permettant de conclure que ne sont pourtant pas les raisons pour lesquelles il le croit.

    • 29 Par exemple, T. Reid, Essays on the Intellectual Power of Man, Edinburgh University Press, (1786) 2 (...)
    • 30 Van Inwagen, « Is God an Unnecessary Hypothesis? », p. 144.

    45 Certaines de nos croyances sont liées à ce que Thomas Reid appelle « notre constitution29 ». Elles sont « ’hardwired’ dans nos cerveaux par ce qui est responsable de la formation de nos cerveaux -Dieu ou l’évolution, ou les deux à la fois30 », comme le dit Peter van Inwagen. S’agissant de la croyance en l’existence de Dieu, de certaines croyances politiques, de croyances morales également, que nous ne les partagions pas tous, qu’est-ce que cela a d’étonnant ? Pourquoi cela devrait-il nous encourager à les considérer comme irrationnelles, voire simplement à les tenir pour subjectives et relatives ?
    46 Si même une inférence logique ne peut nous forcer à croire la conclu­sion qui suit logiquement des prémisses, comment diable serait-ce possible lorsque les raisons d’y croire ne sont pas coercitives.
    47 Ma conclusion n’a rien d’original : si nous croyons en l’existence de Dieu, ce n’est pas contraint par un argument. Aucun argument ne nous forcera jamais à croire en l’existence de Dieu. Mais cela n’a rien non plus à voir avec la force ou la faiblesse de l’argument. Ce qui est en jeu est la nature de la croyance et son étiologie. Nous ne croyons pas à volonté. Cela n’implique nullement que nos croyances soient irrationnelles. D’une part, nous pouvons avoir des arguments en leur faveur, même si nous n’avons pas ces croyances sur la base des arguments. D’autre part, les arguments à leur encontre n’entraînent pas toujours l’obligation d’y renoncer pour peu qu’ils n’interdisent pas totalement d’y adhérer. Pourtant, le fondationnalisme a réussi à convaincre beaucoup de philosophes, mais aussi beaucoup de gens qui ne sont pas philosophes, qu’une croyance n’est rationnelle qu’à la seule condition d’être justifiée à partir de croyances de base. Si cette thèse est fausse, comme je l’ai suggéré, nos croyances constitutives, ces croyances « hardwired » dans nos esprits, sont rationnelles, quand bien même nous ne les partagerions pas tous et serions incapables de nous en convaincre réciproquement.
    48 J’ai rapproché nos croyances religieuses d’autres croyances, morales ou politiques. Il ne s’agissait nullement de comparer leurs contenus. Ce rapprochement ne concerne que la nature de notre assentiment. À cet égard, on peut montrer la parenté épistémique des croyances religieuses avec celles que peuvent avoir, dans leurs domaines d’expertise, des psychologues, des psychiatres, des sociologues, des historiens, des économistes, des spécialistes de sciences politiques. À mon sens, les croyances religieuses - que Dieu existe, que le Christ, son fils unique, est mort et ressuscité le troisième jour, qu’il reviendra pour juger les vivants et les morts, qui ressusciteront eux aussi - n’ont pas moins de rationalité que celles entretenues par des psychologues au sujet de l’esprit, des sociologues au sujet de la société, des spécialistes de sciences politiques au sujet des rapports géopolitiques. Tous ont des arguments, plus ou moins bons, qu’ils proposent à l’appui de leurs croyances dans leurs domaines de spécialité. On observe un phénomène analogue à celui que je viens de décrire au sujet des croyances religieuses. Les arguments sont connus et compris des spécialistes, mais pour autant tous ne sont pas convaincus. Ainsi, dans les sciences humaines et dans la vie intellectuelle religieuse, il existe des arguments. Mais il est rare que quelqu’un renonce à sa croyance face aux arguments des adversaires, ou soit convaincu par un argument alors même qu’il le comprend. Cela devient non seulement rare mais impossible, s’il ne peut renoncer à la croyance prétendument réfutée par l’argument qu’on lui propose, ou si la croyance impliquée par cette réfutation est pour lui inacceptable. Par exemple, je comprends les arguments des psychanalystes en faveur de l’inconscient. Pourtant je ne crois pas un seul instant en l’existence de ce que les psychanalystes appellent l’inconscient. Certains de mes étudiants et la plupart des mes collègues en pensent de même au sujet des arguments qu’il me semble possible d’avancer en faveur de la rationalité de la croyance à la résurrection du Christ et à celle des corps. Quand les arguments ne sont pas coercitifs, il ne peut pas en être autrement.


    Notes
    1 C. Michon, « ’Les préambules de la foi’« , Revue de Théologie et de Philosophie, 134 (2002/II-III), p. 131, n. 1.
    2 Elles ne peuvent pas être fausses ; on ne peut pas en douter ; on ne peut pas les corriger.
    3 « Je montrerai que les Cinq Voies sont des échecs principalement parce qu’il est plus difficile qu’on peut d’abord le penser de les séparer de leur arrière-fond de cosmologie médiévale », dit A. Kenny : The Five Ways, St Thomas Aquinas’Proofs of God’s Existence, Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 1969, p. 3.
    4 J’ai essayé de montrer dans Qu’est-ce que croire ? (Paris, J. Vrin, 2003) et dans Le réalisme esthétique (Paris, P.U.F., 2006, chap. II : « L’Épistémologie des vertus ») que nous pouvons acquérir des vertus épistémiques grâce auxquelles nos chances d’avoir des croyances appropriées s’élèvent. Cela ne revient pas à décider de nos croyances. La différence entre croyances, involontaires, et acceptations, délibérées, reste entière.
    5 Voir A. Plantinga, Warrant and Proper Function, Oxford, Oxford University Press, 1993.
    6 Voir p. Engel, Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, 1996, chap. V (« Naturaliser l’épistémologie? »).
    7 A. Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 176.
    8 À tort ou à raison, Plantinga emprunte cette expression à Calvin. La thèse de Plantinga est connue sous l’appellation d’« épistémologie réformée ».
    9 Plantinga, Warranted Christian Belief, p. 179.
    10 Voir Ibid., p. 184.
    11 C. Tiercelin, Le doute en question, Tel Aviv et Paris, L’Éclat, 2005, p. 126.
    12 C’est le problème que pose aussi ce qu’on peut appeler l’« évidentialisme », la thèse selon laquelle une croyance pour est justifiée épistémologiquement si et seulement si possède des données suffisantes en faveur de cette croyance.
    13 Voir P. van Inwagen, « Is it Wrong, Everywhere, Always, and for Anyone, to Believe Anything upon Insufficient Evidence? », The Possibility of Resurrection and Other Essays in Christian Apologetics, Boulder, Colorado, Westview Press, 1998, p. 35.
    14 Voir R. Pouivet, « Croyance religieuse, crédulité et vertu », Revue de Théologie et de Philosophie, 134 (2002/II-III). Il me paraît clair que le rejet du témoignage comme source légitime de croyances conduirait à éradiquer aussi la plupart de nos croyances scientifiques. Voir R. Pouivet, « L’épistémologie du témoignage et les vertus », Philosophie, 88 (hiver 2005).
    15 Voir H. Kornblith (éd), Epistemology: Internalism and Externalism, Oxford, Blackwell, 2001.
    16 Voir A. Baier, « Trust and Antitrust », Ethics, 96 (1986/2). Voir aussi A. McLeod, « Trust », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, E. N. Zalta (éd.), URL= <http://plato.stanford.edu/entries/trust/>
    17 A. Plantinga, « Reason and Belief in God », dans A. Plantinga & N. Wolterstorff, Faith and Rationality, Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 1983, p. 80.
    18 Voir L. Lehrer, Self-Trust, Oxford, Oxford University Press, 1997; C. McLeod, Self-Trust and Reproductive Autonomy, Cambridge, MA, MIT Press, 2002.
    19 Tiercelin, Le doute en question, p. 85.
    20 Voir R. Pouivet, « Épistémologie thomiste et épistémologie réformée », dans S. Bourgeois-Gironde, B. Gnassounou, R. Pouivet (éd.), Analyse et théologie : Croyances religieuses et rationalité, Paris, J. Vrin, 2002.
    21 L. Wittgenstein, De la certitude, tr. fr. D. Moyal-Sharrock, Paris, Gallimard, 2006, § 89.
    22 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Iaq. 2, a. 3, obj. 2.
    23 C’est en très gros l’attitude de Karl Barth, et un héritage d’une certaine interprétation de Kierkegaard.
    24 Plantinga, Warranted Christian Belief, p. 213 s.
    25 P. van Inwagen, « Is God an Unnecessary Hypothesis? », dans A. Dole & A. Chignell, God and the Ethics of Belief, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
    26 Voir P. van Inwagen, The Problem of Evil, Oxford, Oxford University Press, 2006, chap. III.
    27 P. Engel, « La logique peut-elle mouvoir l’esprit ? », Dialogue, XXXVII (1998), p. 39.
    28 L.J. Cohen, An Essay on Belief and Acceptance, Oxford, Oxford University Press, 1992.
    29 Par exemple, T. Reid, Essays on the Intellectual Power of Man, Edinburgh University Press, (1786) 2002, VI, 5, p. 481.
    30 Van Inwagen, « Is God an Unnecessary Hypothesis? », p. 144.


    Pour citer cet article
    Référence papier
    Roger Pouivet, « Théologie naturelle et épistémologie des croyances religieuses », Revue des sciences religieuses, 81/2 | 2007, 155-173.
    Référence électronique
    Roger Pouivet, « Théologie naturelle et épistémologie des croyances religieuses », Revue des sciences religieuses [En ligne], 81/2 | 2007, mis en ligne le 28 août 2012, consulté le 13 juin 2016. URL : http://rsr.revues.org/519 ; DOI : 10.4000/rsr.519


    Auteur
    Roger Pouivet
    Université Nancy 2LPHS-Archives Poincaré(CNRS UMR 7117)
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