Théologie naturelle et épistémologie des croyances religieuses
Théologie naturelle et fondationnalisme
Roger Pouivet
1-La théologie naturelle suppose qu’on puisse justifier par la seule raison la croyance en l’existence de Dieu et certaines affirmations concernant sa nature et ses attributs. Dès lors, pour qu’une croyance religieuse soit justifiée rationnellement, il faut et il suffit :
2- qu’elle résulte d’un argument, c’est-à-dire d’une série de propositions comprenant une ou des prémisses et une conclusion,
3- que les prémisses ne comprennent que des énoncés évidents par eux-mêmes (par exemple, que Dieu est quelque chose tel que rien ne plus grand ne peut être pensé), ou des observations sur lesquelles un large accord peut se faire, i.e. des affirmations que nous sommes prêts à accorder indépendamment de toute croyance religieuse (par exemple, que tout mouvement suppose une cause ou qu’il y a plus de réalité dans la cause que dans l’effet).
4-Particulièrement, en ce dernier cas, les prémisses ne comprennent pas de proposition tirée de la Bible, d’un commentaire de la Bible ou issue d’une autorité religieuse. Dans le cas contraire, la théologie n’est plus naturelle mais révélée. Non pas que cette dernière accuserait un déficit de rationalité par rapport à la théologie naturelle. Raisonner correctement à partir de ce qu’on tient pour vrai est une attitude parfaitement rationnelle qui se rencontre constamment dans l’activité scientifique. Un chercheur scientifique tient pour vrai une théorie, dans son domaine ou dans d’autres, sans avoir lui-même le moyen de la contrôler, donc sur la base de témoignages. À partir de là, son activité scientifique se développe. Personne ne voit en cela un défaut de rationalité, alors pourquoi cela serait-il plus inquiétant en théologie ?
5La théologie naturelle et la théologie révélée ne sont nullement exclusives l’une de l’autre. Cependant, la théologie naturelle permet de parvenir à certaines vérités religieuses, mais pas à toutes. Par exemple, il n’est pas possible à la théologie naturelle de conclure à des vérités pourtant indispensables au salut ou d’expliquer les mystères, comme celui de la Trinité ou de l’Incarnation. Dès lors, les vérités auxquelles le théologien naturel parvient seraient des « préambules de la foi », pour reprendre « une expression aussi célèbre que peu fréquente chez saint Thomas1 ».
6La théologie naturelle est-elle nécessairement fondationnaliste ? C’est-à-dire, une fois distinguées deux sortes de croyances, les unes infalsifiables, indubitables et incorrigibles2, et d’autres qui n’ont pas ces caractéristiques, celles-ci doivent-elles être fondées sur celles-là ? Je vais tenter de montrer qu’une réponse positive à cette question ferait souffrir la théologie naturelle de certains défauts épistémologiques.
Critique du fondationnalisme
7 Quels sont les principaux défauts du fondationnalisme ?
8 (A) Il a le tort d’identifier avec le principe même de la rationalité la possibilité de reconduire toutes nos croyances à certaines considérées comme infalsifiables, indubitables et incorrigibles. Or, il y a des myriades de croyances qui n’ont pas ces caractéristiques et ne sont pas fondées sur des croyances qui les possèdent, sans pour autant qu’il soit en rien irrationnel de les entretenir. Par exemple, je crois avoir bu du café ce matin. Cette croyance est irrésistible, au sens où je ne vois aucune raison d’y renoncer. J’ai parfaitement confiance en ma mémoire, à cet égard. Pourtant, cette croyance n’est pas infalsifiable, indubitable et incorrigible, et elle ne repose pas sur une ou des croyances qui le sont. Fatigue, préoccupations inquiétantes, distraction, il se pourrait que je me trompe et que, contrairement à ce que je crois, ce matin, j’aie bu du thé. Je ne crois pas me tromper, mais je ne dis pas que c’est impossible.
9 (B) Cependant, si cette croyance d’avoir bu du café ce matin s’avérait douteuse, qu’on parvienne à me convaincre que je doive y renoncer, ne devrais-je pas remettre en question tout l’ensemble de mes croyances ? Ne pourraient-elles pas être tout aussi douteuses, puisque j’avais placé à tort ma confiance dans ce souvenir récent d’avoir bu du café ce matin ? À mon sens, non. Car, pour qu’on puisse me convaincre de renoncer à cette croyance d’avoir bu ce matin du café, et que je puisse moi-même m’en convaincre, encore dois-je avoir toute confiance dans d’autres croyances. Par exemple, dans les croyances qu’il existe d’autres personnes que moi, qu’elles peuvent me parler, m’expliquer quelque chose, que je peux les comprendre, mais aussi qu’il existe une différence entre le thé et le café, etc. Ainsi, la faillibilité, même concernant une croyance dont je n’ai généralement aucune raison de douter, est solidaire d’une confiance dans d’autres croyances dont je ne peux pas douter au moment même où je m’aperçois qu’il y a un doute au sujet de la première ou que, à mon grand étonnement peut-être, elle est fausse.
10 (C) La thèse fondationnaliste affirme que fonder une croyance est une activité métacognitive consistant en son évaluation épistémologique, c’est-à-dire dans la réponse à la question de savoir si elle est justifiée. La recherche de croyances fondationnelles sur lesquelles toutes les autres reposent peut être considérée comme interne. C’est un moment réflexif, un examen de conscience épistémique. Soit ma croyance C, ai-je le droit de l’entretenir, c’est-à-dire respecte-t-elle les règles épistémiques E1, E2, .. .En ? Cependant, pour que cette démarche ait un sens, cela suppose que les facultés cognitives, grâce auxquelles nous opérons le contrôle ou l’examen, soient différentes de celles qui sont à l’œuvre dans l’acquisition des croyances examinées. Mais comment est-ce possible ? Nous n’avons pas un esprit de rechange - un esprit philosophique contrôlant l’esprit ordinaire qui, « naïvement », croit. Comment pourrions-nous jamais sortir du cercle épistémique dans lequel tout contrôle de la valeur épistémique de nos croyances suppose les mêmes facultés cognitives grâce auxquelles nous entretenons ces croyances ? Si ces facultés cognitives sont fiables, le contrôle est inutile. Si ces facultés cognitives ne sont pas fiables, le contrôle est tout aussi inutile. Il entraîne une nouvelle régression. Le programme de tout reprendre dès les fondements, celui qu’on s’accorde à considérer comme cartésien, ne serait-il pas absurde ?
11 (D) On peut encore faire un autre reproche au fondationnalisme. Nous n’avons pas d’abord une théorie épistémologique comprenant des critères épistémologiques sur la base desquels nous acceptons certaines croyances. Nous avons des croyances, dont nous tenons certaines comme des paradigmes de rationalité, sans pour autant avoir à les considérer comme infalsifiables. C’est pourquoi le projet de fonder la connaissance en utilisant des critères épistémologiques paraît mettre les choses à l’envers. Supposons que nos critères épistémologiques soient compréhensifs, alors nous serons conduits à tenir pour légitimes des croyances que d’autres rejetteront. Si nous disons qu’une croyance est légitime tant qu’il n’y a pas de raison absolue d’y renoncer, certaines croyances légitimes peuvent n’être pas partagées par tous. Si au contraire les critères sont rigides, nous risquons d’être obligés de renoncer à la plupart des croyances que, spontanément, nous considérons comme légitimes, voire d’être acculés au scepticisme. C’est ainsi, vraisemblablement, si nous disons, comme Descartes, que seules les croyances dont il serait impossible de douter sont légitimes. L’idéal serait évidemment que les critères épistémologiques conduisent à réputer comme rationnelles nos croyances qui le sont véritablement et à rejeter les autres. Mais comment les mêmes critères peuvent-ils à la fois être établis à partir de la rationalité de nos croyances et fonder cette rationalité ? Ne vaut-il pas mieux alors être particularisme ? Cela revient à partir de croyances qui sont des paradigmes de rationalité, plutôt que de critères constituant des normes de contrôle épistémique.
Une conception non fondationnaliste de la théologie naturelle
12 Si la théologie naturelle est comprise comme un effort pour fonder sur certaines prémisses la proposition que Dieu existe, elle présente les défauts de tout fondationnalisme épistémologique que nous venons d’évoquer. Mais une interprétation non fondationnaliste de la théologie naturelle me semble possible. Elle conviendrait aux Cinq Voies de saint Thomas, souvent présentées pourtant comme le modèle même d’un argumentaire théologique fondationnaliste. Saint Thomas aurait proposé de fonder notre croyance en l’existence de Dieu sur des croyances certaines en suivant une démarche démonstrative. Or, à mon sens, saint Thomas ne raisonne pas en fondationnaliste, mais de la façon suivante, selon ces affirmations :
13(1) Certaines choses bougent.
(2) Certaines choses semblent être la cause de certaines autres.
(3) Certaines choses existent un moment et cessent d’exister.
(4) Certaines choses sont plus ou moins bonnes, plus ou moins vraies, plus ou moins nobles.
(5) Certaines choses semblent avoir été faites à dessein.
14 La plupart des gens croient (1), (2), (3), (4), (5) et ils ne semblent avoir aucune raison de renoncer à ces croyances. Elles sont ordinaires, triviales si l’on veut. Or, à partir de ces croyances, en raisonnant, il est légitime d’entretenir aussi la croyance en l’existence de Dieu. Je comprends ainsi la démarche de l’Aquinate : il est légitime de croire en l’existence de Dieu à partir de certaines croyances parfaitement ordinaires, celles que nous entretenons spontanément. Mais cela ne veut pas dire qu’elles fondent la croyance en l’existence de Dieu. Elles n’ont rien d’infalsifiables, d’indubitables et d’incorrigibles. Par exemple, il est notoire que Zénon d’Élée a contesté (1). Pour certains3, (1), (2) et (3) sont par trop tributaires d’une conception médiévale de la physique, héritée d’Aristote et devenue obsolète dans la physique moderne. Supposons qu’on conteste (1), (2), (3), (4), et/ou (5), d’autres croyances ordinaires feront l’affaire, car nous n’en sommes jamais dépourvus... Ce qui importe est de raisonner à partir de ces croyances irrésistibles qui ne sont pourtant pas infalsifiables, indubitables et incorrigibles. La démarche représente un effort de rationalité dans le domaine métaphysique et théologique, mais il ne s’agit pas de fondationnalisme.
15 Cette interprétation des Cinq Voies de saint Thomas repose sur la conception épistémologique suivante.
161) La valeur épistémique d’une croyance ne présuppose nullement un contrôle épistémique préalable grâce auquel nous serions autorisés à l’entretenir.
172) Nos croyances ne sont pas volontaires. Il n’est pas possible de décider de croire que p à partir d’un contrôle préalable de la valeur épistémique d’une croyance. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait absolument rien de volontaire dans nos croyances. Mais on parle alors de certains efforts que nous pouvons faire afin d’acquérir une attitude accroissant la probabilité d’avoir des croyances correctes4.
183) Certaines de nos croyances sont telles qu’il est impossible pour nous, adultes normaux, de les rejeter, sauf à faire semblant. Nous n’en sommes nullement responsables. Dès lors, nous n’avons aucune permission à avoir pour les entretenir, ni aucune obligation d’examen à leur égard. Que ces croyances soient irrésistibles ne signifie pas qu’elles sont infaillibles. Mais cette faillibilité n’est pas une raison pour les suspendre ou exiger qu’elles fassent l’objet d’un contrôle préalable. Si je n’ai pas mes lunettes et que je crois pourtant reconnaître à cinquante mètres de là mon ami Arnaud, croire que c’est bien lui serait l’indice d’un dysfonctionnement épistémique. Mais si Arnaud est là devant moi, que je porte mes lunettes, suspendre ma croyance qu’il est là parce que, après tout, ce ne pourrait être qu’une illusion de mes sens, ou un robot qui imite Arnaud, etc., n’est-ce pas aussi une sorte de dysfonctionnement..., philosophique cette fois ?
194) Il s’ensuit que c’est une erreur de catégorie de dire que nos croyances les plus courantes - croire qu’il y a des choses indépendantes de nous, dont des personnes, croire que la plupart de nos souvenirs sont corrects, croire que ce que les gens nous disent est généralement vrai - puissent être justifiées. Car ces croyances ne sont ni problématiques avant d’être fondées, ni justifiables. Toute tentative de justification les présupposerait (nous ne saurions sortir d’un tel cercle épistémique). À ces croyances, la catégorie de justification ne s’applique pas. Le fondationnalisme fait donc une erreur de catégorie épistémique en prétendant justifier des croyances irrésistibles. Et si elles ne sont pas justifiables, elles ne peuvent pas non plus être injustifiées.
205) À la notion de justification épistémique, on préférera celle de garantie épistémique. Ce qui garantit des croyances, sans prétendre les justifier, est le bon fonctionnement de nos facultés cognitives, dans des circonstances normales, quand ce fonctionnement est dirigé vers la découverte de la vérité5. L’épistémologie n’est pas chargée de valider ces croyances. Nos croyances ne sauraient donc pas être justifiées (ou validées) par une démarche épistémologique fondationnaliste. Elles sont en revanche garanties par le mode d’acquisition que nous en avons et la qualité épistémique personnelle de celui qui croit (ses vertus épistémiques).
21 Si la théologie naturelle était une tentative pour fonder des croyances religieuses, elle serait vouée à l’échec pour les raisons que je viens de donner. En revanche, elle peut valablement prendre la forme d’une « éthique des croyances religieuses », laquelle s’interroge sur notre droit d’entretenir certaines croyances. Les termes « connaissance » et « rationalité » sont normatifs. Ce qui signifie que la connaissance ne résulte pas seulement d’une relation causale avec la réalité connue, de l’effet qu’elle fait sur nous en tant qu’êtres sensibles et intelligents. L’épistémologie n’est pas « naturalisable », au sens où elle n’est pas explicable exclusivement en termes de psychologie de la connaissance6. Certaines normes interviennent dans la détermination du statut épistémique de nos croyances. C’est pourquoi on parle d’éthique des croyances, pour souligner le lien constitutif de l’épistémologie avec la question du droit d’entretenir des croyances. Une éthique des croyances religieuses portera dès lors sur le droit d’en avoir.
22 Pour certains, ce qu’il est légitime de croire est seulement ce que nous devons croire. Généralement, ceux qui soutiennent cette conception ajoutent que ce que nous devons croire est seulement ce qui est épistémologiquement fondé. Leur éthique des croyances est déontologique. Ils sont aussi volontaristes ; ils croient pouvoir décider de croire ou de renoncer à croire. Pour d’autres, dont je suis, il est légitime de croire tout ce qu’il n’est pas légitimement interdit de croire. Nous n’avons pas besoin d’autorisation particulière dans chaque cas de croyance ou pour des types de croyances. Pour réputer irrationnelle une croyance, il convient de montrer qu’il existe de bonnes raisons de ne pas l’entretenir. Mais si à une croyance ne s’opposent pas ces raisons décisives, sa rationalité n’est pas contestable. Nous n’avons pas à vouloir croire, et heureusement, car nous ne le pouvons pas.
L’épistémologie de la religion d’Alvin Plantinga
23 On pourrait être tenté de tenir la croyance en l’existence de Dieu pour l’une de ces croyances irrésistibles, dont la rationalité n’a nullement à être justifiée, parce qu’elles sont, par elles-mêmes les normes même de la rationalité. À leur sujet, Plantinga parle de « croyances de base ».
24 Quelles sont les croyances de base ? Ce sont, par exemple, les croyances perceptives. Ma croyance de voir l’écran de mon ordinateur n’en suppose pas une autre sur laquelle elle se fonde. De même, ma croyance d’avoir bu du café ce matin lors du petit déjeuner. Pour Plantinga, c’est la même chose pour le sens du divin. « Il ne s’agit pas d’une inférence rapide et approximative faite depuis le constat de la grandeur des montagnes, de la beauté des fleurs ou du soleil sur la cime des arbres, jusqu’à la croyance en l’existence de Dieu ; une croyance en Dieu naît spontanément quand, dans ces constats, l’opération du sensus divinitatis est aussi à l’œuvre7 », dit-il. La croyance en l’existence de Dieu n’a donc nullement à être fondée ou justifiée. Elle est garantie par la façon dont elle est acquise, les modalités de sa genèse. Quelles sont-elles ? Exactement comme celles des autres croyances de base, perceptives ou mémorielles par exemple, lesquelles sont finalement des paradigmes de rationalité. Nous avons des facultés sensibles et cognitives fiables ; les croyances issues de leur exercice sont fiables de ce seul fait ; elles constituent les bases sur lesquelles notre rationalité opère. De la même façon, nous avons un sensus divinitatis8. C’est « une faculté (un pouvoir ou un mécanisme) de genèse de croyances produisant, pour peu que les conditions appropriées soient satisfaites, des croyances qui ne sont aucunement fondées sur des évidences ou sur d’autres croyances9 », dit Plantinga.
25 Il convient alors de se demander pourquoi la croyance en l’existence de Dieu n’est pas aussi répandue que celle en l’existence des choses qui nous entourent - une croyance de base elle aussi. Selon Plantinga, cela est dû fondamentalement à l’effet noétique du péché, décrit et analysé dans le chap. 7 de Warranted Christian Belief. De même qu’une de nos facultés sensibles et cognitives peut mal fonctionner, que nous pouvons être atteints par une maladie cognitive (aveuglement, incapacité totale à pondérer des arguments, folie, etc.), il existe une maladie propre du sensus divinitatis - et le péché a cet effet de troubler le sens du divin10.
26 Une objection semble immédiatement s’imposer à l’encontre de l’épistémologie des croyances religieuses proposée par Alvin Plantinga. N’arrive-t-il pas souvent que nous soyons conduits à suspendre notre croyance parce que, à l’évidence, les raisons de croire sont insuffisantes ? Le fonctionnement cognitif correct d’une personne ne suppose-t-il pas cette capacité de refuser certaines croyances, par manque d’évidence, même si elles nous tentent ? Que l’existence de Dieu s’impose psychologiquement à quelqu’un, qu’il y croie comme il croit à l’existence des choses devant lui, comme il croit avoir bu du café le matin au petit déjeuner, est-ce une raison d’accepter cette croyance ? Doit-on élever ce caractère irréfléchi de nos croyances ordinaires en paradigme de rationalité ? Comment un philosophe peut-il ainsi encourager cette forme d’anti-intellectualisme et d’acceptation du fait accompli doxastique ? Ne doit-il pas plutôt insister sur le caractère épistémologiquement insuffisant de nos croyances irréfléchies, exiger des arguments en bonne et due forme les justifiant ?
27 Plantinga ne dit évidemment pas que nous ne sommes jamais conduits à constater l’insuffisance de nos raisons de croire, ni qu’un constat de cet ordre n’est pas souvent une attitude des plus rationnelles. Voici un exemple de mon cru pour expliquer ce que, à mon sens, Plantinga veut dire. L’un de mes fils me demande quelle est la hauteur du plus haut sommet sur la Terre. Je lui réponds : « Je crois que c’est dans les huit mille mètres, à peu près ». Il en conclut que je ne crois qu’à moitié en ce que je lui ai répondu. En revanche, mon fils n’ajoute pas : « Alors, si tu n’en es pas certain, tu ne peux l’être non plus d’être assis devant ton ordinateur, ni même d’avoir un corps ». S’il faisait cette remarque, je lui répondrais que suspendre ma croyance au sujet de mon corps parce que je ne peux être certain d’en avoir un ne serait en rien un indice de rationalité, mais plutôt un signe de dysfonctionnement cognitif. C’est ce qui est différent dans le cas du plus haut sommet de la terre. Je n’ai aucune bonne raison de ne pas croire me trouver devant mon ordinateur. Les prétendues raisons philosophiques, de type sceptique par exemple, ne sont pas des raisons du tout. Je vois bien qu’au sujet du plus haut sommet de la terre, je peux me tromper.
28 Pour Plantinga, s’agissant des discussions au sujet de la croyance en l’existence de Dieu, nous ne sommes pas dans le premier type de situation, celui où croire quelque chose ne signifie pas n’en être pas sûr, avoir des doutes ou que douter est l’attitude la plus raisonnable. Nous sommes dans le second, celui où le doute est une coquetterie philosophique qui ne peut être prise au sérieux. Les contextes diffèrent. L’une des ruses sceptiques est « de faire croire que douter, connaître, signifier, sont des entreprises qu’il est possible d’envisager et d’évaluer en dehors de tout contexte11 ». On pourra encore faire l’objection que nous ne savons peut-être jamais si nous sommes dans une situation du premier ou du deuxième type. Cependant, être à même de déterminer dans quel type de situation nous nous trouvons, c’est justement cela qui relève de notre fiabilité cognitive, voire de notre rationalité. Mais à cet égard, nous n’avons pas de critères préformés, pas de règles toutes faites que nous puissions appliquer infailliblement. La rationalité humaine s’illustre dans cette capacité à faire la différence dans les cas particuliers, par une sorte de sens épistémique, en quelque sorte. Certes, ce n’est pas sans risque d’erreur. Mais il me semble qu’il y aurait une certaine mauvaise foi à ne pas nous reconnaître aussi à cet égard une certaine réussite.
29 Il existe une autre objection, fort courante, à la thèse de Plantinga : l’argument de « la Grande Citrouille » (The Great Pumpkin Objection). Si la croyance en Dieu est une croyance de base, qui n’a pas à être justifiée, n’importe quelle croyance ne peut-elle pas être présentée comme ayant le même statut épistémique ? Par exemple, la croyance que la Grande Citrouille revient chaque année, pour Halloween, ou la croyance, plus courante sous nos cieux, que le Père Noël met des cadeaux dans nos chaussures dans la nuit du 24 au 25 décembre... Ou bien n’importe quelles croyances résultant de la lecture d’un horoscope, des croyances au sujet des extra-terrestres, des propriétés curatives du jus de goyave ou aphrodisiaques de la racine de gingembre. La croyance en l’existence de Dieu vaut-elle mieux, se demandent certains ?
30 En réalité, c’est cette objection qui ne vaut pas grand-chose. Elle repose sur l’idée que pour qu’une croyance soit légitime, en tant que croyance de base, elle doit satisfaire un certain critère. S’il n’y a pas de critère, nous dit-on, n’importe quelle croyance est alors légitime, même la plus aberrante. C’est ce qui conduit certains à dire que les croyances chrétiennes sont du même ordre que celles des scientologues, des Raëliens et des adeptes du Culte de Marylin Monroe... Tous dans le même sac, tous superstitieux. Je pense cependant qu’il s’agit là d’un sophisme.
31 Prenons un exemple. Dans les années 1930, les « positivistes logiques » pensaient que toutes les propositions doivent satisfaire un critère de vérifiabilité, selon lequel une proposition ni analytiquement vraie (logiquement vraie, si l’on veut) ni empiriquement vraie (par constat empirique), et pas réductible non plus à une proposition empiriquement vraie, est dépourvue de signification. Les deux principaux défauts de ce critère de signification comme vérification sont patents. Premièrement, bien des théories scientifiques ne le satisfont pas. Deuxièmement, ce critère n’est ni analytiquement ni empiriquement vrai ; il est contradictoire. Supposons que nous rejetions le critère de vérification. Pour autant, cela n’implique pas que n’importe quel énoncé, ou prétendu tel, soit du coup doté de signification. Ainsi, un énoncé comme « Les crouchottes vibulent blattement » n’en a pas pour autant. L’absence de critère de vérification n’implique nullement que n’importe quel énoncé, aussi invérifiable soit-il, possède une signification. C’est la même chose pour la croyance dans la Grande Citrouille, la croyance dans le Père Noël ou celles des scientologues, des Raëliens ou des adeptes du Culte de Marylin. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas de critères à appliquer pour distinguer les croyances (de base) légitimes et celles qui ne le sont pas, que toutes se valent. Soit la croyance au Père Noël. Il me suffit la nuit de Noël de rester à côté de mes chaussures pour découvrir la vérité. Si quelqu’un pense que sa voisine est une extra-terrestre, un enquête sur son lieu de naissance, ses ascendants, etc., la détrompe si elle est de bonne foi et normale. En revanche, comment l’athée compte-t-il détromper ceux qui croient que le Christ est ressuscité le troisième jour et qu’il est monté au ciel ? On peut certes essayer de montrer que la résurrection est une supercherie, mais encore faut-il y parvenir ou prouver que croire en la résurrection, qu’elle soit ou non une supercherie, est épistémologiquement illégitime. À la différence d’une opinion aujourd’hui assez répandue, me semble-t-il, croire dans son horoscope et croire dans la résurrection du Christ, empiriquement et épistémologiquement ce n’est pas du tout la même chose.
Théologie naturelle et fondationnalisme
Roger Pouivet
La théologie naturelle a deux formes. L’une est fondationnelle et consiste à donner des justifications rationnelles et non religieuses des croyances religieuses. Elle souffre des mêmes défauts que les conceptions fondationnalistes en philosophie. La seconde forme est ce qu’on appelle « l’éthique des croyances », en l’occurrence des croyances religieuses. Avons-nous le droit d’avoir des croyances religieuses ? La critique par Alvin Plantinga de la théologie naturelle pourrait être comprise comme une façon de passer de la première forme de théologie naturelle à la seconde. Cependant, on peut critiquer la thèse de Plantinga, selon laquelle les croyances religieuses sont des croyances de base, apparentées aux croyances perceptives, par exemple. On peut montrer que les croyances religieuses sont rationnelles, au même sens que les croyances philosophiques, politiques, sociologiques ou historiques. Il est possible d’être intelligent et rationnel, sans être pour autant croyant, parce qu’il n’existe pas d’arguments décisifs en faveur des croyances religieuses. Mais cela ne signifie pas non plus qu’il n’existe en leur faveur aucun argument !
Mots-clés :théologie naturelle, fondationnalisme, croyance religieuse, Alvin Plantinga
Texte intégral
1-La théologie naturelle suppose qu’on puisse justifier par la seule raison la croyance en l’existence de Dieu et certaines affirmations concernant sa nature et ses attributs. Dès lors, pour qu’une croyance religieuse soit justifiée rationnellement, il faut et il suffit :
2- qu’elle résulte d’un argument, c’est-à-dire d’une série de propositions comprenant une ou des prémisses et une conclusion,
3- que les prémisses ne comprennent que des énoncés évidents par eux-mêmes (par exemple, que Dieu est quelque chose tel que rien ne plus grand ne peut être pensé), ou des observations sur lesquelles un large accord peut se faire, i.e. des affirmations que nous sommes prêts à accorder indépendamment de toute croyance religieuse (par exemple, que tout mouvement suppose une cause ou qu’il y a plus de réalité dans la cause que dans l’effet).
4-Particulièrement, en ce dernier cas, les prémisses ne comprennent pas de proposition tirée de la Bible, d’un commentaire de la Bible ou issue d’une autorité religieuse. Dans le cas contraire, la théologie n’est plus naturelle mais révélée. Non pas que cette dernière accuserait un déficit de rationalité par rapport à la théologie naturelle. Raisonner correctement à partir de ce qu’on tient pour vrai est une attitude parfaitement rationnelle qui se rencontre constamment dans l’activité scientifique. Un chercheur scientifique tient pour vrai une théorie, dans son domaine ou dans d’autres, sans avoir lui-même le moyen de la contrôler, donc sur la base de témoignages. À partir de là, son activité scientifique se développe. Personne ne voit en cela un défaut de rationalité, alors pourquoi cela serait-il plus inquiétant en théologie ?
- 1 C. Michon, « ’Les préambules de la foi’« , Revue de Théologie et de Philosophie, 134 (2002/II-III), (...)
5La théologie naturelle et la théologie révélée ne sont nullement exclusives l’une de l’autre. Cependant, la théologie naturelle permet de parvenir à certaines vérités religieuses, mais pas à toutes. Par exemple, il n’est pas possible à la théologie naturelle de conclure à des vérités pourtant indispensables au salut ou d’expliquer les mystères, comme celui de la Trinité ou de l’Incarnation. Dès lors, les vérités auxquelles le théologien naturel parvient seraient des « préambules de la foi », pour reprendre « une expression aussi célèbre que peu fréquente chez saint Thomas1 ».
- 2 Elles ne peuvent pas être fausses ; on ne peut pas en douter ; on ne peut pas les corriger.
6La théologie naturelle est-elle nécessairement fondationnaliste ? C’est-à-dire, une fois distinguées deux sortes de croyances, les unes infalsifiables, indubitables et incorrigibles2, et d’autres qui n’ont pas ces caractéristiques, celles-ci doivent-elles être fondées sur celles-là ? Je vais tenter de montrer qu’une réponse positive à cette question ferait souffrir la théologie naturelle de certains défauts épistémologiques.
Critique du fondationnalisme
7 Quels sont les principaux défauts du fondationnalisme ?
8 (A) Il a le tort d’identifier avec le principe même de la rationalité la possibilité de reconduire toutes nos croyances à certaines considérées comme infalsifiables, indubitables et incorrigibles. Or, il y a des myriades de croyances qui n’ont pas ces caractéristiques et ne sont pas fondées sur des croyances qui les possèdent, sans pour autant qu’il soit en rien irrationnel de les entretenir. Par exemple, je crois avoir bu du café ce matin. Cette croyance est irrésistible, au sens où je ne vois aucune raison d’y renoncer. J’ai parfaitement confiance en ma mémoire, à cet égard. Pourtant, cette croyance n’est pas infalsifiable, indubitable et incorrigible, et elle ne repose pas sur une ou des croyances qui le sont. Fatigue, préoccupations inquiétantes, distraction, il se pourrait que je me trompe et que, contrairement à ce que je crois, ce matin, j’aie bu du thé. Je ne crois pas me tromper, mais je ne dis pas que c’est impossible.
9 (B) Cependant, si cette croyance d’avoir bu du café ce matin s’avérait douteuse, qu’on parvienne à me convaincre que je doive y renoncer, ne devrais-je pas remettre en question tout l’ensemble de mes croyances ? Ne pourraient-elles pas être tout aussi douteuses, puisque j’avais placé à tort ma confiance dans ce souvenir récent d’avoir bu du café ce matin ? À mon sens, non. Car, pour qu’on puisse me convaincre de renoncer à cette croyance d’avoir bu ce matin du café, et que je puisse moi-même m’en convaincre, encore dois-je avoir toute confiance dans d’autres croyances. Par exemple, dans les croyances qu’il existe d’autres personnes que moi, qu’elles peuvent me parler, m’expliquer quelque chose, que je peux les comprendre, mais aussi qu’il existe une différence entre le thé et le café, etc. Ainsi, la faillibilité, même concernant une croyance dont je n’ai généralement aucune raison de douter, est solidaire d’une confiance dans d’autres croyances dont je ne peux pas douter au moment même où je m’aperçois qu’il y a un doute au sujet de la première ou que, à mon grand étonnement peut-être, elle est fausse.
10 (C) La thèse fondationnaliste affirme que fonder une croyance est une activité métacognitive consistant en son évaluation épistémologique, c’est-à-dire dans la réponse à la question de savoir si elle est justifiée. La recherche de croyances fondationnelles sur lesquelles toutes les autres reposent peut être considérée comme interne. C’est un moment réflexif, un examen de conscience épistémique. Soit ma croyance C, ai-je le droit de l’entretenir, c’est-à-dire respecte-t-elle les règles épistémiques E1, E2, .. .En ? Cependant, pour que cette démarche ait un sens, cela suppose que les facultés cognitives, grâce auxquelles nous opérons le contrôle ou l’examen, soient différentes de celles qui sont à l’œuvre dans l’acquisition des croyances examinées. Mais comment est-ce possible ? Nous n’avons pas un esprit de rechange - un esprit philosophique contrôlant l’esprit ordinaire qui, « naïvement », croit. Comment pourrions-nous jamais sortir du cercle épistémique dans lequel tout contrôle de la valeur épistémique de nos croyances suppose les mêmes facultés cognitives grâce auxquelles nous entretenons ces croyances ? Si ces facultés cognitives sont fiables, le contrôle est inutile. Si ces facultés cognitives ne sont pas fiables, le contrôle est tout aussi inutile. Il entraîne une nouvelle régression. Le programme de tout reprendre dès les fondements, celui qu’on s’accorde à considérer comme cartésien, ne serait-il pas absurde ?
11 (D) On peut encore faire un autre reproche au fondationnalisme. Nous n’avons pas d’abord une théorie épistémologique comprenant des critères épistémologiques sur la base desquels nous acceptons certaines croyances. Nous avons des croyances, dont nous tenons certaines comme des paradigmes de rationalité, sans pour autant avoir à les considérer comme infalsifiables. C’est pourquoi le projet de fonder la connaissance en utilisant des critères épistémologiques paraît mettre les choses à l’envers. Supposons que nos critères épistémologiques soient compréhensifs, alors nous serons conduits à tenir pour légitimes des croyances que d’autres rejetteront. Si nous disons qu’une croyance est légitime tant qu’il n’y a pas de raison absolue d’y renoncer, certaines croyances légitimes peuvent n’être pas partagées par tous. Si au contraire les critères sont rigides, nous risquons d’être obligés de renoncer à la plupart des croyances que, spontanément, nous considérons comme légitimes, voire d’être acculés au scepticisme. C’est ainsi, vraisemblablement, si nous disons, comme Descartes, que seules les croyances dont il serait impossible de douter sont légitimes. L’idéal serait évidemment que les critères épistémologiques conduisent à réputer comme rationnelles nos croyances qui le sont véritablement et à rejeter les autres. Mais comment les mêmes critères peuvent-ils à la fois être établis à partir de la rationalité de nos croyances et fonder cette rationalité ? Ne vaut-il pas mieux alors être particularisme ? Cela revient à partir de croyances qui sont des paradigmes de rationalité, plutôt que de critères constituant des normes de contrôle épistémique.
Une conception non fondationnaliste de la théologie naturelle
12 Si la théologie naturelle est comprise comme un effort pour fonder sur certaines prémisses la proposition que Dieu existe, elle présente les défauts de tout fondationnalisme épistémologique que nous venons d’évoquer. Mais une interprétation non fondationnaliste de la théologie naturelle me semble possible. Elle conviendrait aux Cinq Voies de saint Thomas, souvent présentées pourtant comme le modèle même d’un argumentaire théologique fondationnaliste. Saint Thomas aurait proposé de fonder notre croyance en l’existence de Dieu sur des croyances certaines en suivant une démarche démonstrative. Or, à mon sens, saint Thomas ne raisonne pas en fondationnaliste, mais de la façon suivante, selon ces affirmations :
13(1) Certaines choses bougent.
(2) Certaines choses semblent être la cause de certaines autres.
(3) Certaines choses existent un moment et cessent d’exister.
(4) Certaines choses sont plus ou moins bonnes, plus ou moins vraies, plus ou moins nobles.
(5) Certaines choses semblent avoir été faites à dessein.
- 3 « Je montrerai que les Cinq Voies sont des échecs principalement parce qu’il est plus difficile qu’ (...)
14 La plupart des gens croient (1), (2), (3), (4), (5) et ils ne semblent avoir aucune raison de renoncer à ces croyances. Elles sont ordinaires, triviales si l’on veut. Or, à partir de ces croyances, en raisonnant, il est légitime d’entretenir aussi la croyance en l’existence de Dieu. Je comprends ainsi la démarche de l’Aquinate : il est légitime de croire en l’existence de Dieu à partir de certaines croyances parfaitement ordinaires, celles que nous entretenons spontanément. Mais cela ne veut pas dire qu’elles fondent la croyance en l’existence de Dieu. Elles n’ont rien d’infalsifiables, d’indubitables et d’incorrigibles. Par exemple, il est notoire que Zénon d’Élée a contesté (1). Pour certains3, (1), (2) et (3) sont par trop tributaires d’une conception médiévale de la physique, héritée d’Aristote et devenue obsolète dans la physique moderne. Supposons qu’on conteste (1), (2), (3), (4), et/ou (5), d’autres croyances ordinaires feront l’affaire, car nous n’en sommes jamais dépourvus... Ce qui importe est de raisonner à partir de ces croyances irrésistibles qui ne sont pourtant pas infalsifiables, indubitables et incorrigibles. La démarche représente un effort de rationalité dans le domaine métaphysique et théologique, mais il ne s’agit pas de fondationnalisme.
15 Cette interprétation des Cinq Voies de saint Thomas repose sur la conception épistémologique suivante.
161) La valeur épistémique d’une croyance ne présuppose nullement un contrôle épistémique préalable grâce auquel nous serions autorisés à l’entretenir.
- 4 J’ai essayé de montrer dans Qu’est-ce que croire ? (Paris, J. Vrin, 2003) et dans Le réalisme esthé (...)
172) Nos croyances ne sont pas volontaires. Il n’est pas possible de décider de croire que p à partir d’un contrôle préalable de la valeur épistémique d’une croyance. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait absolument rien de volontaire dans nos croyances. Mais on parle alors de certains efforts que nous pouvons faire afin d’acquérir une attitude accroissant la probabilité d’avoir des croyances correctes4.
183) Certaines de nos croyances sont telles qu’il est impossible pour nous, adultes normaux, de les rejeter, sauf à faire semblant. Nous n’en sommes nullement responsables. Dès lors, nous n’avons aucune permission à avoir pour les entretenir, ni aucune obligation d’examen à leur égard. Que ces croyances soient irrésistibles ne signifie pas qu’elles sont infaillibles. Mais cette faillibilité n’est pas une raison pour les suspendre ou exiger qu’elles fassent l’objet d’un contrôle préalable. Si je n’ai pas mes lunettes et que je crois pourtant reconnaître à cinquante mètres de là mon ami Arnaud, croire que c’est bien lui serait l’indice d’un dysfonctionnement épistémique. Mais si Arnaud est là devant moi, que je porte mes lunettes, suspendre ma croyance qu’il est là parce que, après tout, ce ne pourrait être qu’une illusion de mes sens, ou un robot qui imite Arnaud, etc., n’est-ce pas aussi une sorte de dysfonctionnement..., philosophique cette fois ?
194) Il s’ensuit que c’est une erreur de catégorie de dire que nos croyances les plus courantes - croire qu’il y a des choses indépendantes de nous, dont des personnes, croire que la plupart de nos souvenirs sont corrects, croire que ce que les gens nous disent est généralement vrai - puissent être justifiées. Car ces croyances ne sont ni problématiques avant d’être fondées, ni justifiables. Toute tentative de justification les présupposerait (nous ne saurions sortir d’un tel cercle épistémique). À ces croyances, la catégorie de justification ne s’applique pas. Le fondationnalisme fait donc une erreur de catégorie épistémique en prétendant justifier des croyances irrésistibles. Et si elles ne sont pas justifiables, elles ne peuvent pas non plus être injustifiées.
- 5 Voir A. Plantinga, Warrant and Proper Function, Oxford, Oxford University Press, 1993.
205) À la notion de justification épistémique, on préférera celle de garantie épistémique. Ce qui garantit des croyances, sans prétendre les justifier, est le bon fonctionnement de nos facultés cognitives, dans des circonstances normales, quand ce fonctionnement est dirigé vers la découverte de la vérité5. L’épistémologie n’est pas chargée de valider ces croyances. Nos croyances ne sauraient donc pas être justifiées (ou validées) par une démarche épistémologique fondationnaliste. Elles sont en revanche garanties par le mode d’acquisition que nous en avons et la qualité épistémique personnelle de celui qui croit (ses vertus épistémiques).
- 6 Voir p. Engel, Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, 1996, chap. V (« Naturaliser l’épistém (...)
21 Si la théologie naturelle était une tentative pour fonder des croyances religieuses, elle serait vouée à l’échec pour les raisons que je viens de donner. En revanche, elle peut valablement prendre la forme d’une « éthique des croyances religieuses », laquelle s’interroge sur notre droit d’entretenir certaines croyances. Les termes « connaissance » et « rationalité » sont normatifs. Ce qui signifie que la connaissance ne résulte pas seulement d’une relation causale avec la réalité connue, de l’effet qu’elle fait sur nous en tant qu’êtres sensibles et intelligents. L’épistémologie n’est pas « naturalisable », au sens où elle n’est pas explicable exclusivement en termes de psychologie de la connaissance6. Certaines normes interviennent dans la détermination du statut épistémique de nos croyances. C’est pourquoi on parle d’éthique des croyances, pour souligner le lien constitutif de l’épistémologie avec la question du droit d’entretenir des croyances. Une éthique des croyances religieuses portera dès lors sur le droit d’en avoir.
22 Pour certains, ce qu’il est légitime de croire est seulement ce que nous devons croire. Généralement, ceux qui soutiennent cette conception ajoutent que ce que nous devons croire est seulement ce qui est épistémologiquement fondé. Leur éthique des croyances est déontologique. Ils sont aussi volontaristes ; ils croient pouvoir décider de croire ou de renoncer à croire. Pour d’autres, dont je suis, il est légitime de croire tout ce qu’il n’est pas légitimement interdit de croire. Nous n’avons pas besoin d’autorisation particulière dans chaque cas de croyance ou pour des types de croyances. Pour réputer irrationnelle une croyance, il convient de montrer qu’il existe de bonnes raisons de ne pas l’entretenir. Mais si à une croyance ne s’opposent pas ces raisons décisives, sa rationalité n’est pas contestable. Nous n’avons pas à vouloir croire, et heureusement, car nous ne le pouvons pas.
L’épistémologie de la religion d’Alvin Plantinga
23 On pourrait être tenté de tenir la croyance en l’existence de Dieu pour l’une de ces croyances irrésistibles, dont la rationalité n’a nullement à être justifiée, parce qu’elles sont, par elles-mêmes les normes même de la rationalité. À leur sujet, Plantinga parle de « croyances de base ».
- 7 A. Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 176.
- 8 À tort ou à raison, Plantinga emprunte cette expression à Calvin. La thèse de Plantinga est connue (...)
- 9 Plantinga, Warranted Christian Belief, p. 179.
24 Quelles sont les croyances de base ? Ce sont, par exemple, les croyances perceptives. Ma croyance de voir l’écran de mon ordinateur n’en suppose pas une autre sur laquelle elle se fonde. De même, ma croyance d’avoir bu du café ce matin lors du petit déjeuner. Pour Plantinga, c’est la même chose pour le sens du divin. « Il ne s’agit pas d’une inférence rapide et approximative faite depuis le constat de la grandeur des montagnes, de la beauté des fleurs ou du soleil sur la cime des arbres, jusqu’à la croyance en l’existence de Dieu ; une croyance en Dieu naît spontanément quand, dans ces constats, l’opération du sensus divinitatis est aussi à l’œuvre7 », dit-il. La croyance en l’existence de Dieu n’a donc nullement à être fondée ou justifiée. Elle est garantie par la façon dont elle est acquise, les modalités de sa genèse. Quelles sont-elles ? Exactement comme celles des autres croyances de base, perceptives ou mémorielles par exemple, lesquelles sont finalement des paradigmes de rationalité. Nous avons des facultés sensibles et cognitives fiables ; les croyances issues de leur exercice sont fiables de ce seul fait ; elles constituent les bases sur lesquelles notre rationalité opère. De la même façon, nous avons un sensus divinitatis8. C’est « une faculté (un pouvoir ou un mécanisme) de genèse de croyances produisant, pour peu que les conditions appropriées soient satisfaites, des croyances qui ne sont aucunement fondées sur des évidences ou sur d’autres croyances9 », dit Plantinga.
- 10 Voir Ibid., p. 184.
25 Il convient alors de se demander pourquoi la croyance en l’existence de Dieu n’est pas aussi répandue que celle en l’existence des choses qui nous entourent - une croyance de base elle aussi. Selon Plantinga, cela est dû fondamentalement à l’effet noétique du péché, décrit et analysé dans le chap. 7 de Warranted Christian Belief. De même qu’une de nos facultés sensibles et cognitives peut mal fonctionner, que nous pouvons être atteints par une maladie cognitive (aveuglement, incapacité totale à pondérer des arguments, folie, etc.), il existe une maladie propre du sensus divinitatis - et le péché a cet effet de troubler le sens du divin10.
26 Une objection semble immédiatement s’imposer à l’encontre de l’épistémologie des croyances religieuses proposée par Alvin Plantinga. N’arrive-t-il pas souvent que nous soyons conduits à suspendre notre croyance parce que, à l’évidence, les raisons de croire sont insuffisantes ? Le fonctionnement cognitif correct d’une personne ne suppose-t-il pas cette capacité de refuser certaines croyances, par manque d’évidence, même si elles nous tentent ? Que l’existence de Dieu s’impose psychologiquement à quelqu’un, qu’il y croie comme il croit à l’existence des choses devant lui, comme il croit avoir bu du café le matin au petit déjeuner, est-ce une raison d’accepter cette croyance ? Doit-on élever ce caractère irréfléchi de nos croyances ordinaires en paradigme de rationalité ? Comment un philosophe peut-il ainsi encourager cette forme d’anti-intellectualisme et d’acceptation du fait accompli doxastique ? Ne doit-il pas plutôt insister sur le caractère épistémologiquement insuffisant de nos croyances irréfléchies, exiger des arguments en bonne et due forme les justifiant ?
27 Plantinga ne dit évidemment pas que nous ne sommes jamais conduits à constater l’insuffisance de nos raisons de croire, ni qu’un constat de cet ordre n’est pas souvent une attitude des plus rationnelles. Voici un exemple de mon cru pour expliquer ce que, à mon sens, Plantinga veut dire. L’un de mes fils me demande quelle est la hauteur du plus haut sommet sur la Terre. Je lui réponds : « Je crois que c’est dans les huit mille mètres, à peu près ». Il en conclut que je ne crois qu’à moitié en ce que je lui ai répondu. En revanche, mon fils n’ajoute pas : « Alors, si tu n’en es pas certain, tu ne peux l’être non plus d’être assis devant ton ordinateur, ni même d’avoir un corps ». S’il faisait cette remarque, je lui répondrais que suspendre ma croyance au sujet de mon corps parce que je ne peux être certain d’en avoir un ne serait en rien un indice de rationalité, mais plutôt un signe de dysfonctionnement cognitif. C’est ce qui est différent dans le cas du plus haut sommet de la terre. Je n’ai aucune bonne raison de ne pas croire me trouver devant mon ordinateur. Les prétendues raisons philosophiques, de type sceptique par exemple, ne sont pas des raisons du tout. Je vois bien qu’au sujet du plus haut sommet de la terre, je peux me tromper.
- 11 C. Tiercelin, Le doute en question, Tel Aviv et Paris, L’Éclat, 2005, p. 126.
28 Pour Plantinga, s’agissant des discussions au sujet de la croyance en l’existence de Dieu, nous ne sommes pas dans le premier type de situation, celui où croire quelque chose ne signifie pas n’en être pas sûr, avoir des doutes ou que douter est l’attitude la plus raisonnable. Nous sommes dans le second, celui où le doute est une coquetterie philosophique qui ne peut être prise au sérieux. Les contextes diffèrent. L’une des ruses sceptiques est « de faire croire que douter, connaître, signifier, sont des entreprises qu’il est possible d’envisager et d’évaluer en dehors de tout contexte11 ». On pourra encore faire l’objection que nous ne savons peut-être jamais si nous sommes dans une situation du premier ou du deuxième type. Cependant, être à même de déterminer dans quel type de situation nous nous trouvons, c’est justement cela qui relève de notre fiabilité cognitive, voire de notre rationalité. Mais à cet égard, nous n’avons pas de critères préformés, pas de règles toutes faites que nous puissions appliquer infailliblement. La rationalité humaine s’illustre dans cette capacité à faire la différence dans les cas particuliers, par une sorte de sens épistémique, en quelque sorte. Certes, ce n’est pas sans risque d’erreur. Mais il me semble qu’il y aurait une certaine mauvaise foi à ne pas nous reconnaître aussi à cet égard une certaine réussite.
29 Il existe une autre objection, fort courante, à la thèse de Plantinga : l’argument de « la Grande Citrouille » (The Great Pumpkin Objection). Si la croyance en Dieu est une croyance de base, qui n’a pas à être justifiée, n’importe quelle croyance ne peut-elle pas être présentée comme ayant le même statut épistémique ? Par exemple, la croyance que la Grande Citrouille revient chaque année, pour Halloween, ou la croyance, plus courante sous nos cieux, que le Père Noël met des cadeaux dans nos chaussures dans la nuit du 24 au 25 décembre... Ou bien n’importe quelles croyances résultant de la lecture d’un horoscope, des croyances au sujet des extra-terrestres, des propriétés curatives du jus de goyave ou aphrodisiaques de la racine de gingembre. La croyance en l’existence de Dieu vaut-elle mieux, se demandent certains ?
30 En réalité, c’est cette objection qui ne vaut pas grand-chose. Elle repose sur l’idée que pour qu’une croyance soit légitime, en tant que croyance de base, elle doit satisfaire un certain critère. S’il n’y a pas de critère, nous dit-on, n’importe quelle croyance est alors légitime, même la plus aberrante. C’est ce qui conduit certains à dire que les croyances chrétiennes sont du même ordre que celles des scientologues, des Raëliens et des adeptes du Culte de Marylin Monroe... Tous dans le même sac, tous superstitieux. Je pense cependant qu’il s’agit là d’un sophisme.
31 Prenons un exemple. Dans les années 1930, les « positivistes logiques » pensaient que toutes les propositions doivent satisfaire un critère de vérifiabilité, selon lequel une proposition ni analytiquement vraie (logiquement vraie, si l’on veut) ni empiriquement vraie (par constat empirique), et pas réductible non plus à une proposition empiriquement vraie, est dépourvue de signification. Les deux principaux défauts de ce critère de signification comme vérification sont patents. Premièrement, bien des théories scientifiques ne le satisfont pas. Deuxièmement, ce critère n’est ni analytiquement ni empiriquement vrai ; il est contradictoire. Supposons que nous rejetions le critère de vérification. Pour autant, cela n’implique pas que n’importe quel énoncé, ou prétendu tel, soit du coup doté de signification. Ainsi, un énoncé comme « Les crouchottes vibulent blattement » n’en a pas pour autant. L’absence de critère de vérification n’implique nullement que n’importe quel énoncé, aussi invérifiable soit-il, possède une signification. C’est la même chose pour la croyance dans la Grande Citrouille, la croyance dans le Père Noël ou celles des scientologues, des Raëliens ou des adeptes du Culte de Marylin. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas de critères à appliquer pour distinguer les croyances (de base) légitimes et celles qui ne le sont pas, que toutes se valent. Soit la croyance au Père Noël. Il me suffit la nuit de Noël de rester à côté de mes chaussures pour découvrir la vérité. Si quelqu’un pense que sa voisine est une extra-terrestre, un enquête sur son lieu de naissance, ses ascendants, etc., la détrompe si elle est de bonne foi et normale. En revanche, comment l’athée compte-t-il détromper ceux qui croient que le Christ est ressuscité le troisième jour et qu’il est monté au ciel ? On peut certes essayer de montrer que la résurrection est une supercherie, mais encore faut-il y parvenir ou prouver que croire en la résurrection, qu’elle soit ou non une supercherie, est épistémologiquement illégitime. À la différence d’une opinion aujourd’hui assez répandue, me semble-t-il, croire dans son horoscope et croire dans la résurrection du Christ, empiriquement et épistémologiquement ce n’est pas du tout la même chose.