Métaphysique et religion
Définition de la métaphysique« Par métaphysique, j'entends tout ce qui a la prétention d'être une connaissance dépassant l'expérience, c'est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans l'autre, ou, pour parler vulgairement, à montrer ce qu'il y a derrière la nature et qui la rend possible. »
« C’est le mal moral, c’est la souffrance et la mort qui confèrent à l’étonnement philosophique sa qualité et son intensité particulière ; le puntum pruriens de la métaphysique, le problème qui remplit l’humanité d’une inquiétude que ne sauraient calmer ni le scepticisme ni le criticisme, consiste à se donner, non seulement pourquoi le monde existe, mais aussi pourquoi il est plein de tant de misères (Le monde comme volonté et comme représentation).
Le besoin métaphysique« Excepté l'homme, aucun être ne s'étonne de sa propre existence ; c'est pour tous une chose si naturelle, qu'ils ne la remarquent même pas. La sagesse de la nature parle encore par le calme regard de l'animal ; car, chez lui, l'intellect et la volonté ne divergent pas encore assez, pour qu'à leur rencontre, ils soient l'un à l'autre un sujet d'étonnement. Ici, le phénomène tout entier est encore étroitement uni, comme la branche au tronc, à la Nature, d'où il sort ; il participe, sans le savoir plus qu'elle-même, à l'omniscience de la Mère Universelle. - C'est seulement après que l'essence intime de la nature (le vouloir vivre dans son objectivation) s'est développée, avec toute sa force et toute sa joie, à travers les deux règnes de l'existence inconsciente, puis à travers la série si longue et si étendue des animaux; c'est alors enfin, avec l'apparition de la raison, c'est-à-dire chez l'homme, qu'elle s'éveille pour la première fois à la réflexion ; elle s'étonne de ses propres œuvres et se demande à elle-même ce qu'elle est. Son étonnement est d'autant plus sérieux que, pour la première fois, elle s'approche de la mort avec une pleine conscience, et qu'avec la limitation de toute existence, l'inutilité de tout effort devient pour elle plus ou moins évidente. De cette réflexion et de cet étonnement naît le besoin métaphysique qui est propre à l'homme seul. »
« L'homme est un animal métaphysique. Sans doute, quand sa conscience ne fait encore que s'éveiller, il se figure être intelligible sans effort; mais cela ne dure pas longtemps : après la première réflexion, se produit déjà cet étonnement qui fut pour ainsi dire le père de la métaphysique. - De même, avoir l'esprit philosophique, c'est être capable de s'étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d'étude ce qu'il y a de plus général et de plus ordinaire; tandis que l'étonnement du savant ne se produit qu'à propos de phénomènes rares et choisis, et que tout son problème se réduit à ramener ce phénomène à un autre plus connu. Plus un homme est inférieur par l'intelligence, moins l'existence a pour lui de mystère. Toute chose lui paraît porter en elle-même l'explication de son comment et de son pourquoi. Cela vient de ce que son intellect est encore resté fidèle à sa destination originelle, et qu'il est simplement le réservoir des motifs à la disposition de la volonté ; aussi, étroitement uni au monde et à la nature, comme partie intégrante d'eux-mêmes, est-il loin de s'abstraire pour ainsi dire de l'ensemble des choses, pour se poser ensuite en face du monde et l'envisager objectivement, comme si lui-même, pour un moment du moins, existait en soi et pour soi. Au contraire, l'étonnement philosophique, qui résulte du sentiment de cette dualité, suppose dans l'individu un degré supérieur d'intelligence quoique pourtant ce n'en soit pas là l'unique condition : car, sans aucun doute, c'est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l'explication métaphysique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n'arriverait à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément telle nature particulière ; mais toute chose se comprendrait d'elle-même. »
Les religions ne font qu'exploiter le besoin métaphysique de l'homme« Aussi voyons-nous que l'intérêt irrésistible des systèmes philosophiques ou religieux réside tout entier dans le dogme d'une existence quelconque, qui se continue après la mort. Certes, les religions ont l'air de considérer l'existence de leurs dieux comme la chose capitale, et elles la défendent avec beaucoup de zèle; mais au fond, c'est parce qu'elles ont rattaché à cette existence leur dogme de l'immortalité, et qu'elles regardent celle-ci comme inséparable de celle-là ; c'est l'immortalité qui est proprement leur grande affaire. Qu'on la leur assure, par un autre moyen, aussitôt ce beau zèle pour leurs dieux se refroidira ; il finirait par faire place à une entière indifférence, si on leur démontrait l'impossibilité absolue de l'immortalité. Comment s'intéresser à l'existence des dieux, quand on a perdu l'espérance de les connaître de plus près? On irait jusqu'au bout, jusqu'à la négation de tout ce qui se rattache à leur influence possible sur les événements de la vie présente. Et si d'aventure on pouvait démontrer que l'immortalité est incompatible avec l'existence des dieux, par exemple parce qu'elle supposerait un commencement de l'être, les religions s'empresseraient de sacrifier les dieux à l'immortalité et se montreraient pleines de zèle pour l'athéisme. Et voilà pourquoi, les systèmes proprement matérialistes, de même que le scepticisme absolu, n'ont jamais pu exercer une bien profonde et une bien durable influence. »
« Les temples et les églises, les pagodes et les mosquées, dans tous les pays, à toutes les époques, dans leur magnificence et leur grandeur, témoignent de ce besoin métaphysique de l'homme qui, tout puissant et indélébile, vient aussitôt après le besoin physique. Sans doute, un satyrique en belle humeur pourrait ajouter que ce besoin-là est bien modeste, et qu'il se contente à peu de frais. La plupart du temps, il se laisse amuser par des fables ridicules et des contes de mauvais goût; pour peu qu'on les ait inculqués de bonne heure à l'homme, ce lui sont des explications suffisantes de son existence, et des soutiens pour sa moralité. Que l'on considère, par exemple, le Coran; ce méchant livre a suffi pour fonder une grande religion, satisfaire, pendant douze cents ans le besoin métaphysique de plusieurs millions d'hommes ; il a donné un fondement à leur morale, leur a inspiré un singulier mépris de la mort et un enthousiasme capable d'affronter des guerres sanglantes, et d'entreprendre les plus vastes conquêtes. Or nous y trouvons la plus triste et la plus pauvre forme du théisme. Peut-être le sens nous en échappe-t-il en grande partie par les traductions. Cependant je n'ai pu y découvrir une seule idée un peu profonde. Cela prouve que le besoin métaphysique ne va pas de pair avec la capacité métaphysique. Il paraît pourtant que pendant les premiers Ages de notre globe, il n'en était pas ainsi. Les premiers hommes, qui étaient beaucoup plus près que nous des origines de l'espèce humaine et des commencements de la nature organique, avaient aussi, soit une puissance intuitive beaucoup plus énergique, soit une disposition d'esprit plus juste, qui les rendait plus capables de saisir immédiatement l'essence de la nature, et qui par conséquent leur permettait de satisfaire en eux le besoin métaphysique d'une façon plus complète ; ainsi naquirent chez les ancêtres des brahmanes les Richis, et ces conceptions presque surhumaines qui furent déposées plus tard dans les Oupanishads des Védas. »
« En revanche, on n'a jamais manqué de gens qui se sont efforcés de tirer leur subsistance de ce besoin métaphysique, et qui l'ont exploité autant qu'ils l'ont pu ; chez tous les peuples, il s'est rencontré des personnages pour s'en faire un monopole, et pour l'affermer ; ce sont les prêtres. Mais afin d'assurer complètement leur trafic, il leur fallait obtenir le droit d'inculquer de bonne heure aux hommes leurs dogmes métaphysiques, avant que la réflexion ne fut encore sortie de ses ténèbres, c'est-à-dire dans la première enfance ; car alors, tout dogme une fois qu'il est bien enraciné, reste pour toujours quelle qu'en soit l'insanité ; si les prêtres devaient attendre pour faire leur œuvre que le jugement fût déjà mûr, ils verraient s'écrouler tous leurs privilèges. Une seconde quoique moins nombreuse, catégorie d'individus qui tirent leur subsistance de ce besoin métaphysique de l'humanité, ce sont ceux qui vivent de la philosophie. Chez les Grecs on les appelait sophistes , et chez les modernes professeurs de philosophie. »