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    Qu'est-ce que la métaphysique?

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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:08

    Rappel du premier message :

    Qu'est-ce que la métaphysique?


    Qu'est-ce que la métaphysique?

    Larousse :

    1) Science de l'être en tant qu'être, recherche et étude des premiers principes et des causes premières, connaissance rationnelle des réalités transcendantes et des choses en elles-mêmes.

    2) Ensemble des connaissances tirées de la raison seule, indépendamment de l'expérience, chez Kant.

    3) Interrogation sur la conduite humaine en général, dans l'existentialisme.

    4) Spéculations intellectuelles sur des choses abstraites qui n'aboutissent pas à une solution des problèmes réels : Faire de la métaphysique au lieu d'agir.

    ... le métaphysicien part d'une idée générale et abstraite, puis il affirme que ce à quoi se réfère cette idée existe (il pose une affirmation ontologique) sans en apporter de garantie. Ensuite, il disserte sur ce référent supposé (sur sa nature, ses vertus), de manière plus ou moins rationnelle et argumentée selon le cas.

    La métaphysique est un ensemble de discours fictifs, mais ne l'admet pas et tout au contraire prétend à dire le réel ; à ce titre présente le grave inconvénient de nous tromper. Le discours métaphysique, quoique sans objet, a la prétention d'en avoir un, de dire des Vérités et souvent veut les imposer par la persuasion ou par la force. Il embrouille le jugement, suscite des croyances sans fondement et des conduites inadaptées. Du fait de sa généralité, de sa prétention à l'absolue et de sa déconnexion de la réalité, rien ne vient freiner ce type de pensée pour laquelle les dérives dogmatiques et absolutistes sont faciles. Le sens moral et l'empathie sont inopérants face à l'absolue vérité de la métaphysique et à la violence qu'elle engendre.


    Patrick JUIGNET
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:16

    56Évidemment, l’instrumentaliste n’est pas à cours de parades et répond généralement que l’unification des théories est motivée par la recherche d’un instrument unique, ou qu’il n’existe aucune unification de ce genre, la science n’étant qu’un ensemble de recettes et de techniques qui « marchent », sans théorie générale ; que le but de la science n’est pas l’explication, mais uniquement la prédiction ; que la pratique des prédictions scientifiques n’engendre pas plus de prédictions vraies que de conjectures faites au hasard, ou, de façon moins radicale, que la structure de prédictions nouvelles produites par la science ne prouve pas que ces structures répondent à des causes sous-jacentes cachées ; enfin, qu’il n’est nul besoin d’expliquer les succès de la science, et qu’il suffit de considérer les théories réussies sur le mode d’organismes bien adaptés aux tâches auxquelles on les destine : prédictions et rétrodictions79. Il peut, plus gravement, invoquer l’argument de la « sous- détermination des théories par les données empiriques » ou le caractère « incommensurable » des termes et théories scientifiques, dont la référence varierait selon les contextes ou les « paradigmes » dont ils relèvent (Feyerabend et Kuhn) et, partant, l’irréductible relativité de l’ontologie.



    • 80 M. Esfeld, « Le réalisme scientifique et la métaphysique des sciences », op.cit.


    57Faisons pourtant le pari que le réalisme scientifique est la meilleure stratégie à suivre puisque, en dernière analyse, c’est bien lui qui permet de considérer que « les théories scientifiques que nous jugeons valides sont les meilleures hypothèses que nous pouvons avancer aujourd’hui quant à la constitution de la nature ». Ce qui « n’exclut évidemment pas qu’en cas de changement des théories scientifiques, il faille adapter la métaphysique des sciences en conséquence80 ». Comment renforcer nos arguments en sa faveur ?



    • 81 C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop.cit., p 220-223.

    • 82 M. Devitt, op.cit., p. 33.


    58D’abord, en montrant qu’il n’a rien d’incompatible avec l’empirisme81 ; ensuite, que l’on peut donner corps, sur les plans tant sémantique qu’épistémique et métaphysique, à la thèse selon laquelle nos théories scientifiques décrivent la nature d’un monde indépendant de (bien que relatif à) l’esprit. Ainsi, loin de projeter (ou pire, de « construire socialement ») la structure du monde, les théories scientifiques découvrent la cartographie d’un monde déjà structuré, qui n’est pas constitué par notre connaissance, par nos valeurs épistémiques, par ce que nous pouvons croire ou découvrir82. Le réel est bel et bien l’objet de la connaissance, le résultat de l’opinion finale à laquelle la communauté scientifique finirait par arriver ; mais il est indépendant de ce que l’on (et pas seulement tel individu) peut en penser. Et si la méthode scientifique est supposée conduire à la convergence, c’est bien parce qu’elle est, en effet, contrainte par la réalité (Peirce). En second lieu, dire que nos théories sont susceptibles d’être vraies ou fausses, et sont rendues vraies par l’état du monde signifie qu’il faut dissocier vérité, d’une part, conditions de vérité et de justification en termes de données empiriques, d’autre part (ce qui fait perdre de la force, en particulier, au vérificationnisme de l’empirisme logique).

    59Cela veut dire, ensuite, que, si une théorie est vraie, les termes qui y figurent ont une référence possible, ce qui vaut aussi bien pour les termes observables que pour les inobservables. On peut donc légitimement postuler des objets ou des propriétés qu’en toute rigueur on n’observe pas (par exemple des dispositions) et dire qu’ils ont une existence possible et rendent vraie la théorie. Du reste, les termes théoriques sont non seulement légitimes mais indispensables si l’on veut pouvoir formuler un système efficace et puissant de dispositions et de lois. Rien n’interdit donc de postuler que le monde est bel et bien peuplé d’une foule d’entités et de processus inobservables.


    • 83 S. Psillos, Knowing the Structure of Nature : Essays on Realism and Explanation, Palgrave, MacMilla (...)


    60Enfin, contre les grincheux, le réaliste peut invoquer plusieurs raisons de résister au « pessimisme » et de développer plutôt un « optimisme épistémique83 » en montrant, s’agissant du problème de l’incommensurabilité, qu’il est possible de comprendre l’ancienne théorie comme un cas limite de la nouvelle théorie, même si les concepts respectifs des deux théories sont éloignés ; qu’il y a beaucoup plus qu’on ne le pense de termes trans-théoriques ; que les changements de théorie ne sont pas aussi radicaux qu’on veut bien le dire, et qu’il y a même une certaine stabilité dans les principes théoriques et les hypothèses explicatives qui constituent notre image scientifique du monde – stabilité que nous devons présupposer, ne fût-ce que comme l’un parmi d’autres idéaux régulateurs, sauf à renoncer à une partie très centrale de la perspective scientifique – une partie qui informe la méthodologie scientifique d’une foule de façons (comme le martelait Putnam).

    61De même, il est légitime de dire que les théories sont en règle générale, bien confirmées et (approximativement) vraies, et qu’elles sont en mesure de nous donner accès à la constitution de la nature, parce que nous disposons de méthodes d’évaluation rationnelle applicables à des théories scientifiques rivales – ou des interprétations rivales de la même théorie scientifique – capables d’établir, au moins de manière hypothétique, quelle est, de ces théories ou interprétations rivales, la meilleure, épistémiquement parlant. Cela suppose sans doute qu’on accorde une importance cruciale à « l’argument du miracle », mais aussi que l’on admette tout simplement la légitimité de procédures autres que le modèle déductif-nomologique, au premier rang desquelles l’induction, mais aussi, et peut-être plus encore, l’abduction – du moins si l’on mesure à quel point « le moindre élément de théorie scientifique aujourd’hui fermement établie l’a été grâce à l’abduction » (Peirce) et qu’on ne lui donne pas plus de force logique que celle d’inférence (toujours en droit révisable) non pas à la « meilleure » mais à une « bonne » explication. Ici encore, être réaliste scientifique, c’est être attentif à l’activité d’enquête inhérente à la démarche scientifique elle-même, et au fait que le choix d’une théorie ne s’effectue pas dans une sorte de « vide » ou d’ « apesanteur » épistémique, mais sur fond d’un réseau de connaissances d’arrière-plan ; que les hypothèses ne naissent jamais fortuitement mais le plus souvent, dans le contexte d’une rupture dans l’attente ou d’une surprise qui trouble l’état mental de « calme cognitif » et stimule l’exigence d’explication (le malaise du doute, moteur de l’enquête, provoqué par le choc d’une expérience « récalcitrante »).

    62On le voit, le pari réaliste scientifique non seulement offre une explication plus raisonnable des succès empiriques de la science, mais il rend aussi mieux compte de la pratique scientifique elle-même. Quel risque en ce cas prenons-nous, sinon celui de chercher à comprendre ? Car c’est bien, du moins, veux-je le penser, un enjeu, et un enjeu crucial.


    63Accordons-nous donc sur cet engagement en faveur du réalisme scientifique. La question n’en reste pas moins entière de savoir s’il autorise, voire impose ou implicitement contient, une référence à certains éléments que l’on qualifierait plus volontiers de métaphysiques que de purement épistémiques.

    6.2.2. Deuxième conséquence : le pas supplémentaire en faveur de l’engagement proprement « métaphysique » et raisons pour lesquelles il s’impose.
    64En effet, lorsqu’ils décrivent leurs positions, les réalistes scientifiques se reposent souvent fortement sur des choses telles que la causalité, les lois de la nature, ou la structure du monde en termes d’espèces naturelles. Or, si ces ingrédients « ontologiques » jouent un rôle important dans les discussions sur le réalisme, ce en quoi consiste leur nature est généralement passé sous silence, de même que la question de savoir si le réalisme scientifique oblige directement à un engagement métaphysique (et si oui, de quel degré au juste, et avec quelle sûreté) et pas seulement épistémique. Or être complet est une chose, être fondamental en est une autre. Et le principe de clôture causale est, nonobstant nos intuitions physicalistes ontologiques incontestables, ontologiquement neutre, comme on l’a vu, sur ce qui est ou n’est pas au niveau fondamental des choses, en d’autres termes sur ce qui définit, essentiellement, le physique, et sur la question de savoir, en particulier, si les niveaux de réduction auxquels on peut consentir sur le plan de la méthode se retrouvent ou non sur le plan ontologique : de quoi est fait le monde ? De plusieurs couches, strates, niveaux de réalité, ou d’une seule ? De plusieurs niveaux de propriétés (catégoriques et dispositionnelles, les secondes étant réductibles aux premières) ou uniquement de l’une ou de l’autre de ces espèces ? Or ce n’est ni la seule analyse conceptuelle, ni la science qui permettront de répondre à ces questions.

    65Dans un dernier temps, peut donc s’engager une discussion sur la manière dont pourront se développer des arguments en faveur de telle ou telle thèse métaphysique sur la réalité, et se résoudre des conflits potentiels entre telle ou telle théorie scientifique du moment et telle ou telle interprétation métaphysique de la théorie. La discussion peut s’engager ; mais, ici encore, le doit-elle ?



    • 84 S. Psillos, ibid., p. 34-45.

    • 85 R. Carnap « La tâche de la logique de la science » [« Die Aufgabe der Wissenchaftlogik », 1934], in(...)

    • 86 B. Ellis, Scientific Essentialism, Cambridge UP., 2001 ; M. Devitt, op.cit. ; A. Bird, Nature’s Met (...)


    66Le réaliste scientifique doit-il franchir un pas de plus et procéder à un engagement non plus seulement scientifique et épistémologique mais bel et bien métaphysique ? Sans doute s’opère ici une ligne de partage entre deux camps : ceux pour qui le réalisme scientifique, s’il ne doit pas négliger les composantes métaphysiques de la question, doit essentiellement se saisir de celles-ci à partir d’une théorie de la vérité, ou de la référence84 : telle est, par exemple la position à laquelle se tient Stathis Psillos, qui en reste foncièrement à la position carnapienne selon laquelle la tâche de la logique de la science consiste, certes, à admettre que l’on peut « procéder à une recherche logique sur des constructions conceptuelles », mais que la « logique de la science ne doit pas aller au-delà85. Et, de l’autre côté, ceux pour qui le réaliste peut et doit se prononcer non seulement sur ce que sont les « faits », mais sur ce qu’ils sont fondamentalement86.


    • 87 K. Fine, « The Question of Realism », Philosopher’s Imprint, 1, 2001 ; repris in A. Bottani, M. Car (...)


    67Si « la question du réalisme » s’identifie bien, comme l’a souligné Kit Fine et comme je le crois aussi, avec ces deux questions incontournables87, alors il y a fort à parier que le réaliste scientifique devra, à un moment ou à un autre, s’interroger sur ce en quoi consistent les propriétés intrinsèques (s’il y en a) de la nature, et sur la manière, contingente ou plutôt nécessaire, dont elles se lient entre elles pour constituer les choses, les structures, voire le système du monde. Il le devra, sauf à sous estimer le risque idéaliste omniprésent, aussi bien pour les savants que pour les métaphysiciens, qui fait planer des doutes sur la réalité qui nous entoure, tant sur son existence que sur sa nature de plus en plus abstraite et mathématisée, et plus encore historicisée et sociologisée.

    68Il devra donc faire le pari d’une métaphysique scientifique et se donner les moyens d’analyser avec ses méthodes et ses instruments – mais ils ne manquent pas ! – la structure de la réalité, la nature, voire l’essence de ses propriétés les plus fondamentales, et la manière dont le monde et les espèces qui le composent se découpent bien ou non selon des articulations naturelles. « La définition de la philosophie comme ancilla scientiae, écrivait Martial Gueroult, est tout aussi périlleuse pour elle que la définition de la philosophie comme ancilla theologiae. […]. On plaide pour saint Thomas, on plaide pour Einstein, mais qui plaidera pour la philosophie ? » Or, si l’ancilla scientiae doit être défendue dans une sorte d’esprit scientifique, et l’ancilla théologiae dans une sorte d’esprit théologique, « c’est par la philosophie que doit se défendre la philosophie, et métaphysiquement que doit se défendre la métaphysique ».


    • 88 M. Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Aubier, 1979, p. 18-20.


    La définition de la philosophie comme ancilla scientiae – écrivait Martial Gueroult – est tout aussi périlleuse pour elle que la définition de la philosophie comme ancilla theologiae. […] On plaide pour saint Thomas, on plaide pour Einstein, mais qui plaidera pour la philosophie ? […] Or si l’ancilla scientiae doit être défendue dans une sorte d’esprit scientifique, et l’ancilla theologiae dans une sorte d’esprit théologique, c’est par la philosophie que doit se défendre la philosophie, et métaphysiquement que doit se défendre la métaphysique88.

    69Par ces remarques sur la manière dont se posent, me semble-t-il aujourd’hui, les enjeux que doit affronter quiconque réfléchit aux relations entre la métaphysique et les sciences, je me suis simplement efforcée, aujourd’hui, de suivre son conseil.

    Notes1 E. Meyerson, « Philosophie de la nature et philosophie de l’intellect », Revue de Métaphysique, t. XLI, n°2, 1934 ; repris in E. Meyerson, Essais, textes revus par B. Bensaude-Vincent, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 2008, p. 156.
    2 E.J. Lowe, The Possibility of Metaphysics : Substance, Identity and Time, Oxford UP, 1998, p. 3.
    3 Aristote, Met. , 3, 1005a 33-34.
    4 Aristote, Met. A, 3, 983a 25 ; Met. E, 1, 1026a 10 ; Met. , 11, 1019a 5 ; Met. A, 8, 989a 19. Voir C. Tiercelin., « La Métaphysique », in D. Kambouchner (dir.), Notions de philosophie, Gallimard, 1995, vol. II, p. 409-418.
    5 F. Nef, Traité d’Ontologie, Gallimard 2009, p. 139.
    6 J. Bouveresse, Essais VI, Les Lumières des positivistes, Agone, 2012.
    7 M. Schlick, « Le vécu, la connaissance la métaphysique », in A. Soulez & I. Sebestik (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, P.U.F., 1985, p. 183-197.
    8 Voir P. Duhem, La théorie physique, Paris, Alcan, 1906, surtout p. 21, 27, 249-255, 269-270.
    9 M. Schlick, op.cit., p. 183 ; cf. Tiercelin, 1995, op.cit., p. 468-473.
    10 R. Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », in Soulez & Sebestik, 1985, op. cit., p. 175.
    11 M. Schlick, op.cit., p. 193-195. Sur tout ceci, cf. Tiercelin, 1995, op.cit., p. 460sq.
    12 R. Carnap, op.cit., p. 176.
    13 R. Carnap, op.cit., p. 177.
    14 M. Schlick, op.cit., p. 193.
    15 H. Reichenbach, The Philosophy of Space and Time, New York, Dover, 1957, p. 305.
    16 Voir S. Haack, Defending Science – Within Reason : Between Scientism and Cynicism, Amherst, Prometheus Books, 2003.
    17 J. Ladyman, D. Ross, avec D. Spurrett & J. Collier, Every Thing Must Go : Metaphysics Naturalized, Oxford UP, 2007.
    18 Ibid., p. 1, et tout le chapitre 1.
    19 C’est le titre de l’ouvrage de T. Maudlin, Metaphysics Within Physics, Oxford UP, 2007.
    20 Voir, par exemple, l’introduction à J. Benoist & S. Laugier (éd.), Langage ordinaire et métaphysique : Strawson, Vrin, 2005.
    21 P. Strawson, Individuals, London, Methuen, 1959 (tr. fr. : Les Individus, Seuil, 1973).
    22 B. Stroud, Engagement and Metaphysical Dissatisfaction : Modality and Value, Oxford UP, 2011.
    23 C. Tiercelin, La pensée-signe. Études sur C.S. Peirce, Nîmes, éditions J. Chambon, 1993, « Conclusion : Croyances, raison et norme », p. 365-386 ; rééd. : Publications du Collège de France, collection Philosophie de la connaissance, http://books.openedition.org/cdf/2236
    24 C. Tiercelin, Le Doute en question. Parades pragmatistes au défi sceptique, éditions de l’Éclat, 2005, conclusion ; C. Tiercelin, La connaissance métaphysique, Fayard, 2011, et Publications du Collège de France, collection Philosophie de la connaissance, http://books.openedition.org/cdf/444
    25  C. Tiercelin, « The Fixation of Knowledge and the Question-Answer Process of Inquiry », in F. Lihoreau (éd.), Knowledge and Questions, Grazer Philosophische Studien 772008, p. 23- 44.
    26 J.F. Herbart, Hauspunkte der Metaphysik [1806-1808], Sämtliche Werke (19 vol.), Langensalza, 1887-1912 ; réédit. : Aalen, Scientia Verlag, 1964, vol. II, p. 175-226 ; en français : Points principaux de la métaphysique, traduction, introduction et notes de C. Maigné, Vrin, 2005.
    27 Pour plus de détails, voir C. Tiercelin, La connaissance métaphysiqueop. cit.
    28 C. Tiercelin, Hilary Putnam, l’héritage pragmatiste, P.U.F, 2002, p. 82 sq ; réédition : Publications du Collège de France, collection Philosophie de la connaissance, 2013, chapitre 3 « Pragmatisme et réalisme à visage humain », § 14 et suivants, http://books.openedition.org/cdf/2026 .
    29 Pour le détail des analyses, voir C. Tiercelin, Le Ciment des choses, Ithaque, 2011, chap. 2.2.4, p. 133-150.
    30 Voir les accusations, à mon sens mal fondées, qui sont avancées dans le chapitre 1 du livre de J. Ladyman, D. Ross et al., Every Thing Must Goop. cit.
    31 Aristote, Met. A, 9, 992 b18.
    32 Pour le détail de cette étape, je me permets de renvoyer au Ciment des Chosesop.cit., chap. 1, « Comment contourner les illusions modales et tirer le meilleur parti de nos intuitions », p. 39-95.
    33 Voir, par exemple, l’exposé de Kerry McKenzie, lors du 18ème colloque annuel de Philosophie de la physique qui s’est tenu les 7 et 8 juin 2014 à l’université de Western Ontario, intitulé « Metaphysics Without and Within Physic’s » http://www.rotman.uwo.ca/rotman-events/philosophy-of-physics-conference/; vidéos en ligne : http://www.rotman.uwo.ca/videos/
    34 Duns Scot Ordinatio, I, 3, § 81 ; traduction française par O. Boulnois, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, 1992, p. 120.
    35 F.X. Putallaz, Introduction à Duns Scot, Tractatus de Primo Principio, traduction française de J.D. Caglioli, J M. Meilland et F.X. Putallaz (sous la direction de R. Imbach), Traité du premier principe, Vrin, 2001, p. 41.
    36 Duns Scot, Traité,§ 26.
    37 Voir par ex. Traité,§ 25, p. 107.
    38 Ordinatio, 1, d.2, p. 2, q.4, n262 [éd. vat. II., p. 282, in Traité, p. 43-44].
    39 E.J. Lowe, The Possibility of Metaphysicsop.cit., p. 5. Avec des arguments différents, on retrouve cette position de l’irréductibilité de la métaphysique chez un auteur comme M. Devitt, Putting Metaphysics First : Essays on Metaphysics and Epistemology, Oxford UP, 2010.
    40 E.J. Lowe, A Survey of Metaphysics, Oxford UP, 2002, p. 174sq.
    41 P. Suppes, Probabilistic Metaphysics, Blackwell, 1984.
    42 Cela n’avait pas échappé à la sagacité de Patrick Suppes, ibid., p. 9.
    43 C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop. cit., chap. 1, p. 68sq.
    44 Duns Scot, Ordinatio, I, d. 2, p.2, q.1-4.
    45 Cf. Putallaz, op.cit., p. 42.
    46 Voir S. Haack, Defending Scienceop.cit., p. 18sq.
    47 D. Armstrong, A World of States of Affairs, Cambridge UP, 1997, p. 25, 155, 174.
    48 J. Kim, Physicalism or Something near Enough. Princeton, Princeton U.P., 2005, p. 149.
    49 C. Tiercelin, Le Ciment des Chosesop.cit., chap. 2, « Les pièges du scientisme », p. 97-186.
    50 W. Sellars, Empirisme et philosophie de l’esprit [« Empiricism and Philosophy of Mind »,1956/1963], traduit par F. Cayla, éditions de L’Éclat. 1992, p. 85.
    51 Pour une illustration magistrale de cette manière de procéder, voir F. Jackson, From Metaphysics to Ethics, A Defence of Conceptual Analysis, Oxford, Clarendon Press, 1998.
    52 J. Bickle, Philosophy and Neuroscience: a Ruthlessly Reductive Account, Dordrecht, Kluwer, 2003, p. 8. Pour le détail et les références, voir C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop.cit., p. 158-167.
    53 Voir en particulier, C.F. Craver, Explaining the Brain: Mechanisms and the Mosaic Unity of Neuroscience, Oxford UP, 2007.
    54 J. Bickle, Philosophy and Neuroscience, op.cit., p. 114-115 et 131.
    55 Pour le détail, voir Tiercelin, Le Ciment des chosesop.cit., p. 160 sq.
    56 K. Hawley, « Science as a Guide to Metaphysics », Synthese, 149, 2006, p. 451-470 ; C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop.cit., chap. 2, p. 169-186.
    57 M. Esfeld, « Le réalisme scientifique et la métaphysique des sciences », in A. Barberousse, D. Bonnay et M. Cozic (dir.), Précis de philosophie des sciences, Vuibert. 2012, p. 141-170.
    58 K. Hawley, op. cit.
    59 Ibid.
    60 Dont je suis ici l’analyse : ibid., p. 465-468.
    61 Ibid., p. 465.
    62 Ibid., p. 465-466.
    63 Ibid., p. 466. Voir : H. Putnam, « Time and Physical Geometry », Journal of Philosophy, 64, 1967, p. 240-7 ; L. Sklar, « Time, Reality and Relativity », in R. Healey (éd.), Reduction, Time and Reality, Cambridge UP, 1981.
    64 Ibid., p. 466.
    65 S. Saunders, « How special relativity contradicts presentism », in C. Callender (éd.), Time, Reality and Experience, Cambridge UP, 2002, p.  277-92 ; cité par K. Hawley, op.cit., p. 466-467.
    66 Hawley, Ibid.
    67 Ibid., p. 466.
    68 Ibid., p. 467.
    69 Ibid.
    70 Ibid.
    71 Ibid., p. 468.
    72 J. Ladyman, D. Ross et al., op.cit., p. 283.
    73 C’est la thèse que soutient par exemple aujourd’hui Théodore Sider, qui considère que ce que nous montre la théorie de la relativité restreinte, c’est que le moment présent n’a pas de statut ontologique distinct. Et donc que le présentisme est faux. « Dans les cas où la science s’oppose à la métaphysique, c’est la science qui a le beau rôle. La consistance avec quelque chose qui se rapproche assez de la physique en cours est une contrainte que doit satisfaire n’importe quelle théorie adéquate du temps » (Théodore Sider, Four Dimensionalism, 2001, Oxford UP, 2001). Cela engage dès lors à adopter une conception descriptiviste de la métaphysique. Cf. P. Suppes : « The conclusions I want to reach depend upon the science of our day in the same way that much of what Aristotle had to say depended upon the science of his time. However I do not draw any distinction between necessary scientific knowledge and contingent empirical knowledge; there is, in my view, a continual progression from sophisticated commonsense to the latest scientific developments One of the most important roles of a descriptive metaphysics is to provide a synthesis of contemporary commonsense and science » (op.cit., p. 3).
    74 L. Sklar, op. cit.
    75 W. Sellars, « La philosophie et l’image scientifique du monde » [« Philosophy and the scientific image of the world », in W. Sellars, Science, Perception and Reality, 1963], traduit par Y. Bouchard et D. Boucher, in D. Fisette et P. Poirier (éd.), Philosophie de l’esprit, vol. 1, Vrin, 2002, p. 77.
    76 M. Esfeld, « The impact of science on metaphysics and its limits », Abstracta, 2, 2006, p. 86-101.
    77 M. Esfeld, « La philosophie comme métaphysique des sciences », Studia Philosophica, 66, 2007, p. 63.
    78 Selon l’argument dit de « l’induction pessimiste ». Voir A. Chakravarty, A Metaphysics for Scientific Realism, knowing the unobservable, Cambridge UP., 2007, p. 7. Pour une discussion en détail de ces points, voir C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop.cit., p. 207-246.
    79 B. Van Fraassen, The Scientific Image, Oxford UP, 1980, p. 23-25 & 34-40.
    80 M. Esfeld, « Le réalisme scientifique et la métaphysique des sciences », op.cit.
    81 C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop.cit., p 220-223.
    82 M. Devitt, op.cit., p. 33.
    83 S. Psillos, Knowing the Structure of Nature : Essays on Realism and Explanation, Palgrave, MacMillan, 2009, p. 13sq. Voir C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop.cit., p. 228sq.
    84 S. Psillos, ibid., p. 34-45.
    85 R. Carnap « La tâche de la logique de la science » [« Die Aufgabe der Wissenchaftlogik », 1934], in S. Laugier et P. Wagner (éd.), Philosophie des sciences, Vrin, 2004, vol. 1, p. 196.
    86 B. Ellis, Scientific Essentialism, Cambridge UP., 2001 ; M. Devitt, op.cit. ; A. Bird, Nature’s Metaphysics : Laws and Properties, 2007, Oxford UP, 2007 ; C. Tiercelin, Le Ciment des chosesop.cit. ; La Connaissance métaphysiqueop.cit.
    87 K. Fine, « The Question of Realism », Philosopher’s Imprint, 1, 2001 ; repris in A. Bottani, M. Carrara & P. Giaretta (dir.), Individuals, Essence and Identity, Kluwer, 2002, p. 3-48.
    88 M. Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Aubier, 1979, p. 18-20.
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:17

    Métaphysique et religion



    Définition de la métaphysique
    « Par métaphysique, j'entends tout ce qui a la prétention d'être une connaissance dépassant l'expérience, c'est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans l'autre, ou, pour parler vulgairement, à montrer ce qu'il y a derrière la nature et qui la rend possible. »
    « C’est le mal moral, c’est la souffrance et la mort qui confèrent à l’étonnement philosophique sa qualité et son intensité particulière ; le puntum pruriens de la métaphysique, le problème qui remplit l’humanité d’une inquiétude que ne sauraient calmer ni le scepticisme ni le criticisme, consiste à se donner, non seulement pourquoi le monde existe, mais aussi pourquoi il est plein de tant de misères (Le monde comme volonté et comme représentation).

    Le besoin métaphysique
    « Excepté l'homme, aucun être ne s'étonne de sa propre existence ; c'est pour tous une chose si naturelle, qu'ils ne la remarquent même pas. La sagesse de la nature parle encore par le calme regard de l'animal ; car, chez lui, l'intellect et la volonté ne divergent pas encore assez, pour qu'à leur rencontre, ils soient l'un à l'autre un sujet d'étonnement. Ici, le phénomène tout entier est encore étroitement uni, comme la branche au tronc, à la Nature, d'où il sort ; il participe, sans le savoir plus qu'elle-même, à l'omniscience de la Mère Universelle. - C'est seulement après que l'essence intime de la nature (le vouloir vivre dans son objectivation) s'est développée, avec toute sa force et toute sa joie, à travers les deux règnes de l'existence inconsciente, puis à travers la série si longue et si étendue des animaux; c'est alors enfin, avec l'apparition de la raison, c'est-à-dire chez l'homme, qu'elle s'éveille pour la première fois à la réflexion ; elle s'étonne de ses propres œuvres et se demande à elle-même ce qu'elle est. Son étonnement est d'autant plus sérieux que, pour la première fois, elle s'approche de la mort avec une pleine conscience, et qu'avec la limitation de toute existence, l'inutilité de tout effort devient pour elle plus ou moins évidente. De cette réflexion et de cet étonnement naît le besoin métaphysique qui est propre à l'homme seul. » 

    « L'homme est un animal métaphysique. Sans doute, quand sa conscience ne fait encore que s'éveiller, il se figure être intelligible sans effort; mais cela ne dure pas longtemps : après la première réflexion, se produit déjà cet étonnement qui fut pour ainsi dire le père de la métaphysique. - De même, avoir l'esprit philosophique, c'est être capable de s'étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d'étude ce qu'il y a de plus général et de plus ordinaire; tandis que l'étonnement du savant ne se produit qu'à propos de phénomènes rares et choisis, et que tout son problème se réduit à ramener ce phénomène à un autre plus connu. Plus un homme est inférieur par l'intelligence, moins l'existence a pour lui de mystère. Toute chose lui paraît porter en elle-même l'explication de son comment et de son pourquoi. Cela vient de ce que son intellect est encore resté fidèle à sa destination originelle, et qu'il est simplement le réservoir des motifs à la disposition de la volonté ; aussi, étroitement uni au monde et à la nature, comme partie intégrante d'eux-mêmes, est-il loin de s'abstraire pour ainsi dire de l'ensemble des choses, pour se poser ensuite en face du monde et l'envisager objectivement, comme si lui-même, pour un moment du moins, existait en soi et pour soi. Au contraire, l'étonnement philosophique, qui résulte du sentiment de cette dualité, suppose dans l'individu un degré supérieur d'intelligence quoique pourtant ce n'en soit pas là l'unique condition : car, sans aucun doute, c'est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie, qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l'explication métaphysique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n'arriverait à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément telle nature particulière ; mais toute chose se comprendrait d'elle-même. »

    Les religions ne font qu'exploiter le besoin métaphysique de l'homme
    « Aussi voyons-nous que l'intérêt irrésistible des systèmes philosophiques ou religieux réside tout entier dans le dogme d'une existence quelconque, qui se continue après la mort. Certes, les religions ont l'air de considérer l'existence de leurs dieux comme la chose capitale, et elles la défendent avec beaucoup de zèle; mais au fond, c'est parce qu'elles ont rattaché à cette existence leur dogme de l'immortalité, et qu'elles regardent celle-ci comme inséparable de celle-là ; c'est l'immortalité qui est proprement leur grande affaire. Qu'on la leur assure, par un autre moyen, aussitôt ce beau zèle pour leurs dieux se refroidira ; il finirait par faire place à une entière indifférence, si on leur démontrait l'impossibilité absolue de l'immortalité. Comment s'intéresser à l'existence des dieux, quand on a perdu l'espérance de les connaître de plus près? On irait jusqu'au bout, jusqu'à la négation de tout ce qui se rattache à leur influence possible sur les événements de la vie présente. Et si d'aventure on pouvait démontrer que l'immortalité est incompatible avec l'existence des dieux, par exemple parce qu'elle supposerait un commencement de l'être, les religions s'empresseraient de sacrifier les dieux à l'immortalité et se montreraient pleines de zèle pour l'athéisme. Et voilà pourquoi, les systèmes proprement matérialistes, de même que le scepticisme absolu, n'ont jamais pu exercer une bien profonde et une bien durable influence. »

    « Les temples et les églises, les pagodes et les mosquées, dans tous les pays, à toutes les époques, dans leur magnificence et leur grandeur, témoignent de ce besoin métaphysique de l'homme qui, tout puissant et indélébile, vient aussitôt après le besoin physique. Sans doute, un satyrique en belle humeur pourrait ajouter que ce besoin-là est bien modeste, et qu'il se contente à peu de frais. La plupart du temps, il se laisse amuser par des fables ridicules et des contes de mauvais goût; pour peu qu'on les ait inculqués de bonne heure à l'homme, ce lui sont des explications suffisantes de son existence, et des soutiens pour sa moralité. Que l'on considère, par exemple, le Coran; ce méchant livre a suffi pour fonder une grande religion, satisfaire, pendant douze cents ans le besoin métaphysique de plusieurs millions d'hommes ; il a donné un fondement à leur morale, leur a inspiré un singulier mépris de la mort et un enthousiasme capable d'affronter des guerres sanglantes, et d'entreprendre les plus vastes conquêtes. Or nous y trouvons la plus triste et la plus pauvre forme du théisme. Peut-être le sens nous en échappe-t-il en grande partie par les traductions. Cependant je n'ai pu y découvrir une seule idée un peu profonde. Cela prouve que le besoin métaphysique ne va pas de pair avec la capacité métaphysique. Il paraît pourtant que pendant les premiers Ages de notre globe, il n'en était pas ainsi. Les premiers hommes, qui étaient beaucoup plus près que nous des origines de l'espèce humaine et des commencements de la nature organique, avaient aussi, soit une puissance intuitive beaucoup plus énergique, soit une disposition d'esprit plus juste, qui les rendait plus capables de saisir immédiatement l'essence de la nature, et qui par conséquent leur permettait de satisfaire en eux le besoin métaphysique d'une façon plus complète ; ainsi naquirent chez les ancêtres des brahmanes les Richis, et ces conceptions presque surhumaines qui furent déposées plus tard dans les Oupanishads des Védas. »

    « En revanche, on n'a jamais manqué de gens qui se sont efforcés de tirer leur subsistance de ce besoin métaphysique, et qui l'ont exploité autant qu'ils l'ont pu ; chez tous les peuples, il s'est rencontré des personnages pour s'en faire un monopole, et pour l'affermer ; ce sont les prêtres. Mais afin d'assurer complètement leur trafic, il leur fallait obtenir le droit d'inculquer de bonne heure aux hommes leurs dogmes métaphysiques, avant que la réflexion ne fut encore sortie de ses ténèbres, c'est-à-dire dans la première enfance ; car alors, tout dogme une fois qu'il est bien enraciné, reste pour toujours quelle qu'en soit l'insanité ; si les prêtres devaient attendre pour faire leur œuvre que le jugement fût déjà mûr, ils verraient s'écrouler tous leurs privilèges. Une seconde quoique moins nombreuse, catégorie d'individus qui tirent leur subsistance de ce besoin métaphysique de l'humanité, ce sont ceux qui vivent de la philosophie. Chez les Grecs on les appelait sophistes , et chez les modernes professeurs de philosophie. »
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:19

    Science, religion et métaphysique

    Qu'est-ce qui les différencie ?


    Le tableau ci-dessous permet de comparer selon leurs principales caractéristiques ces trois grands fournisseurs de réponses que sont la religion, la métaphysique et la science.


    Religion


    Métaphysique


    Science


    Elle répond à la question "Qui ?" (Dieu)

    Elle répond à la question du "Pourquoi ?" (Volonté divine)

    Elle répond à la question du "Comment ?"

    Livres sacrés (issus d'une révélation divine faite à un ou plusieurs prophètes)

    Théorie spéculative basée sur un raisonnement logique.

    Théories scientifiques qui permettent d'expliquer un ensemble de phénomènes. Les axiomes ne sont que des outils pour explorer un domaine particulier.

    Dogme construit à partir de l'interprétation des textes sacrés.

    Théorie non vérifiable à partir des connaissances actuelles de la science. Il ne peut y avoir de recherche car l'objet de la métaphysique se situe hors de portée de l'expérimentation.

    Précédées de longues recherches, la théorie est souvent construite par intuition ou de manière inductive pour expliquer les phénomènes étudiés.

    Les dogmes sont intangibles ou presque. Ils peuvent évoluer sur plusieurs siècles ou brutalement par des schismes.

    Il y a autant de théories que de métaphysiciens.

    Une théorie scientifique n'est jamais absolue. Elle peut être remise en question à tout moment, par une seule expérience qui la prend en défaut.

    Quand la science contredit les livres sacrés, celle-ci est d'abord combattue. Quand l'incohérence ne peut plus être récusée, les textes religieux sont réinterprétés, souvent dans une lecture plus symbolique.

    La théorie spéculative évolue de façon à ne jamais être en contradiction avec la théorie scientifique considérée comme admise à un moment donné.

    Si une seule expérience entre en contradiction avec la théorie admise par la communauté scientifique, la théorie peut être abandonnée ou élargie en une autre plus large qui englobe la précédente.

    L'absolu est considéré comme connu (par le biais de la Révélation divine). Les vérités sont éternelles. .

    Quête de l'absolu.

    L'absolu est considéré comme inaccessible à l'homme..

    La religion apporte des jugements de valeurs qui sont définis dans l'absolu.

    Recherche de valeurs d'un autre ordre que factuel.

    Les connaissances et les valeurs sont relatives. Les valeurs d'ordre éthiques sont fondées sur l'observation et sur des analyses rationnelles.

    La divinité et les événements surnaturels décrits dans les livres sacrés ne sont ni vérifiables ni reproductibles. La réalité (ou une partie de la réalité) est expliquée comme une conséquence de la volonté divine.

    La théorie n'est pas vérifiable.
    De multiples réponses cohérentes peuvent êtres données, mais il n'y a aucune moyen de privilégier l'une plus que l'autre.

    La théorie est vérifiée par l'expérimentation et permet d'expliquer une partie du réel.

    L'homme est le centre de l'univers et se trouve au sommet de la création.

    La position de l'homme par rapport à l'univers est variable.

    La terre et les hommes ne sont qu'un grain de poussière à l'échelle de l'univers.

    La nature est belle parce qu'elle a été créée par Dieu.

    La nature est belle, donc il faut qu'il y ait une volonté qui l'ait créée ainsi.

    La nature n'est ni belle, ni laide. Elle est.

    La connaissance issue des Ecritures Sacrées prime sur toutes les autres.

    La connaissance issue des raisonnements ou intuitions est purement spéculative.

    La connaissance est objective.

    Prédictions réalisées par des saints ou par interprétation des livres sacrés.

    Prédictions "tirées du chapeau."

    Prévision de certains événements futurs, avec une grande précision ou de manière statistique.

    Les religions majoritaires soutiennent en général le pouvoir politique en place.

    Neutralité politique.

    Neutralité politique.

    .
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    Qu'est-ce que la métaphysique? - Page 2 Empty Re: Qu'est-ce que la métaphysique?

    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:19

    [size=18]La métaphysique religieuse et le symbolisme. [/size]

    La métaphysique dès lors est née : tantôt elle s'émancipe de ses origines, elle brise les cadres des antiques légendes et spécule pour son propre compte sur l'âme, l'univers et les dieux; tantôt elle s'ingénie à spiritualiser et à rationaliser toujours davantage le mythe où elle a sa première origine. Dans le premier cas, bien qu'elle puisse encore servir à rendre représentable l'émotion religieuse et conserver ainsi à l'individu la possibilité d'une communion avec le divin, elle perd tout caractère spécifiquement religieux, parce que nul lien ne l'unit plus à des rites collectifs, que la seule pratique qu'elle implique, c'est l'élévation mystique vers les dieux, maîtres de toutes choses, et que, dès lors, elle a dépouillé la signification et la portée sociale inhérente à toute religion pleinement développée; elle se réduit à n'être plus qu'un sentiment individuel incommunicable, analogue au sentiment esthétique, au lieu de demeurer une émotion collective, une communion de tous les membres d'un même groupe en une même forme du divin. Dans le second cas, c'est une dogmatique ou une théologie. Une dogmatique, qui veut être, autre chose qu'une théorie philosophique de la religion, qu'une explication rationnelle de la naissance dans l'âme humaine du sentiment du divin et de la foi en un principe générateur de l'univers et de l'homme, et un examen critique de 'la valeur objective de cette foi et de ce sentiment, est nécessairement une mythologie abstraite où les formules prennent la place des légendes.

    Lorsque la science naît à son tour, elle fournit des explications nouvelles des événements et des phénomènes que la théologie et la métaphysique avaient assumé la tâche d'expliquer. Le détail des explications varie sans cesse parce que des découvertes nouvelles viennent constamment élargir le champ de nos connaissances, mais le incite d'explication ne peut plus changer: pour la première fois, ce sont d'autres faits, tangibles eux aussi et vérifiables, qui sont assignés comme causes aux phénomènes; pour la première première fois les lais énoncées sont des lois démontrables. Mais le rôle de la métaphysique n'est pas pour cela terminé; si la connaissance que nous donne la science de nous-même et du monde où nous vivons est sine connaissance certaine, c'est aussi une connaissance limitée; la science répond avec précision à quelques-unes des questions que nous pouvons nous poser, mais à quelques-unes seulement.

    Il est au delà du domaine où peuvent pénétrer les investigations scientifiques un autre domaine, plus vaste infiniment, qui ne tour est point accessible. Nous sommes condamnés à ignorer scientifiquement l'origine première et l'ultime destinée des êtres, la nature intime de l'âme et de l'univers, l'essence du premier principe dont ils émanent; c'est une ignorance à laquelle les hommes ne se sont jamais résignés, et à laquelle il y a toute apparence qu'ils ne se résignent point. A ces questions que l'esprit humain est contraint de se poser, la métaphysique fournit d'hypothétiques réponses, que la foi transforme en certitudes.

    L'audace philosophique de l'intelligence humaine est singulière; elle est plus sûre d'elle-même encore et plus constante, lorsque les dogmes qu'elle formule ne sont que l'apparence sensible que revêt, pour qu'elle la puisse penser, émotion pieuse dont elle est échauffée et vivifiée tout entière. Du jour où s'est constituée la science, la théologie a renoncé en toute civilisation à expliquer comme le faisait la mythologie, comme elle le faisait elle-même alors qu'elle balbutiait encore, le détail des événements naturels, mais en ce qui concerne la nature des dieux, leurs relations avec l'homme, la nature et la destinée de l'âme humaine, elle a conservé longtemps, elle conserve encore eu certaines formes religieuses toute l'intrépidité de son dogmatisme des premiers temps. La foi va alors aux dogmes avec la même naïveté avec laquelle elle allait autrefois aux mythes : on croit posséder la connaissance de l'essence même de Dieu et le secret de ce que réserve l'autre vie à ceux qui ne sont plus avec la même assurance tranquille dont étaient animés les hommes des anciens âges, alors qu'ils acceptaient comme bonnes et valables les explications mythiques de l'orage ou des éclipses. Les mythes ne tiennent plus, à ce stade de l'évolution religieuse, qu'une place secondaire et subordonnée, ils constituent une sorte de religion inférieure à l'usage des ignorants, des gens des campagnes, qui d'ailleurs demeurent attachés le plus souvent à mille pratiques magiques qui ont survécu à l'établissement des grandes religions éthiques, au progrès philosophique réalisé dans le culte et les doctrines des plus élevées d'entre les religions de la nature; la religion officielle se réduit à un ensemble de dogmes et de rites. Les dogmes, qui très souvent ne font que commenter les rites, sont conçus comme une révélation faite par Dieu, comme la vérité même, dictée par lui à un législateur ou un prophète ou apportée des cieux par un médiateur, par un homme semi-divin ou un dieu revêtu des apparences de l'humanité; les rites, croit-on, ne sont que l'application, la mise en pratique des dogmes.

    Mais la métaphysique rationnelle, la critique de la connaissance font en ce domaine du divin la même ouvre qu'a faite la science dans le domaine phénoménal, et l'idée ne tarde pas à se former que toute connaissance de Dieu est une connaissance imparfaite et inadéquate, et qu'au cours des temps l'Être universel se fiât-il en une révélation spéciale manifesté à l'homme, il n'eût pu se manifester qu'humainement, je veux dire, en mettant son infinité à la portée de notre faiblesse, en réduisant son immensité aux limites étroites de notre pensée. Toute révélation s'exprime en des mots empruntés aux langues humaines, et cela seul fait que les formules qui prétendent la contenir tout entière sont inhabiles à leur objet. Dès que cette manière de concevoir la relation du divin avec là pensée humaine conquiert dans un esprit droit de cité, si cependant il demeure religieux - et c'est là un état d'âme indépendant de toute formule dogmatique - il lui faut nécessairement penser Dieu symboliquement ou s'abstenir de le penser du tout. Réduire la vie religieuse à une pure émotion est hors de la portée de quiconque est impuissant à atteindre à l'extase mystique; il faudra donc que le grand nombre se résigne à n'incarner plus qu'en des symboles les sentiments dont fermentent encore les âmes. Mais ces symboles, ce sont les vieux mythes, les antiques légendes propres à chaque religion qui les fournissent tout naturellement ou des mythes créés par le eu spontané de l'imagination sur le modèle de ceux-là. Si donc c'est à vrai dire par les cérémonies rituelles que se sont constituées les religions, c'est par les mythes qu'elles ont duré, c'est par les mythes transformés en symboles, qu'affranchies des liens trop étroitement serrés des théologies et des dogmatiques, elles peuvent, sans se dissoudre, sans s'éparpiller en croyances individuelles, s'épurer, s'élever et se développer en un progrès indéfini.

    Cette communauté de symboles est la condition même de l'existence d'une religion: nulle religion, en effet, n'est complète qui se réfugie tout entière au cour de l'homme et ne se manifeste pas par des rites, rites qui sont nécessairement collectifs et en corrélation étroite avec la conception que les fidèles se forment du divin et de ses rapports avec l'âne humaine. Les rites, au cours des temps historiques ont subi une évolution parallèle à celle des mythes et des dogmes : nous avons indiqué plus haut, avec quelque détail, comment s'étaient constitués les deux instruments essentiels de toute relation entre Dieu et l'homme, le sacrifice et la prière, nous avons montré comment dans le rituel était venu se combiner au sacrifice et à la prière l'imitation des actes des dieux. Nul élément nouveau ne s'ajoutera désormais à ceux-là, et. dans toutes les religions naturalistes et , c'est à eux que se ramènent, en les formes infiniment diverses qu'elles affectent, les pratiques cérémonielles. Mais l'interprétation que la réflexion des fidèles leur fournit de ces rites, la signification qu'y attache leur conscience religieuse varient d'âge en âge. Elles se modifient nécessairement comme se modifie la conception qu'ils se font des dieux ou du Dieu unique qui a absorbé en lui tous les autres et a substitué sa toute-puissance à leur multiplicité. Et cette conception même s'est modelée en ses transformations sur la notion qu'ils se forment, sans cesse différente d'elle-même, de l'âme humaine et de ses besoins.

    Dans la religion populaire, sans doute, les vieilles croyances ont persisté, même en pays chrétiens : les fantômes, les revenants des légendes qui se créent à l'heure présente en Bretagne, en Grèce on en Russie ressemblent à s'y méprendre aux tamates mélanésiens ou aux spectres des Indiens des Plaines; en plus d'un pays d'Europe, on sert encore à la Toussaint dans chaque maison un repas aux âmes des morts, et parfois ces âmes on se les représente sous forme animale. Mais dans les formes ecclésiastiques et en quelque sorte officielles des grandes religions historiques, sous la double influence des idées philosophiques ambiantes et des exigences plus délicates d'une piété plus raffinée, une notion nouvelle de l'âme est apparue : elle n'a plus été conçue comme une substance matérielle, si subtile, si éthérée qu'on la suppose, mais comme une pensée, une volonté toute pénétrée d'amour, et que nul obstacle physique ne séparait plus de Dieu dès que les liens qui l'unissaient au corps s'étaient brisés. Nul besoin terrestre ne subsiste en elle après la mort, on ne lui porte plus d'aliments sur les tombes, on ne fait plus aux mânes de sacrifices sanglants; on n'enferme plus dans la fosse auprès du cadavre des armes, des vêtements, des richesses pour que leurs esprits accompagnent l'âme du défunt dans le lointain Hadès. Sans doute, des coutumes persistent, comme d'orner de fleurs la dalle funèbre et le cercueil, qui n'ont plus avec la notion vraiment spirituelle de l'âme aucun sens précis, sans doute on continue de se faire de l'autre vie, même en pays chrétiens, des représentations qui sont en contradiction manifeste avec les dogmes métaphysiques de l'orthodoxie, mais on ne réfléchit pas sur ces coutumes, où se satisfont des sentiments peut-être éternels, et on prête à ces représentations de l'enfer et du paradis une signification symbolique qui seule les rend acceptables à notre idéalisme religieux. 


    Les êtres divins, eux aussi, en sont venus, comme les âmes, à être conçus comme des pensées, des énergies sans forme sensible, sans besoins matériels, dont le modo d'existence n'avait plus rien de comparable au genre de vie des hommes de chair et d'os qui habitent la terre des vivants. En même temps, les limitations, les imperfections qu'impliquaient les représentations que l'on s'en était faites autrefois disparaissaient; leur nombre se restreignait (même dans les pays où le polythéisme subsistait, partout où est intervenue la réflexion philosophique, le gouvernement de la nature a passé aux mains d'une étroite oligarchie), leur pouvoir grandissait d'autant, il devenait incomparable avec celui de l'homme, qui peu à peu se dépouillait à ses propres yeux de ses attributs surnaturels, la croyance en la magie disparaissait dit cercle des doctrines qui avaient droit de cité dans les credo officiels. Les anciens rites, que maintenait le conservatisme religieux et qui d'ailleurs étaient préservés contre toute destruction par ce qu'avaient laissé en eux d'auguste, de pieux et de sacré les sentiments dont ils avaient été longtemps le seul véhicule, devaient nécessairement recevoir une interprétation nouvelle. Nourrir les dieux, les contraindre à sa volonté, gagner leurs bonnes grâces par des présents, autant d'impossibilités, d'absurdités et d'impiétés presque, dès que s'est constituée une conception pleinement spirituelle du divin.

    Beaucoup de ces pratiques subsistent cependant, mais ceux qui y recourent n'ont qu'une notion vague de leur sens véritable, ou en sont demeurés, en répétant des lèvres les hautes maximes philosophiques et mystiques des religions modernes, aux conceptions barbares de leurs lointains ancêtres. Dans le culte officiel et publie, la plupart des rites ont revêtu une signification symbolique comme les mythes eux-mêmes, ils nous rendent le divin plus présent, plus actuel et nous unissent ainsi à lui. Mais ils n'ont pas dépouillé cependant complètement leur ancien caractère : sans doute le sacrifice sanglant a disparu du rituel des plus spiritualistes des religions (encore subsiste-t-il dans le culte islamique), mais il est bon nombre de pratiques cérémonielles qui ont gardé toute leur valeur sacramentaire. A coup sur, elles n'agissent plus de la même façon matérielle sur les relations de l'homme et de son Dieu. Leur mode d'action est devenu mystérieux, et les fidèles n'essaient pas le plus souvent de le pénétrer; leur but est évident, c'est de procurer l'union mystique, en laquelle réside le salut, entre l'âme humaine et l'infinie majesté divine. Faire descendre Dieu au coeur de l'homme, élever,jusqu'au Père universel, au Recteur souverain des inondes, l'âme humaine en sa faiblesse, son ignorance et sa débilité, les faire se pénétrer l'un l'autre autant que le permet la distance qui sépare l'Infini, l'Absolu, le Parfait de ce néant qu'est l'homme, c'est là tout l'effort des cultes mystiques.

    Et il y a quelque mysticisme en tout rituel : nul d'entre eux ne se réduit à n'être qu'un ensemble de symboles. Mais toute signification matérielle et grossière a parfois disparu des rites, et tous les traits qui révélaient trop clairement la fonction originelle de certaines pratiques, ont alors été instinctivement éliminés. Le culte s'est épuré comme la théologie. Transformé par une conception nouvelle du divin et tout le cortège d'émotions qu'elle entraînait naturellement à sa suite, il a réagi à son tour sur le sentiment religieux qu'il a ennobli, élargi et fortifié dans les âmes où vivaient encore obscurément les vieilles croyances et a suscité en leur piété des exigences plus rigoureuses, qui les ont contraintes à réfléchir sur les dogmes et les mythes qu'elles acceptaient passivement et à leur conférer une signification lus haute et plus digne du Dieu de vérité, du Dieu pariait, du Dieu tout esprit et tout activité où allaient les aspirations de leur foi. Tant que le désaccord n'est pas trop évident entre les vieilles formes et le sentiment qui s'exprime en elles, elles subsistent. Les détails changent, l'interprétation varie, mais le rite demeure on ce qu'il a d'essentiel, Lorsqu'il y a contradiction flagrante entre l'ancienne pratique et les conceptions et les sentiments nouveaux, ou bien elle tombe en désuétude ou bien elle est délibérément et consciemment abrogée et détruite, et la nouvelle foi se crée dés modes d'expression nouveaux, elle imagine pour communiquer avec l'Éternel des voies que l'on n'a point encore frayées, elle invente d'autres sacrements, d'autres prières. Mais l'invention n'est bien souvent qu'un rajeunissement de formes anciennes et déjà oubliées, une restauration de vieux rites presque abandonnés qu'épure et spiritualise la religion qui s'en empare : les mystères grecs en fournissent un frappant exemple. En ce domaine l'humanité n'a pas coutume de beaucoup innover, et c'est pourquoi il nous a fallu si longtemps insister sur cette période d'enfance où les religions ont créé leurs organes essentiels; elles n'en ont guère ajouté d'autres à ceux-là. (L. Marillier, c. 1900)
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    Qu'est-ce que la métaphysique? - Page 2 Empty Re: Qu'est-ce que la métaphysique?

    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:20

    Ernest Renan : la science, la métaphysique, la religion et la question de leur avenir

     Jacques Bouveresse 

    Qu'est-ce que la métaphysique? - Page 2 4018-225x270

    Texte intégral
    http://books.openedition.org/cdf/4026?lang=frhttp://books.openedition.org/cdf/4026?lang=frhttp://books.openedition.org/cdf/4026?lang=frhttp://books.openedition.org/cdf/4026?lang=fr
    Toute vérité est bonne à savoir. Car toute vérité clairement sue rend fort ou prudent, deux choses également nécessaires à ceux que leur devoir, une ambition imprudente ou leur mauvais sort appellent à se mêler des affaires de cette pauvre humanité.

    Ernest Renan, Le Prêtre de Nemi

    Je ne fus pas prêtre de profession, je le fus d’esprit. Tous mes défauts tiennent à cela ; ce sont des défauts de prêtre.
    Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse

    1. La marche triomphale de la science, la pérennité de la religion et l’avenir problématique de la philosophie

    1Si on leur pose la question dont j’ai choisi de vous parler, la plupart des gens sont sans doute enclins à répondre spontanément que, pour Renan, l’avenir appartient à la science et la religion n’en a, au contraire, à peu près aucun. Et pour ce qui est de la métaphysique – puisque Renan, en dépit du fait qu’il s’est toujours tenu à distance du positivisme et de son créateur, Auguste Comte, n’en passe généralement pas moins pour un penseur typiquement positiviste et convaincu, par conséquent, que l’époque de la métaphysique est à présent derrière nous –, on ne voit pas non plus très bien comment il pourrait consentir à la traiter autrement que comme une simple survivance dont il faut probablement s’accommoder pendant un certain temps encore.


    • 1 Ernest Renan, Le Prêtre de Nemi, Calmann Lévy, dixième édition, 1886, Préface, p. I.

    • 2 Cité par Jean-Pierre van Deth, Ernest Renan, Fayard, 2012, p. 464.


    2Même un lecteur simplement superficiel ne tarde cependant pas à se rendre compte que la position de Renan, sur ces deux questions, est bien différente de celle qu’on lui attribue la plupart du temps. La préface du Prêtre de Nemi, un livre publié en 1885, qui appartient dans son œuvre à la catégorie des drames philosophiques, commence de la façon suivante : « J’ai voulu, dans cet ouvrage, développer une pensée analogue à celle du messianisme hébreu, c’est-à-dire la foi au triomphe définitif du progrès religieux et moral, nonobstant les victoires répétées de la sottise et du mal. J’ai essayé de montrer la bonne cause gagnant du terrain malgré les amertumes, les disgrâces, les défaillances même de ses apôtres et de ses martyrs1. » Ce n’est pas du progrès scientifique, mais du progrès religieux et moral qu’il est question ici. Comme on le voit, contrairement à ce que l’on croit souvent, il n’y a pas pour Renan que la science qui soit capable de progresser, la religion l’est aussi. C’est lui-même qui parle à ce propos de « religion progressive » ; et ce dont il rêve n’est sûrement pas de voir la religion disparaître une fois pour toutes, mais plutôt de la voir se transformer graduellement pour prendre, au moins chez les gens qui sont suffisamment éclairés pour être capables d’accepter cette évolution, une forme plus épurée, plus intériorisée et plus universelle. Et pour ce qui est de son attitude à l’égard de la religion chrétienne, on peut remarquer que dans la toute dernière leçon qu’il a donnée au Collège de France, où il s’interroge à nouveau sur la question qui d’une certaine façon l’a hanté jusqu’à la fin de sa vie, à savoir celle de la vérité ou de la fausseté du christianisme, il n’hésite pas à affirmer que : « Oui, la belle figure du Christ est toujours vivante, et elle rayonnera encore longtemps sur l’humanité2. »


    • 3 E. Renan, Nouvelles études d’histoire religieuse, Calmann-Lévy, 1884, Préface, p. IX.


    3Mais, bien entendu, la question de l’avenir du christianisme, à laquelle Renan a des raisons particulières de s’intéresser, est une chose et celle de l’avenir de la religion en général en est une autre. L’idée qu’il se fait de ce que pourrait être la religion du futur est indiquée assez clairement dans les Nouvelles études d’histoire religieuse, publiées en 1884 : « La religion doit devenir une chose entièrement libre, c’est-à-dire une chose dont l’État ne s’occupe pas, une chose aussi individuelle que la littérature, l’art ou le goût. Si, par hasard, sous prétexte de religion, il se commet des délits de droit commun, des lois existent pour les punir. La perfection serait qu’il n’y eût pas une seule loi spéciale pour les matières religieuses, pas plus qu’il n’y en a pour régler les coutumes, les lectures et les divertissements privés des citoyens. L’État neutre en religion est le seul qui ne puisse jamais être amené au rôle de persécuteur3. » Et on peut dire, inversement, de l’État théocratique qu’il est le plus nocif et le plus dangereux.

    4Renan soutient, comme on le voit, que, dans l’idéal, la religion devrait être et rester une affaire essentiellement privée. Elle devrait être indépendante de l’État et devenir également, avec le temps, de plus en plus indépendante de l’Église elle-même, et plus généralement de la référence à un système de croyances définies et contrôlées par une autorité religieuse quelconque. Pour ce qui concerne les relations de la religion et de l’État, la séparation devrait être complète et réciproque. Ce qui signifie que la religion ne devrait en principe rien demander à l’État, et inversement l’État ne devrait imposer aucune restriction d’aucune sorte à la liberté de religion et se borner à exiger de la religion le respect des lois qui s’imposent à tout le monde. Mais en attendant, bien entendu, il faut être prêt à accepter des concessions et des compromis de nature diverse ; et, sur ce point, Renan n’a rien du penseur violemment antichrétien que le milieu catholique a vu sur le moment et voit encore la plupart du temps en lui.


    • Ibid. p. VII.


    5Il n’a même, en fait, rien d’un prosélyte ; et il souligne lui-même, également dans les Nouvelles études d’histoire religieuse, que : « Quand on tient la vérité, il n’y a pas de zèle à faire. La vérité n’a pas besoin d’être proclamée ; il suffit de l’énoncer4. » La raison profonde de l’attitude de Renan sur ce point est très claire. Elle réside, d’une part, dans son horreur des changements brutaux et des solutions extrêmes et, d’autre part, dans son optimisme fondamental. Il est convaincu que la seule attitude rationnelle et efficace est celle qui consiste à préférer et à favoriser, dans tous les cas, les évolutions naturelles et inévitables qui, par des chemins souvent imprévus et détournés, conduiront nécessairement à une amélioration finale. Quand, dans une lettre du 8 septembre 1863, il interroge Marcelin Berthelot sur les chances qu’il y a, pour lui, de réussir à obtenir la réouverture de son cours au Collège de France, son correspondant lui répond trois jours plus tard qu’il n’y faut tout simplement pas songer, essentiellement à cause du trouble que la réouverture du cours ne manquerait pas de causer à la paix publique :


    • 5 E. Renan & M. Berthelot, Correspondance 1847-1892, Calmann Lévy, 1898, p. 305.


    C’est stupide, mais inévitable. La France n’est pas encore en état de supporter la vérité scientifique, sans passion favorable ou contraire, et je ne sais si les autres pays la supporteraient, dans les conditions où vous la proclamez et qui ne sont pas celles de l’érudition abstraite. […] Vous n’êtes pas dans la science pure ; mais, comme Voltaire, vous êtes dans le combat. Du reste, je vois que votre sérénité n’en est pas troublée. Mais il faut renoncer à votre cours, parce qu’aucun gouvernement en ce moment ne peut laisser la foule s’assembler dans la rue et manifester collectivement et en public ses opinions5.

    • 6 Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard, 2006.


    6Comme on peut le constater, aux yeux de son ami, Renan ne s’est pas contenté d’énoncer de façon abstraite la vérité scientifique. Il l’a également proclamée dans des conditions et dans un contexte où elle était tout à fait irrecevable. Si sa sérénité ne semble effectivement pas avoir été sérieusement troublée par les attaques extrêmement violentes dont il a été victime de la part des milieux religieux, on peut penser que c’est en grande partie parce qu’il était convaincu qu’il faut savoir attendre et ne pas chercher à accélérer par des coups d’éclat intempestifs la marche naturelle de la vérité. C’est certainement un des points sur lesquels il est peu probable que la comparaison avec Voltaire, même si elle venait naturellement à l’esprit de ses contemporains, puisse être poussée très loin. Renan n’est pas un combattant à la Voltaire et, même si Zeev Sternhell ne lui rend sûrement pas tout à fait justice dans son livre, Les Anti-Lumières6, ce n’est pas non plus un héritier véritable de la philosophie des Lumières.

    • 7 . E. Renan, La Métaphysique et son avenir [janvier 1860], texte présenté par Goulven Le Brech, édit (...)

    • Ibid., p. 20.


    7Si l’avenir de la religion est, selon Renan, assuré, peut-on en dire autant de celui de la métaphysique et, plus généralement, de celui de la philosophie ? Leur cas se révèle de son point de vue nettement plus compliqué que celui de la religion, et sa position sur ce qu’il adviendra d’elles, dans le futur qui est en train de se dessiner pour l’humanité, est plus indécise. Quand il publie en 1860 l’article intitulé « La métaphysique et son avenir », il le fait en réaction à la lecture du livre d’Étienne Vacherot, La métaphysique et la science, ou principes de métaphysique positive, publié en 1858. Vacherot et Renan partent tous les deux de la même constatation, à savoir que, depuis la mort de Hegel, survenue une trentaine d’années auparavant, plus personne n’ose se lancer dans la construction de systèmes philosophiques ayant des ambitions comparables à celles de leurs grands prédécesseurs. « Un des faits les plus graves qui ont marqué ces trente dernières années, dans l’ordre intellectuel, est, écrit Renan, la cessation subite de toutes les grandes spéculations philosophiques7. » C’est, constate-t-il, un phénomène qui n’est pas seulement français, mais européen. Toutes les grandes écoles de philosophie semblent stagnantes et même plus ou moins moribondes, à l’exception d’une seule, dont le cas constitue justement une confirmation de ce qui semble être devenu la règle : « Une seule école reste debout, active, pleine d’espérance, s’attribuant l’avenir, l’école dite positive ; mais celle-là ne fait point exception à la loi que je signale, car son premier principe est justement la négation de toute métaphysique, et c’est aux funérailles de la spéculation abstraite qu’elle nous ferait assister, si ses vœux et ses prédictions arrivaient à se réaliser8. »


    • 9 Étienne Vacherot, La Métaphysique et la science ou Principes de métaphysique positive. Paris, Libra (...)


    8Vacherot avait justement essayé dans son livre d’envisager un avenir possible pour la métaphysique en la présentant comme capable de se transformer, elle aussi, en une science positive et progressive. Le problème est posé clairement dès la première phrase de la préface : « Pourquoi un livre de métaphysique à une époque de science positive et d’histoire ? Quel en peut être l’à-propos ? Science morte, diront les savants et les critiques. Que venez-vous faire après tant d’essais avortés, après les coups multipliés d’une critique qui n’a pas laissé debout une seule pierre de l’édifice dont vous rêvez la construction. Science faite, diront les historiens et les éclectiques. À quoi bon ajouter un système à tous ceux que l’histoire nous a légués9 ? » Comment une époque qui semble devoir être essentiellement celle de l’histoire et de la critique, une tendance qui est illustrée précisément de façon exemplaire par le cas de penseurs comme Renan, peut-elle espérer être également celle de la métaphysique ?


    • 10 Ibid., p. 35-36.


    9Dans le dialogue entre le Métaphysicien et le Savant, que constitue le livre de Vacherot, la position défendue par le premier est que, s’il est démontré effectivement que la métaphysique, dans son état actuel, n’est pas une science, rien ne permet cependant de nier qu’elle puisse être en train d’en devenir une : « Toute science a eu ses essais, ses tâtonnements, ses difficultés, ses hypothèses, ses systèmes, son enfance en un mot. La philosophie naturelle en était là au xvie siècle, avant les découvertes de Galilée, les préceptes de Bacon et de Descartes. Vous eussiez eu alors le droit de la traiter comme vous faites aujourd’hui la métaphysique. On spéculait, on spéculait beaucoup. On observait très peu et mal. La méthode inductive a changé tout cela et a transformé la philosophie naturelle en une science véritable. Qui vous dit que la période scientifique de la métaphysique n’est pas enfin arrivée ? Je conviens que son enfance a été longue, plus longue que celle des sciences ; j’en dirai les raisons plus tard. Comme ces raisons n’existent plus, je ne vois pas pourquoi la métaphysique ne marcherait pas enfin d’un pas ferme et assuré sur la voie de la science, ainsi que l’ont fait ses rivales des siècles plus tôt10. »


    • 11 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 22.


    10Cette idée d’une métaphysique et, plus généralement, d’une philosophie, qui pourraient être autorisées dans un avenir relativement proche à se présenter, elles aussi, comme scientifiques, repose, aux yeux de Renan, qui considère comme une chose acquise ce qu’il appelle « l’incapacité philosophique de l’esprit moderne11 », sur une illusion complète. Un passage de son article résume, sur ce point, parfaitement sa pensée.


    • 12 Ibid.


    Je vois – écrit-il – l’avenir des sciences historiques : il est immense, et si ces grandes études triomphent des obstacles qui s’opposent à leurs progrès, nous arriverons un jour à connaître l’humanité avec beaucoup de précision. Je vois l’avenir des sciences naturelles : il est incalculable, et si ces belles sciences ne sont pas arrêtées par l’esprit étroit d’application qui tend à y dominer, nous posséderons un jour, sur la matière et sur la vie, des connaissances et des pouvoirs impossibles à limiter ; mais je ne vois pas l’avenir de la philosophie, dans le sens ancien de ce mot. Hegel, Hamilton, M. Cousin ont posé tous trois à leur façon, et tous trois d’une manière glorieuse, la fatale borne après laquelle la spéculation métaphysique n’a plus qu’à se reposer. Ce ne sont pas là des fondateurs comme Descartes, comme Thomas Reid, comme Kant ; ce sont des hommes chargés de dire le dernier mot d’un vaste travail de pensée12.

    11Il faut préciser ici que, quand Renan parle des progrès spectaculaires que sont en train de réaliser les sciences de l’humanité, il songe avant tout au cas des sciences philologiques et historiques. La situation des sciences sociales et économiques lui semble nettement moins prometteuse, pour une raison que l’on pourrait sans doute exprimer en disant qu’elles sont pour le moment beaucoup trop philosophiques et qu’elles sont en outre probablement condamnées à le rester, autrement dit à constituer le théâtre de controverses et d’affrontements stériles qui sont à peu près sans espoir de résolution.

    • 13 E. Renan, L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Calmann Lévy, 1890, Préface, p. XIV.


    12Dans la préface de L’Avenir de la science, Renan, après avoir constaté que les sciences historiques et leurs auxiliaires ont déjà répondu à certaines des questions les plus importantes que se pose l’humanité – et en particulier apporté la démonstration du fait qu’« il n’y a jamais eu, dans les siècles attingibles à l’homme, de révélation ni de fait surnaturel13 » –, fait la constatation suivante :


    • 14 Ibid., p. XIV-XV.


    Quant aux sciences politiques et sociales, on peut dire que le progrès y est faible. La vieille économie politique, dont les prétentions étaient si hautes en 1848, a fait naufrage. Le socialisme, repris par les Allemands avec plus de science et de profondeur, continue de troubler le monde, sans arborer de solution claire. M. de Bismarck, qui s’était annoncé comme devant l’arrêter en cinq ans au moyen de ses lois répressives, s’est trompé au moins cette fois. Ce qui paraît maintenant bien probable, c’est que le socialisme ne finira pas. Mais sûrement le socialisme qui triomphera sera bien différent des utopies de 1848. Un œil sagace, en l’an 300 de notre ère, aurait pu voir que le christianisme ne finirait pas ; mais il aurait dû voir que le monde ne finirait pas non plus, que la société humaine adapterait le christianisme à ses besoins et, d’une croyance destructrice au premier chef, ferait un calmant, une machine essentiellement conservatrice14.

    • 15 Ibid., p. XVII.


    13Le socialisme, pronostique Renan, ne mourra pas, il se transformera, comme l’a fait avant lui le christianisme. Mais, bien entendu, ses adversaires ne mourront pas non plus et la confrontation se prolongera probablement ainsi indéfiniment. « Combien de temps, se demande Renan, l’esprit national l’emportera-t-il sur l’égoïsme individuel ? Qui aura, dans des siècles, le plus servi l’humanité, du patriote, du libéral, du réactionnaire, du socialiste, du savant ? Nul ne le sait, et pourtant il serait capital de le savoir, car ce qui est bon dans une des hypothèses est mauvais dans l’autre. On aiguille sans savoir où on veut aller. Selon le point qu’il s’agit d’atteindre, ce que fait la France, par exemple, est excellent ou détestable. Les autres nations ne sont pas plus éclairées. La politique est comme un désert où l’on marche au hasard, vers le nord, vers le sud, car il faut marcher. Nul ne sait, dans l’ordre social, où est le bien. Ce qu’il y a de consolant, c’est qu’on arrive nécessairement quelque part15. » Autant dire que la connaissance scientifique et le progrès qu’elle rend possible n’ont pour ainsi dire aucune prise sur les choses de cette sorte.
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:20

    2. La philosophie a-t-elle encore une place dans la classification des sciences et, si oui, à quel endroit ?

    14Comme on l’a vu, Renan ne va pas jusqu’à dire qu’il ne voit aucun avenir possible pour la philosophie, il dit seulement qu’il ne voit aucun avenir pour elle dans le sens ancien du mot « philosophie ». Ce qu’il entend par là est qu’il semble désormais établi que la philosophie, considérée comme une science spéciale, capable de se développer à côté ou au-dessus des autres, ne peut plus prétendre à un avenir réel. Et une des raisons qui incitent à voir les choses de cette façon est le fait qu’un certain nombre d’autres disciplines (au nombre desquelles il cite les études religieuses, qui suscitent toujours chez les philosophes proprement dits un certain dédain, et les différentes sciences positives) ont déjà commencé à se partager ses dépouilles. La question qui se pose inévitablement (et c’est une question dont la réponse ne fait aux yeux de Renan guère de doute) est la suivante :


    • 16 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 23.


    Reste-t-il une place pour elle [la philosophie] dans la classification nouvelle des sciences à laquelle le siècle semble amené ? Y a-t-une science des vérités premières, dont toutes les autres soient tributaires, ou bien la métaphysique n’est-elle que le résultat général de toutes les sciences, et le jour de son grand avènement sera-t-il justement le jour où elle disparaîtra du nombre des sciences particulières ? C’est là un problème qui se présente chaque jour à tout homme réfléchi, et sans la solution duquel on ne peut se faire une idée de l’avenir réservé aux spéculations de l’entendement humain16.

    • 17 Ibid., p. 33.


    15Renan observe, à propos de la philosophie, qu’on peut dire d’elle avec presque autant de raison qu’elle est et qu’elle n’est pas : « La nier, c’est découronner l’esprit humain ; l’admettre comme une science distincte, c’est contredire la tendance générale des études de notre temps17. ». Pour essayer de résoudre cette difficulté, Renan reprend une formule qu’il avait déjà utilisée dans L’Avenir de la science :


    • 18 Ibid.


    Un seul moyen reste, suivant moi, pour tirer la philosophie de cette situation indécise, c’est de convenir qu’elle est moins une science qu’un côté de toutes les sciences. Qu’on me permette une comparaison vulgaire : la philosophie est l’assaisonnement sans lequel tous les mets sont insipides, mais qui, à lui seul, ne constitue pas un aliment. Ce n’est pas à des sciences particulières, telles que la chimie, la physique, etc., qu’on doit l’assimiler ; on sera mieux dans le vrai en rangeant le mot de philosophie dans la même catégorie que les mots d’art et de poésie18.

    16Il n’y a, d’après Renan, aucun doute sur le fait qu’on fera toujours de la philosophie, tout comme il n’y a aucun doute sur le fait qu’on fera toujours de la poésie. Mais il se pose, en revanche, des questions sérieuses sur la façon dont on fera dans l’avenir aussi bien de la philosophie que de la poésie.


    • 19 Ibid., p. 33-34.


    On fera toujours – constate-t-il – de la philosophie, comme on fera toujours de la poésie ; mais de même que j’ai des craintes pour l’avenir de la plupart des genres de poésie sans avoir de craintes pour l’avenir de la poésie elle-même, ainsi je crois peu à l’avenir de la philosophie, envisagée comme une science spéciale, sans avoir le moindre doute sur l’éternelle persistance du sentiment philosophique. Peut-être viendra-t-il un jour où l’on fera toute chose poétiquement et philosophiquement, sans faire précisément de poésie et de philosophie19.

    17Renan est, comme on vient de le voir, convaincu à la fois de la pérennité de ce qu’il appelle le « sentiment philosophique », exactement comme il l’est de celle du sentiment poétique, et du fait qu’un changement important est en train de se produire et va se poursuivre de façon à peu près inévitable dans le mode d’expression du sentiment en question. Il pense qu’il va peut-être falloir accepter dorénavant de chercher la philosophie et la poésie authentiques ailleurs que là où on le faisait jusqu’à présent, et regarder plus particulièrement du côté de la science et de la critique elles-mêmes, qui passent pourtant facilement pour leurs ennemies les plus menaçantes.


    • 20 Ibid., p. 34.


    Quels sont déjà de notre temps – se demande-t-il – les interprètes de la grande poésie, de celle qui sort de la nature et de l’âme, comme une éternelle plainte et un divin gémissement ? Quelques poètes sans doute, fidèles encore à la tradition philosophique et religieuse, mais surtout des savants, des critiques. On ne croit plus ni aux systèmes ni aux fictions. Nous ne concevons pas plus la possibilité d’une nouvelle hypothèse philosophique que nous ne concevons la possibilité d’une épopée20.

    18Renan identifie ici, comme on le voit, le cas des systèmes philosophiques à celui des fictions littéraires et constate que l’époque ne s’intéresse plus ni aux premiers ni aux secondes. On pourrait être tenté de lui objecter que l’épopée a eu, justement, un successeur, qui est constitué par le roman. Mais l’évolution du genre romanesque lui-même peut être considérée également comme une chose qui apporte, tout compte fait, plutôt de l’eau à son moulin. Il répondrait probablement à l’objection que je viens d’évoquer que la littérature elle-même se préoccupe désormais beaucoup plus de contribuer à la connaissance de la réalité, telle qu’elle est, que d’en inventer une autre. Et il pense que c’est aussi de cette façon que se comportera, selon toute probabilité, la religion de l’avenir. Elle inventera beaucoup moins et acceptera de connaître beaucoup plus, alors qu’elle s’est comportée pendant longtemps plutôt comme un obstacle à la connaissance.

    • 21 Ibid., p. 25.

    • 22 Ernest Renan – Henriette Renan, Lettres intimes (1842-1845), précédées de Ma sœur Henriette (1896), (...)


    19Dans sa réaction au livre de Vacherot, Renan manifeste à l’égard de celui-ci une déférence manifeste, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de quelqu’un qui a eu lui-même à subir l’hostilité et la malveillance des autorités religieuses et a dû, en 1851, abandonner pour cette raison la fonction de Directeur des études qu’il exerçait à l’École Normale Supérieure. « Il [Vacherot], écrit-il, échangea le droit d’enseigner d’inoffensives banalités contre le droit de penser ; il acheta par le sacrifice de ses fonctions le droit d’être21. » Renan connaissait, en outre, personnellement Vacherot puisque, comme il le raconte dans une lettre du 15 décembre 1845 à sa sœur, il lui avait rendu visite au moment où il se demandait si le meilleur moyen de parvenir à l’agrégation était ou non, pour lui, de passer par l’École Normale Supérieure, une solution à laquelle il a préféré finalement renoncer. « Le directeur de l’École (M. Vacherot), raconte-t-il, avec une obligeance et un intérêt qui me ravirent, me donna tous les renseignements et les programmes nécessaires, en les accompagnant de quelques paroles fort significatives sur la haute libéralité de l’université, qui saisirait, dit-il, avec empressement, l’occasion de montrer qu’elle ne répudie pas les sujets formés à un autre enseignement que le sien22. »

    • 23 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 27-28.

    • 24 Gustave Flaubert, Correspondance, t. V (janvier 1876 – mai 1880), J. Bruneau et Y. Leclerc (éd.), G (...)


    20Il n’en est pas moins vrai que Vacherot et Renan appartiennent réellement, aussi bien du point de vue intellectuel que du point de vue institutionnel, à deux univers différents. Vacherot a été élève de l’École Normale Supérieure et il y a fait une partie de sa carrière. Or il s’agit d’une institution pour laquelle Renan n’est jamais parvenu à éprouver une attirance et une sympathie réelles. Il la soupçonne fortement, notamment pour ce qui concerne la philosophie, de contribuer davantage à cultiver et à développer le goût des généralités brillantes que celui du travail précis et scientifique. « J’ose dire […], écrit-il, qu’à n’envisager que le bien de la science, il eût beaucoup mieux valu que l’École normale n’eût pas d’enseignement philosophique. Un tel enseignement donne aux jeunes esprits une assurance exagérée, et les accoutume à cette erreur que la philosophie et la théologie naturelle peuvent être réduites à des programmes et dressées en questionnaires d’examen. Il leur fait croire qu’on peut arriver de plain-pied aux généralités sans avoir passé par l’étude des détails ; il les détourne de la science proprement dite23. » Flaubert, dans une lettre à Renan du 22 mai 1876, fait allusion à l’article sur « La Métaphysique et son avenir » et l’approuve chaleureusement sur ce point (et en général): « Voilà de la critique ! Comme c’est bien ça, l’École Normale et la philosophie officielle de notre temps24 ! »

    21Du point de vue intellectuel, il doit être d’ores et déjà clair pour vous que, conformément à une opposition qui a, elle aussi, quelque chose de tout à fait classique et récurrent, Renan défend en philosophie, contre Vacherot, les prérogatives du travailleur spécialisé qui a commencé par se doter d’un certain nombre de connaissances extra- philosophiques précises avant d’aborder le domaine de la philosophie proprement dite, contre les prétentions de ceux que Valéry a appelé les « spécialistes de l’universel ». La position de Vacherot serait évidemment beaucoup plus forte si la métaphysique, considérée comme une science qui a pour tâche de formuler et d’établir des vérités qui sont d’un type universel et fondamental, était une entreprise qui peut encore être prise au sérieux. Mais nous avons vu quelle était sur ce point la position de Renan. Pour lui, la philosophie, dans ce qu’elle comporte de permanent et d’important, est, comme la poésie, liée en dernier ressort beaucoup plus au sentiment qu’à la raison et n’a pas de contenu proprement théorique ni de prétention à l’énonciation de vérités susceptibles d’être considérées comme impersonnelles et objectives.
    22Une des choses qui sont caractéristiques de la philosophie est, au contraire, justement, selon Renan, le degré auquel la personnalité de l’auteur est impliquée dans l’œuvre et s’y reflète.


    • 25 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 33.


    Prenez – dit-il – les Annales de physique et de chimie, vous y trouverez des mémoires qui dénotent plus ou moins d’habileté ; mais vous n’en trouverez aucun qui vous donne quelque indice sur le caractère moral de l’auteur. Il n’en est pas de même en philosophie. La philosophie, c’est l’homme même ; chacun naît avec sa philosophie comme avec son style. Cela est si vrai que l’originalité personnelle est en philosophie la qualité la plus requise, tandis que dans les sciences positives la vérité des résultats est la seule chose à considérer25.

    • 26 Ibid., p. 35.

    • 27 Ibid., p. 36.


    23Un problème sérieux risque néanmoins de se poser si l’on soutient par ailleurs, comme le fait également Renan, que : « En résumé, philosopher, c’est connaître l’univers. L’univers se compose de deux mondes, le monde physique et le monde moral, la nature et l’humanité. L’étude de la nature et de l’humanité est donc toute la philosophie26. » Jusqu’à présent, estime Renan, on est arrivé à la philosophie en passant plutôt par l’étude de la nature. Mais les choses sont en train de changer et il est probable que, dans l’avenir, les suggestions les plus importantes pour la spéculation philosophique viendront des sciences de l’humanité, autrement dit, des sciences historiques. C’est précisément contre « cet envahissement universel de l’histoire27 » que le livre de Vacherot élève, au nom de la métaphysique, une protestation dont on a vu que Renan la trouve assurément respectable, mais pour le moins peu convaincante. Il n’en demeure pas moins que ce qu’il appelle le « sentiment philosophique » peut difficilement être considéré comme un mode de connaissance véritable, qui pourrait être mis sur le même plan que celui des sciences et comparé à lui. Et on ne voit pas très bien dans ces conditions comment la philosophie pourrait réussir à constituer à la fois une connaissance de l’univers, au sens propre du mot « connaissance », et l’expression irréductiblement personnelle d’une certaine attitude à l’égard du monde et de la vie.


    • 28 Ibid., p. 35.


    24Renan dit que : « Ce n’est […] pas nier la philosophie, c’est la relever et l’ennoblir que de déclarer qu’elle n’est pas une science particulière, mais qu’elle est le résultat général de toutes les sciences, le son, la lumière, la vibration qui sort de l’éther divin que tout porte en soi. Au fond, telle a été la conception de tous les grands philosophes28. » Ce que signifie la dernière phrase est que tous les grands philosophes ont été jusqu’à présent de grands savants et que les moments dans lesquels la philosophie s’est transformée en une spécialité complètement autonome, dispensée notamment d’entretenir des relations quelconques avec les sciences, ont été des moments de déclin. Les grands philosophes, cependant, n’ont pas été seulement de grands savants, mais également de grands philosophes, en vertu d’une dimension de leur œuvre que Renan décrit dans des termes qui évoquent davantage la poésie et la religion que la connaissance proprement dite et qui enlèvent, par conséquent, inévitablement une certaine force aux critiques qu’il formule contre les philosophes littéraires. Ce qu’il tient à rappeler avant tout est qu’on ne peut prétendre accéder à l’universel qu’en partant du particulier, et non l’inverse, et que tout philosophe digne de ce nom devrait pour cette raison commencer par pratiquer une ou plusieurs sciences spéciales. Mais puisqu’il est entendu que le but de la philosophie ne peut pas être d’essayer d’ajouter une science supplémentaire à celles qui existent déjà, par exemple sous la forme d’une métaphysique qui aurait fini par devenir enfin scientifique, on ne voit pas très bien au nom de quoi on pourrait, du point de vue de Renan lui-même, s’étonner et se scandaliser de la voir s’exprimer de la façon, effectivement peu scientifique et même au plus haut point littéraire, dont elle le fait la plupart du temps.

    • 29 E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 243).

    • 30 Ibid., p. 4.


    25« La science parfaite du tout, affirme-t-il, ne sera possible que par l’exploration patiente et analytique des détails29. » Mais en même temps, l’impression qu’il donne est souvent qu’en réalité la connaissance du tout ne sera pas obtenue par une espèce de sommation des connaissances spécialisées et ne peut guère être que poétique et religieuse, plutôt que proprement scientifique, ou tout au moins philosophique au sens traditionnel du terme. Dans la dédicace à Eugène Burnouf qu’il a rédigée en 1849 pour L’Avenir de la science, il écrit : « En écoutant vos leçons sur la plus belle des langues et des littératures du monde primitif [la langue et la littérature sanskrites, enseignées par Burnouf au Collège de France de 1832 à 1852], j’ai rencontré la réalisation de ce qu’auparavant je n’avais fait que rêver : la science devenant la philosophie, et les plus hauts résultats sortant de la plus scrupuleuse analyse des détails30. » Il n’y a donc pas que la science du tout qui puisse prétendre au statut de philosophie. Il peut, semble-t-il, y avoir aussi, aux yeux de Renan, une façon de pratiquer une science spéciale qui a pour résultat d’élever celle-ci au rang de philosophie.
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    Qu'est-ce que la métaphysique? - Page 2 Empty Re: Qu'est-ce que la métaphysique?

    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:21


    26Dans la lettre à Marcelin Berthelot de 1863 sur « Les sciences de la nature et les sciences historiques », Renan revient sur la controverse qu’il a eue avec Vacherot à propos de la métaphysique, quelques années auparavant. La position qu’il défend consiste à classer la métaphysique, avec les mathématiques et la logique, dans la catégorie des sciences qui énoncent assurément des vérités importantes, mais des vérités qui ne nous apprennent rien sur le réel.


    • 31 E. Renan, « Les sciences de la nature et les sciences historiques, Lettre à M. Marcelin Berthelot » (...)


    Les mathématiques […] – écrit-il – seraient vraies, quand même rien n’existerait. Elles sont dans l’absolu, dans l’idéal. Or tout l’ordre des phénomènes où nous nous sommes tenus jusqu’ici est dans le réel. Entre l’existence première de l’atome et les mathématiques, il y a un abîme. Les mathématiques ne sont que le développement du principe d’identité, une tautologie d’un secours précieux quand on l’applique à quelque chose de réel, mais incapable de révéler une existence ni un fait. Elles ne fournissent pas de lois de la nature mais, en donnant d’admirables formules pour exprimer les transformations de la quantité, elles servent merveilleusement à faire sortir des lois de la nature tout ce que celles-ci contiennent. Elles n’apprennent rien sur le développement de l’être, mais elles montrent dans quelles catégories il était décidé de toute éternité que l’être existerait, en supposant qu’il dût exister31.

    27Comme on le voit, la relation directe que les propositions mathématiques entretiennent avec l’absolu et l’idéal se paie, aux yeux de Renan, d’une absence de contenu substantiel, pour ce qui est de la relation avec les seules choses qui ont une réalité et une existence, au sens propre du terme, à savoir celles qui sont dans le temps et dans l’histoire. Or la situation de la métaphysique est, sur ce point, identique à celle des mathématiques. Elle est, d’une certaine façon, préservée une fois pour toutes des atteintes du réel et des démentis qu’il pourrait éventuellement lui infliger, mais c’est justement parce qu’elle n’a pas de rapport véritable avec le réel.


    • 32 Ibid., p. 174-175.


    J’ai nié autrefois – explique Renan – l’existence de la métaphysique comme science à part et progressive ; je ne la nie pas comme ensemble de relations immuables à la façon de la logique. Ces sciences n’apprennent rien, mais elles font bien analyser ce que l’on savait. En tout cas, elles sont totalement hors des faits. Les règles du syllogisme, les axiomes fondamentaux de la raison pure, seraient vrais comme les mathématiques, quand même il n’y aurait personne pour les percevoir. Mathématiques pures, logique pure, métaphysique, autant de sciences de l’éternel, de l’immuable, nullement historiques, nullement expérimentales, n’ayant aucun rapport avec l’existence et les faits. Par elles, nous plongeons dans un monde qui n’a ni commencement, ni fin, ni raison d’exister. Ne nions pas qu’il n’y ait des sciences de l’éternel ; mais mettons-les bien nettement hors de toute réalité32.

    28Pour ce qui est de la situation non plus de la métaphysique, mais de la philosophie en général, ce que j’ai dit jusqu’à présent permet, je crois, de comprendre aisément une idée à laquelle Renan tient beaucoup et qui est exprimée notamment dans la préface du Prêtre de Nemi :

    La forme du dialogue est, dans l’état actuel de l’esprit humain, la seule qui, selon moi, puisse convenir à l’expression des idées philosophiques. Les vérités de cet ordre ne doivent être ni directement niées, ni directement affirmées ; elles ne sauraient être l’objet de démonstrations. Tout ce qu’on peut, c’est de les présenter par leurs faces diverses, d’en montrer le fort, le faible, la nécessité, les équivalences. Tous les hauts problèmes de l’humanité sont dans ce cas. Qui voudrait songer, de nos jours, à une exposition régulière de la science politique ? Les grandes questions de morale sociale aboutissent à des partis pris, tous discutables, tous irréductibles les uns aux autres. L’économie politique n’est qu’un éternel dialogue entre deux systèmes, dont l’un n’arrivera jamais à supplanter l’autre, ni à le convaincre d’erreur absolue.

    • 33 E. Renan, Le Prêtre de Nemiop. cit., p. II-IV.


    Cela tient à la différence fondamentale qu’il y a entre croire et savoir, entre opinion et certitude. On ne fera jamais de dialogues sur la géométrie, car la géométrie est vraie d’une façon impersonnelle. Mais tout ce qui implique une nuance de foi, d’adhésion voulue, de choix, d’antipathie, de sympathie, de haine et d’amour, se trouve bien d’une forme d’exposition où chaque opinion s’incarne en une personne et se comporte comme un être vivant33.

    29Mais une opinion vivante ne peut être qu’une opinion agissante et il fallait donc non seulement faire parler, mais également faire agir ces opinions à travers des personnages qui les incarnent. C’est ce qui a amené Renan à passer pour finir de la forme du dialogue philosophique à celle du drame philosophique. Dans les passages où il aborde cette question, on ne sait jamais très bien, en fait, s’il parle des vérités elles-mêmes, de perspectives ou de points de vue différents possibles sur une même vérité, d’aspects différents ou de parties différentes de cette vérité. Renouvier, qui s’est montré, sur ce point, particulièrement sévère à son égard, a raison de remarquer que toutes les « contradictions » que l’on peut être tenté de reprocher à Renan, aussi troublantes qu’elles puissent être, ne doivent cependant pas être mises sur le même plan.


    • 34 Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire. Les idées, les religions, les systèmes, , (...)


    Son écriture – remarque-t-il – avec tout ce qu’elle a d’attrayant par la délicatesse et le naturel, est révélatrice d’une radicale illogicité. Renan, quand il énonce un jugement qu’il sent bien n’être pas précisément vrai, n’ajoute pas à ses termes des distinctions, n’introduit pas dans sa phrase des incidences, qui en diminueraient la grâce ; il poursuit son discours, pour énoncer d’autres jugements qui sont contradictoires du premier. Toutes les contradictions qu’on relève ainsi chez lui ne sont pas formelles ou profondes. Il y en a qui sont des changements d’aspect justifiables. Mais il y en a d’une autre nature et dont il aurait dû être conscient34.

    Dans l’utilisation qu’il fait du drame comme moyen d’expression philosophique, Renan revendique, en tout cas, le droit de ne jamais affirmer ou nier lui-même directement la ou les vérités qui sont en question et de ne le faire qu’indirectement, à travers les paroles et les actions de personnages entre lesquels il n’éprouve pas le besoin de choisir. Et la raison ultime de cela semble être qu’ils sont tous, selon lui, indispensables à la manifestation de la seule vérité qui compte au total, à savoir qu’en dépit des apparences du contraire, ce sont malgré tout réellement le vrai et le bien qui gagnent progressivement du terrain sur leurs opposés et qui l’emporteront pour finir dans l’histoire de l’humanité.

    30Dans son Discours de réception à l’Académie française, où il avait été élu en 1878 en remplacement de Claude Bernard, il s’explique de façon un peu plus précise sur ce qu’il veut dire à ce propos, et il semble suggérer qu’il y a des domaines dans lesquels c’est non seulement trop demander que d’exiger la connaissance de la vérité, mais ça l’est également d’exiger le respect des règles de la logique, à commencer par celui du principe de contradiction.


    • 35 E. Renan, « Claude Bernard », in L’Œuvre de Claude Bernard, Introduction par Mathias Duval, Notices (...)


    Il ne faut pas – dit-il – demander de logique aux solutions que l’homme imagine pour se rendre raison du sort étrange qui lui est échu. Invinciblement porté à croire à la justice et jeté dans un monde qui est et sera toujours l’injustice même, ayant besoin de l’éternité pour ses revendications et brusquement arrêté par le fossé de la mort, que voulez-vous qu’il fasse ? Il se révolte contre le cercueil, il rend la chair à l’os décharné, la vie au cerveau plein de pourriture, la lumière à l’œil éteint, il imagine des sophismes dont il rirait chez un enfant, pour ne pas avouer que la nature a pu pousser l’ironie jusqu’à lui imposer le fardeau du devoir sans compensation35.

    Peut-être faut-il se résigner à l’idée que, pour se soustraire à l’obligation d’accepter la vérité qui est probablement la plus triste et la plus insupportable de toutes – à savoir celle du devoir à accomplir sans espoir de rétribution, du sacrifice à consentir sans contrepartie en perspective, et de la souffrance pour laquelle il n’y aura pas de consolation –, l’homme est prêt, justement, à inventer les pires extravagances et à ignorer, s’il le faut, les règles de la logique la plus élémentaire.

    31Même les savants, qui sont censés se comporter, sur les questions de cette sorte, de façon plus rationnelle que les autres, ont droit, estime Renan, à l’indulgence quand ils abordent les questions philosophiques. Il ne partage par conséquent pas le reproche qui a été adressé parfois à Claude Bernard pour sa philosophie un peu contradictoire.


    • 36 Ibid., p. 35.


    J’estime – explique-t-il – qu’il y a des sujets sur lesquels il est bon de se contredire ; car aucune vue partielle n’en saurait épuiser les intimes replis. Les vérités de la conscience sont des phares à feux changeants. À certaines heures, ces vérités paraissent évidentes ; puis on s’étonne qu’on ait pu y croire. Ce sont des choses que l’on aperçoit furtivement, et qu’on ne peut plus revoir telles qu’on les a entrevues. Vingt fois l’humanité les a niées et affirmées, vingt fois l’humanité les niera et les affirmera encore. La vraie religion de l’âme est-elle ébranlée par ces alternatives ? Non, messieurs, elle réside dans un empyrée où le mouvement de tous les autres cercles ne saurait l’atteindre. Le monde roulera durant l’éternité sans que la sphère du réel et la sphère de l’idéal se touchent. La plus grande faute que puissent commettre la philosophie et la religion est de faire dépendre leurs vérités de telle ou telle théorie scientifique et historique ; car les théories passent et les vérités nécessaires doivent rester. L’objet de la religion n’est pas de nous donner des leçons de physiologie, de géologie, de chronologie ; qu’elle n’affirme rien en ces matières, et elle ne sera pas blessée. Qu’elle n’attache pas son sort à ce qui peut périr36.

    32Les sciences de l’éternel occupent donc certainement une position qui est, à certains égards, très enviable et elles ont une importance qui n’est pas contestable, puisqu’elles déterminent les formes et les possibilités qui sont imposées a priori et une fois pour toutes à tout ce qui est susceptible d’exister temporellement, mais elles ne nous disent rien par elles-mêmes sur ses conditions d’apparition et d’évolution. Or c’est essentiellement de cela que dépend la contribution que la science est en mesure d’apporter au progrès de l’humanité. De Dieu, Renan dit qu’il peut être considéré sous deux aspects : (1) celui de l’existence totale en train de se faire et qui sera complète lorsque le monde sera gouverné entièrement par un seul pouvoir, à savoir celui de la science et de l’esprit ; (2) celui de l’absolu. On peut dire que, quand la science infinie aura amené le pouvoir infini, si cela doit arriver un jour :


    • 37 E. Renan, « Lessciences de la nature et les sciences historiques », op. cit., p. 184-185.


    Dieu alors sera complet, si l’on fait du mot Dieu le synonyme de la totale existence. En ce sens, Dieu sera plutôt qu’il n’est : il est in fieri, il est en voie de se faire. Mais s’arrêter là serait une théologie fort incomplète. Dieu est plus que la totale existence ; il est en même temps l’absolu. Il est l’ordre où les mathématiques, la métaphysique, la logique sont vraies ; il est le lieu de l’idéal, le principe vivant du vrai, du beau et du bien. Envisagé de la sorte, Dieu est pleinement et sans réserve ; il est éternel et immuable, sans progrès ni devenir37.

    33Il est donc tout à fait logique, de la part de Renan, d’identifier pour finir, à peu de chose près, la croyance en Dieu et la dévotion envers lui avec le culte du seul objet auxquelles elles peuvent, selon lui, légitimement se rapporter, à savoir l’idéal lui-même. De ce point de vue, la démocratie, à laquelle il reproche ce que l’on pourrait appeler son caractère « matérialiste » et son incapacité de reconnaître la primauté du spirituel et de l’idéal, et la nécessité pour la société de consacrer à la recherche de celui-ci une partie essentielle de ses ressources et de ses forces, peut être considérée comme irréligieuse.
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:22


    34Dans « La métaphysique et son avenir », Renan s’était déclaré d’accord avec Vacherot sur l’insuffisance du déisme vulgaire, mais en désaccord avec lui sur les moyens d’accès dont nous pouvons prétendre disposer pour parvenir à Dieu. Le moyen adéquat, pour lui, comme nous l’avons vu, ne peut pas être la raison, mais seulement le sentiment.


    • 38 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 51.


    Dieu – affirme-t-il – est le produit de la conscience, non de la science et de la métaphysique. Ce n’est pas la raison, c’est le sentiment qui détermine Dieu. Voilà pourquoi l’art, la poésie et la religion sont, en théodicée, supérieurs à la philosophie. Le poète, l’artiste et l’homme pieux, en acceptant franchement les symboles, sont en un certain sens plus conséquents que le philosophe ; celui-ci en effet a la prétention de se passer de tout langage figuré, et ne s’en passe pas en réalité, puisque les théories les plus abstraites sur la Divinité ne sont que des symboles à leur manière. Toute phrase appliquée à un objet infini est un mythe ; elle renferme dans des termes limités et exclusifs ce qui est illimité. Il y a certes fort loin de la grossière imagination, qui dégrade la Divinité, à la formule philosophique, qui cherche à l’élever au-dessus des erreurs populaires ; mais au fond l’impuissance est la même. La tentative d’expliquer l’ineffable par des mots est aussi désespérée que celle de l’expliquer par des récits ou des images : la langue, condamnée à cette torture, proteste, hurle, détonne ; chaque phrase implique un hiatus immense. Toute proposition appliquée à Dieu est impertinente, une seule exceptée : Il est38.

    Cela pourrait sembler extraordinairement décevant et frustrant Mais nous pouvons en réalité très bien, d’après Renan, nous dispenser d’en savoir plus et d’essayer d’en dire plus sur Dieu, pour la raison suivante :


    • 39 Ibid., p. 52.


    Aimer Dieu, connaître Dieu, c’est aimer ce qui est beau et bon, connaître ce qui est vrai. L’homme religieux est celui qui sait trouver en tout le divin, non celui qui professe sur la Divinité quelque aride et inintelligible formule. Le problème de la cause suprême nous déborde et nous échappe ; il se résout en poèmes (ces poèmes sont les religions), non en lois, ou s’il faut parler de lois, ce sont celles de la physique, de l’astronomie, de l’histoire, qui seules sont les lois de l’être et ont une pleine réalité39.

    • 40 Ibid., p. 53.


    35Renan est prêt, sur ce point, à faire aux religions des concessions qui vont bien au-delà de ce que l’on pourrait, à première vue, imaginer. « Ne nous proclamons pas, recommande-t-il, supérieurs à elles ; leurs formules ne sont qu’un peu plus mythiques que les nôtres, et elles ont d’immenses avantages où nous n’atteindrons jamais40. » Ce qui caractérise la position de l’auteur de la Vie de Jésus à l’égard de la religion, et la distingue de celle de Vacherot, est le fait que pour lui, entre l’attitude qui consiste (pour ceux qui en sont capables) à s’astreindre à laisser l’idée de Dieu dans une indétermination complète et le recours à une forme quelconque de mythologie (dont pratiquement personne ne parvient à se passer tout à fait), il n’y a pas de place pour un discours de nature théorique dans lequel des disciplines comme la théologie ou la métaphysique pourraient s’efforcer d’expliciter de façon plus précise les propriétés de Dieu. Les religions n’ont pas d’avenir en tant que constructions théoriques, susceptibles d’entrer à un moment ou à un autre dans une bataille, perdue d’avance, avec la science ; mais elles en ont un si elles acceptent de continuer à exister sous une autre forme, moins intellectuelle, mais incomparablement plus solide et moins vulnérable.

    • 41 E. Renan, Patrice, avec illustrations d’après Ary Renan, reproduites par l’héliogravure, Calmann-Lé (...)

    • 42 Ibid., p. 34.

    • 43 Ibid., p. 46.

    • 44 Ibid., p. 46.

    • 45 E. Renan, Nouvelles études d’histoire religieuseop. cit., p. XX.


    36Dans le roman autobiographique inédit, Patrice, qu’il a écrit en 1849, à Rome, Renan dit à propos du christianisme : « Le temps est venu où le christianisme doit cesser d’être un dogme, pour devenir une poétique41. » Il dit aussi que : « Notre mythologie, c’est le christianisme42. ». C’est le genre de mythologie dont une culture comme la nôtre aura sans doute pendant encore longtemps besoin. Mais, même entre des pays qui ont atteint des degrés de développement à peu près équivalents, le besoin de religion peut varier de façon considérable. « La religion, nous dit Renan, est bonne et vraie en Allemagne et en Italie, elle est ridicule en France parce qu’elle n’est pas dans le type du pays43. » Même s’il s’exprime rarement sous une forme aussi explicite et aussi brutale, on peut supposer que le fond de sa pensée est assez bien représenté par la déclaration suivante : « Nous voudrions employer nos plus précieux parfums à embaumer le christianisme et déposer sur sa tombe nos lacrymatoires, s’il consentait sérieusement à se tenir pour bien mort44. » « Mort » veut dire ici, encore une fois, mort en tant que doctrine et, plus précisément, en tant que système de dogmes, mais non absolument parlant. Alors que les dogmes ont un caractère transitoire, la piété, qui constitue la seule chose qui compte réellement, demeure : «« Les dogmes sont passagers, mais la piété est éternelle45. » Et ce n’est pas comme l‘énonciateur de dogmes qu’il n’a jamais été, mais comme le créateur d’un esprit nouveau et d’une forme de piété nouvelle, que le Christ doit être perçu.

    37Dans le même livre, Renan écrit que :


    • 46 E. Renan, Patriceop. cit., p. 45.


    La religion est fausse du point de vue de l’objet, c’est-à-dire en elle-même et quant à ce qu’elle ordonne de croire, mais elle est éternellement vraie au point de vue du sujet, c’est-à-dire du besoin que nous en avons et du sentiment religieux auquel elle correspond46.

    Ce genre de déclaration est évidemment de nature à faire frémir des critiques de la religion comme Nietzsche et Freud ; et on pourrait remarquer, en outre, que Renan a tendance à oublier en partie, sur ce point, une leçon qu’il remercie ses maîtres de la grande école du xviie siècle, et en particulier Malebranche, de lui avoir apprise et qu’il n’a fait au fond rien d’autre qu’appliquer rigoureusement, à savoir que la seule raison sérieuse que l’on peut avoir de croire une proposition est sa vérité, et certainement pas le désir ou le besoin que l’on a qu’elle soit vraie. Car le besoin irrépressible que l’on peut avoir de croire à la vérité d’une proposition ne contribue sûrement pas par lui-même à augmenter ses chances d’être vraie.


    • 47 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse [1883], H. Psichari et L. Rétat (éd.), Garnier-Flammar (...)


    Les gens du monde qui croient qu’on se décide dans le choix de ses opinions par des raisons de sympathie ou d’antipathie s’étonneront certainement du genre de raisonnements qui m’écarta de la foi chrétienne, à laquelle j’avais tant de motifs de cœur et d’intérêt de rester attaché. Les personnes qui n’ont pas l’esprit scientifique ne comprennent guère qu’on laisse ses opinions se former hors de soi par une sorte de concrétion impersonnelle, dont on n’est en quelque sorte que le spectateur. En me livrant ainsi à la force des choses, je croyais me conformer aux règles de la grande école du xviie siècle, surtout de Malebranche, dont le premier principe est que la raison doit être contemplée, et qu’on n’est pour rien dans sa procréation ; en sorte que le devoir de l’homme est de se mettre devant la vérité, dénué de toute personnalité, prêt à se laisser traîner où voudra la démonstration prépondérante. Loin de viser d’avance certains résultats, ces illustres penseurs voulaient que, dans la recherche de la vérité, on s’interdît d’avoir un désir, une tendance, un attachement personnel. Quel est le grand reproche que les prédicateurs du xviie siècle adressent aux libertins ? C’est d’avoir embrassé ce qu’ils désiraient, c’est d’être arrivés aux opinions irréligieuses parce qu’ils avaient envie qu’elles fussent vraies47.

    • 48 E. Renan, « Claude Bernard », op. cit., p. 37.


    38Mais ces variations sont une chose à laquelle il faut s’habituer de la part de Renan, qui, comme je l’ai dit, pense qu’il y a des sujets sur lesquels il n’est pas seulement inapproprié, mais peut être néfaste, d’exiger l’univocité et la cohérence strictes. Affirmer explicitement une proposition n’est pas forcément la meilleure façon de la défendre et il peut même arriver qu’on la défende plus réellement et plus efficacement en la niant en apparence. Renan termine son éloge de Claude Bernard en déplorant que les êtres humains soient, de façon générale, beaucoup trop sévères et méprisants les uns à l’égard des autres ; et il prend soin de ne jamais donner l’impression de l’être lui-même à l’égard des adeptes de la religion – de la religion du cœur en tout cas, qui a toute sa sympathie, par opposition à celle de l’intellect, dont il se méfie, comme je l’ai dit, fortement. « Qu’importent, écrit-il, les malentendus aux yeux de la vérité éternelle ? Le culte le plus pur de la Divinité se cache parfois derrière d’apparentes négations ; le plus parfait idéaliste est souvent celui qui croit devoir à une certaine franchise de se dire matérialiste. Combien de saints sous l’apparence d’irréligion ! Combien, parmi ceux qui nient l’immortalité, mériteraient une belle déception ! La raison triomphe de la mort, et travailler pour elle, c’est travailler pour l’éternité48. » Ce que l’on peut lire entre les lignes dans ce passage est sûrement que Renan constitue à ses propres yeux l’exemple typique d’un homme religieux qui croit devoir à une certaine franchise de se présenter sous les apparences d’un ennemi et d’un destructeur de la religion. Mais le moins que l’on puisse dire est qu’il n’avait guère de chances de réussir à convaincre, sur ce point, ses adversaires et qu’il ne les a effectivement pas convaincus.


    • 49 Cité par Maurice-Ruben Ayoun, Renan, la Bible et les Juifs, Arléa, Paris, 2008, p. 34.

    • 50 E. & H. Renan, Lettres intimesop. cit., p. 32.


    39Il ne pouvait pas non plus éviter de jeter le trouble dans l’esprit de certains de ses amis intellectuels, qui auraient aimé le voir se montrer un peu plus précis et plus combatif, autrement dit, moins soucieux de ménager, en usant et abusant de formules vagues et conciliantes, la sensibilité et la susceptibilité des croyants. La réponse qu’il a faite, sur ce point, à une question de George Sand à propos de la Vie de Jésus, est très révélatrice : « Vous auriez désiré plus de netteté dans mes formules sur la divinité de Dieu. Comme une telle proposition n’a aucun sens dans le monde de la réalité, que le nom de Dieu appliqué à un homme ne peut avoir qu’un sens poétique et d’image, je ne me croyais pas obligé d’employer à cet égard des formes cassantes qui eussent eu quelque chose de peu courtois pour mon héros49. » Dans le texte qu’il a consacré à sa sœur, Renan souligne lui-même que c’est aussi en partie sous son influence qu’il s’est débarrassé d’une certaine tendance à manifester, dans la discussion des questions morales et religieuses, un sentiment de supériorité et un goût de l’ironie qu’il a fini par trouver incongrus : « Un trait qui la blessa dans mes écrits fut un sentiment d’ironie qui m’obsédait et que je mêlais aux meilleures choses. Je n’avais jamais souffert, et je trouvais dans le sourire discret, provoqué par la faiblesse ou la vanité de l’homme, une certaine philosophie. Cette habitude la blessait, et je la lui sacrifiai peu à peu. Maintenant je reconnais combien elle avait raison. Les bons doivent être simplement bons ; toute pointe de moquerie implique un reste de vanité et de défi personnel qu’on finit par trouver de mauvais goût50. » Quand on essaie de comparer Renan à Voltaire, il ne faut évidemment pas oublier l’absence de méchanceté et de goût pour la dérision dont le premier, même s’il ne la possédait peut-être pas à un degré aussi élevé qu’il le croyait et l’a dit, s’est toujours efforcé de donner au moins l’apparence, y compris et même spécialement dans sa critique de la religion.

    40Dans le livre qu’il a publié en 1864, un an après la parution de la Vie de Jésus, Gratry décrit et dénonce une évolution qui lui semble désastreuse et qu’il qualifie de retour de la sophistique, qui était à juste titre oubliée depuis l’Antiquité grecque. La nouvelle version est d’origine allemande et placée sous l’influence et l’autorité de Hegel. Elle a érigé en principe fondamental l’idée que le principe de contradiction n’a plus cours et que la même proposition peut être à la fois affirmée et niée au même moment et sous le même rapport. Gratry a ajouté à son livre un appendice dans lequel il propose un florilège de la production sophistique de l’époque, dans lequel Vacherot et Renan figurent tous les deux en bonne place. L’appendice en question contient deux extraits d’un article d’Edmond Scherer, « Hegel et l’Hégélianisme », trois extraits de l’Histoire critique de l’École d’Alexandrie de Vacherot, un extrait de La Métaphysique et la science du même Vacherot, un extrait de l’Esquisse de logique de Michelet (il s’agit de Karl Ludwig Michelet de Berlin, l’éditeur de Hegel), un extrait de la lettre de Renan sur « Les Sciences de la nature et les Sciences historiques » et un extrait de la Vie de Jésus.

    41Comme on pouvait s’y attendre, Gratry ne fait pas grand cas des divergences apparentes qu’il y a entre Renan et Vacherot, et il considère que tous les deux présentent les choses d’une façon qui réduit le concept de Dieu à une pure abstraction, ce qui, en dépit des protestations qu’ils formulent sur ce point, ramène bel et bien leur conception à une forme d’athéisme pur et simple. La tendance qu’a Renan à considérer que certaines propositions ne peuvent pas être affirmées ou niées directement, mais peuvent être simultanément affirmées et niées indirectement, ne joue évidemment pas ici en sa faveur, et cela d’autant moins, aux yeux de Gratry, qu’il a malheureusement tendance à prendre, même dans la partie réputée en principe scientifique de son œuvre, en particulier dans la Vie de Jésus, des libertés fâcheuses avec le principe de contradiction. On se retrouve donc dans une situation éminemment paradoxale, puisque c’est le défenseur de la foi, en l’occurrence Gratry, qui entre en guerre, face à des penseurs comme Renan et Vacherot, sous la bannière du respect des exigences de la logique et de la rationalité, honteusement bafouées par la critique.


    • 51 E. Renan, Vie de Jésus, Michel Lévy Frères, Paris, 1863, chapitre XXVIII, « Caractère essentiel du (...)

    • 52 E. Renan, Patriceop. cit., p. 128.

    • 53 E. Renan, Vie de Jésusop. cit., p. 449.


    42Renan dit dans la Vie de Jésus que : « Quelles que puissent être les transformations du dogme, Jésus restera en religion le créateur du sentiment pur ; le Sermon sur la montagne ne sera pas dépassé. Aucune révolution ne fera que nous ne nous rattachions en religion à la grande ligne intellectuelle et morale en tête de laquelle brille le nom de Jésus. En ce sens, nous sommes chrétiens même quand nous nous séparons sur presque tous les points de la tradition chrétienne qui nous a précédés51. » Mais cela ne l’empêche pas d’affirmer également, dans Patrice, que : « Toutes les idées fausses qui sont dans le monde en fait de morale sont venues du christianisme52. » La contradiction est cependant beaucoup plus apparente que réelle : ce qu’il veut dire doit évidemment être compris comme signifiant que les idées en question sont venues justement du christianisme, et non pas du Christ lui-même. Si le christianisme, en matière morale, est devenu aujourd’hui essentiellement une force conservatrice, il n’en est pas moins vrai, pour Renan, que « Jésus reste pour l’humanité, un principe inépuisable de renaissances morales53 ». Contrairement à ce que certains aimeraient sans doute lui faire dire en ce moment, il ne suggère pas que nous sommes toujours chrétiens parce que nous continuons bon gré mal gré à appartenir à une tradition religieuse dont nous sommes les héritiers et à laquelle il nous est impossible de renoncer. Ce qu’il dit est plutôt que les héritiers réels du christianisme sont aujourd’hui ceux qui se réclament d’une tradition intellectuelle et morale à l’émergence de laquelle le christianisme historique a assurément contribué de façon déterminante, mais qui les oblige aujourd’hui, sur presque toutes les questions, à s’éloigner de plus en plus de lui.


    • 54 Ibid., p. 459.

    • 55 Cité par Maurice-Ruben Ayoun, Renan, la Bible et les Juifsop. cit., p. 54.


    43Le même chapitre et le livre se terminent de la façon suivante : « Quels que puissent être les phénomènes inattendus de l’avenir, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se rajeunira sans cesse ; sa légende provoquera des larmes sans fin ; ses souffrances attendriront les meilleurs cœurs ; tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes, il n’en est pas né de plus grand que Jésus54. » Renan a beau avoir écrit, dans le compte rendu qu’il a publié en 1855 du livre de Heinrich Ewald, Geschichte des Volkes Israel bis Christus (1854), que « la science est la première condition de l’admiration sérieuse55 », ce n’est justement qu’une simple condition et c’est tout de même bien le cœur qui, en dernier ressort décide de l’admiration que nous éprouvons et que l’on continuera à éprouver de façon irrésistible pour le Christ.

    44La déception qu’a ressentie Michelet à la parution de la Vie de Jésus est, dans ces conditions, aisément compréhensible. Jean Guéhenno, dans L’Évangile éternel, insiste avec raison sur la distance considérable qui sépare sa critique du christianisme de celle de Renan :


    • 56 Jean Guéhenno, L’Évangile éternelÉtude sur Michelet, Grasset, 1927, p. 182-183.


    Ainsi discernait-il, dès le premier moment, et dans le temps même où la plupart ne voyaient dans l’œuvre nouvelle qu’un démoniaque pamphlet, ce qui était encore compromis et accommodement. Renan était l’un de ces « génies » à qui il devait bientôt reprocher de « garder par pitié, par bon cœur, ou par vieille habitude, un lambeau du passé », de concilier les inconciliables et d’entretenir la stérilité. Rien n’était acquis, si l’on continuait, comme le faisait Renan, de parler du rôle privilégié et de la « destinée exceptionnelle » du christianisme, si l’on enseignait que « la religion de Jésus est à quelques égards la religion définitive ». Ce commentaire qu’avait fait Renan de la vie du « plus grand d’entre les fils des hommes » n’était, à tout prendre, et en dépit des irrévérences de l’exégèse, qu’une traduction du Christianisme encore, et Michelet savait d’expérience, pour l’avoir tenté jadis, ce qu’il entrait en un tel travail d’incertaines angoisses et de tendresses mal vaincues. Dans une note de la Bible de l’Humanité, il devait dire encore : « Ce livre charmant qui donnera peut-être à ce qui meurt le répit que demandait Ezéchias, il a beau discuter, ce livre, il croit, fait croire. Il a beau dire qu’il doute : on s’attendrit56. »

    • 57 Ibid., p. 211.


    45Guéhenno ajoute, dans l’Épilogue de son livre, que : « Si Michelet fut vaincu, c’est que la victoire est difficile quand on ne veut pas son seul triomphe, mais en même temps le triomphe de tous les siens. Jamais il n’eût consenti à dire cette parole impie de Renan : “Nous vous abandonnons le peuple”, et renoncé pour la plus grande part de l’humanité à la lumière57. » Renan pensait, effectivement, comme je l’ai indiqué, que la science et la vraie religion, celle de l’avenir, ne peuvent pas ne pas être réservées à une élite intellectuelle et morale, et il consentait, apparemment sans grand regret, à abandonner pour longtemps et peut-être même pour toujours le peuple à la religion traditionnelle, et en particulier à une religion, le catholicisme, qu’il avait abandonnée lui-même parce qu’il considérait comme impossible de croire à la vérité de ce qu’elle affirme.
    46On peut, je crois, se faire une idée assez précise de la façon dont Renan percevait probablement le genre d’attaque dont il avait été victime de la part de Gratry et du genre de réponse qu’il était prêt à lui donner, si l’on se reporte à une lettre de jeunesse qu’il a écrite en 1845 à l’abbé Cognat :


    • 58 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, texte et documents inédits présentés par Gilbert Guis (...)


    « Ah ! si vous connaissiez ma tête et mon cœur ! Ne croyez pas que tout cela ait en moi une consistance dogmatique ; non, je n’exclus rien. J’admets des contradictoires, au moins provisoirement. Eh ! n’y a-t-il pas des états où il faut de force que l’individu et l’humanité posent sur l’instable ? On n’y peut tenir, direz-vous, c’est une souffrance. Oui, mais qu’y faire ? Il faut passer par là. Il a été nécessaire qu’à une époque on fût scientifiquement sceptique sur la morale, et pourtant, à cette époque, les hommes purs étaient et pouvaient être moraux, moyennant une contradiction. Les scolastiques se moqueraient de cela et triompheraient à montrer là un défaut de logique. En vérité, beau triomphe de montrer ce qui est clair ! Ils veulent un état moral où tout soit rigoureusement formulé, et ils se contenteront d’un fond misérable, pourvu qu’on leur accorde cette forme à laquelle ils tiennent tant. Ils ne connaissent ni l’homme ni l’humanité tels qu’ils existent de fait58.

    Renan était âgé de 22 ans quand il a écrit ces lignes ; mais c’est un point sur lequel il n’a probablement pas changé d’attitude jusqu’à la fin de sa vie.
    47Cette question a évidemment un rapport assez direct avec le mode d’écriture qu’il a choisi finalement pour exposer et défendre ses conceptions philosophiques. Thibaudet dit de lui qu’il a réussi avec maestria l’opération dans laquelle Taine a échoué, à savoir le passage de la science et de la critique à la fiction. Et il observe (avec raison, me semble-t-il) que la forme littéraire s’est imposée naturellement à lui quand il a abordé des domaines dans lesquels il avait le sentiment qu’il n’y a plus de place pour des vérités univoques ni même probablement pour des vérités tout court :


    • 59 Albert Thibaudet, « L’esthétique du roman » (1912), in Réflexions sur le roman, Gallimard, 1938, p. (...)


    Lorsque Renan, plus tard, à vrai dire, que Taine, toucha à la narration et à la fiction, il y réussit en maître. Comparez les Souvenirs à Étienne Mayran, les Drames philosophiques à Graindorge ! C’est que Renan, avec un sens d’une merveilleuse finesse, usa de la fiction sans aller au-devant d’elle, juste au moment de son chemin où elle s’offrait à lui comme un fruit à cueillir. Fiction ou souvenir, poésie et vérité : « Ce qu’on dit de soi, écrit-il, est toujours poésie. » Cette poésie venait sous sa plume d’historien et de critique aux heures où la vérité se dissolvait pour lui en nuances, et je pense bien que s’il s’était écouté, s’il ne s’était pas cru attaché, par un devoir professionnel, à ses monuments historiques, déserts et morts aujourd’hui, ainsi qu’à son Corpus, il eût été très loin dans cette voie, eût conté, pour notre charme, bien d’autres histoires que celle du Broyeur de lin, bâti d’autres théâtres que ses quatre Drames59.

    48Mais il est important de remarquer que Renan ne tenait pas particulièrement à être considéré comme un auteur littéraire et avait même tendance à trouver passablement suspecte la tendance que l’on avait à célébrer le talent d’écrivain qu’on lui attribuait :


    • 60 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, texte et documents inédits présentés par Gilbert Guis (...)


    Je n’ai quelque temps fait cas de la littérature que pour complaire à M. Sainte-Beuve, qui avait sur moi beaucoup d’influence. Depuis qu’il est mort, je n’y tiens plus. Je vois très bien que le talent n’a de valeur que parce que le monde est enfantin. Si le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vérité. Ce qu’il aime, ce sont presque toujours des imperfections. […] J’ai toujours été le moins littéraire des hommes. Aux moments qui ont décidé de ma vie, je ne me doutais nullement que ma prose aurait le moindre succès60.

    • 61 . Voir par exemple la lettre écrite par Flaubert à Renan, le 13 décembre 1876, à propos de la Prièr (...)


    49Voir Renan se présenter comme le moins littéraire des hommes quand on sait la réputation (méritée) qu’il a acquise très vite sur ce point – peut-être, si ce qu’il dit est vrai, à son corps défendant – et qui lui a valu notamment l’admiration de Flaubert61, est pour le moins étonnant. Et il est difficile de ne pas se demander à un moment donné si le soupçon qu’il manifeste à l’égard du talent littéraire ne pourrait pas être retourné jusqu’à un certain point contre le parti remarquable qu’il est capable de tirer lui-même des qualités de sa propre prose dans le traitement des sujets qui s’y prêtent, notamment quand il est question de philosophie. Si les choses étaient conformes à ce qu’on est en droit d’attendre, la vérité, effectivement, devrait suffire ; et c’est ce qui est censé se passer en principe dans la science et la critique. Mais là où il ne peut probablement plus être question de vérité proprement dite, le talent littéraire retrouve, semble-t-il, du même coup pleinement ses droits. Aux yeux de Renouvier, Renan n’aime pas assez la logique pour pouvoir aimer réellement la philosophie ; et il adopte, quand il est question de celle-ci, une façon d’écrire dans laquelle l’agrément remplace la rigueur et qui constitue avant tout un moyen d’éviter ses questions :


    • 62 Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoireop. cit., t. IV, p. 506 & 512.


    Visiblement, les questions philosophiques ne l’intéressaient point, et d’ailleurs il n’avait pas la tête assez logique pour y faire le moindre bout de chemin. […] De philosophie, on ne lui en a connu aucune, car il ne faut pas compter le peu d’idées plus que paradoxales qu’il n’a proposées lui-même qu’en guise de fantaisies62.
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:23


    50Renan a évoqué à différentes reprises, dans la correspondance qu’il a entretenue avec Marcelin Berthelot, les hésitations qu’il a eues au moment où il lui a fallu choisir, pour la poursuite de ses études, entre les sciences de la nature et les sciences de l’humanité, et les regrets qu’il lui est arrivé d’éprouver pour avoir opté, à la différence de son ami, en faveur des secondes plutôt que des premières.


    • 63 E. Renan & M. Berthelot, Correspondance 1847-1892, Calmann Lévy, 1898, p. 122.


    Ce que vous me disiez il y a quelques jours – écrit-il dans une lettre envoyée de Venise le 23 mai 1850 – du repos et du bien-être qu’il y a à se reposer dans l’immuable vérité de la nature, au milieu de l’instable des choses humaines, était parfaitement senti et correspondait bien à un sentiment que mille fois j’ai éprouvé moi-même. Je ne pense jamais aux études spéciales sans arriver au bout d’un quart d’heure à un état d’irritation pénible et peu philosophique. Puis, par une sorte de volte-face dont l’évolution se produit dans mon esprit avec une rare uniformité, je me replonge dans la mer pacifique de l’illusion. L’histoire est pour moi ce que la raison est pour vous. Par histoire je n’entends pas, vous comprenez, l’histoire politique dans le sens ordinaire du mot ; mais l’esprit humain, son évolution, ses phases accomplies. Voilà aussi de l’immuable et de l’absolu, voilà du beau et du vrai acquis63.

    51Dans ce passage, Renan explique que les sciences historiques, qui s’occupent de choses qui sont par essence changeantes et relatives, aboutissent malgré tout, elles aussi, à la formulation de vérités qui ont un caractère immuable et absolu. Mais ce sont des vérités qui ont trait précisément au devenir, à la manière dont les choses en sont venues à être ce qu’elles sont, peuvent encore devenir autre chose et vont presque certainement le faire, et non pas, comme celles de la métaphysique, à l’être ou à l’essence immuables et intemporels des réalités sur lesquelles elles portent. Un des reproches fondamentaux que Renan formule contre les philosophes a trait à leur manque de connaissance historique et de sens historique, qui les incite à attribuer aux objets dont ils parlent, en particulier à l’humanité, une nature qui a existé depuis le début et est restée identique à ce qu’elle était au départ, alors que le chercheur attentif ne rencontre, dans ce domaine, que des groupes humains diversifiés dans l’espace et dans la durée, et qui ont apporté au moins pendant un temps, chacun à leur façon, une contribution spécifique, plus ou moins importante selon les cas, à l’évolution générale :


    • 64 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 36.


    Au lieu de prendre la nature humaine, comme la prenaient Thomas Reid et Dugald Stewart, pour une révélation écrite d’un seul jet, pour une bible inspirée et parfaite dès son premier jour, on en est venu à voir des retouches et des additions successives. Des mondes civilisés ont précédé le nôtre, et nous vivons de leurs débris. La science de l’humanité a subi de la sorte une révolution analogue à celle de la géologie. La planète dont la formation s’expliquait autrefois en deux mots : “Dieu créa le ciel et la terre”, est devenue un ensemble d’étages superposés de couches successives64.

    • 65 E. Renan, Le Prêtre de Némiop. cit., p. VII.


    52Comme on l’a vu, la façon dont Renan perçoit la situation de la philosophie rend aisément compréhensible le choix qu’il fait du dialogue et du drame comme mode d’expression le plus approprié pour elle : l’histoire nous montre que nous en sommes arrivés précisément à un stade où il n’y en a justement plus d’autre possible. Ce qui est nouveau, chez lui, n’est évidemment pas le fait d’utiliser le dialogue pour exprimer des idées philosophiques, et en particulier pour exprimer ses propres idées philosophiques. Il est le premier à souligner qu’il a eu, sur ce point, des prédécesseurs illustres, à commencer par Platon lui-même, qui a déjà utilisé ce moyen, en prenant le risque de voir sa position identifiée à celle de personnages dont il ne partageait nullement le point de vue. L’auteur du Prêtre de Nemi aurait pu mentionner également, dans ce contexte, les Dialogues sur la religion naturelle de Hume, qui constituent certainement un des plus grands chefs d’œuvre de toute l’histoire du dialogue philosophique et également de celle de la réflexion philosophique sur la religion. Le point sur lequel Renan innove par rapport à ses prédécesseurs est son affirmation que la philosophie, dans l’état auquel elle est parvenue, ne devrait plus, en toute rigueur, être exposée de façon monologique et sous la forme de thèses qui sont censées être vraies ou fausses et par conséquent devoir être acceptées ou rejetées purement et simplement. « Je suis, dit-il, dans sa préface, un penseur ; comme tel, je dois tout voir. Un ouvrage bien complet ne doit pas avoir besoin qu’on le réfute. L’envers de chaque pensée doit y être indiqué, de manière que le lecteur saisisse d’un seul coup d’œil les deux faces opposées dont se compose toute vérité65. » Le dialogue philosophique permet justement au penseur de montrer qu’il tout vu, tout en lui laissant la possibilité soit de s’identifier plus ou moins à l’un des personnages dont il épouse implicitement l’opinion, soit d’adopter une position de neutralité qui consiste à suggérer que la vérité ne peut être cherchée, en toute rigueur, qu’au niveau du tout.


    • 66 Ibid., p. IV.

    • 67 Ibid., p. II.

    • 68 Ibid.


    53Toutes les idées qui comportent une nuance d’adhésion volontaire et personnelle – et c’est le cas, pour lui, inévitablement de celles de la philosophie – ont avantage, nous dit Renan, à être présentées à travers des personnes dans lesquelles elles s’incarnent et qui les font vivre et agir. « Ce furent, explique-t-il, les raisons qui m’amenèrent un jour à choisir la forme du dialogue pour exprimer certaines suites d’idées. Puis je trouvai que le dialogue ne suffit pas, qu’il y faut de l’action, que le drame libre et sans couleur locale, à la façon de Shakespeare, permet de rendre des nuances beaucoup plus subtiles. L’histoire réelle, celle qui est réellement arrivée, n’est pas la seule intéressante ; à côté de l’histoire réelle, il y a l’histoire idéale, celle qui, matériellement, n’a pas eu lieu, mais qui, au sens idéal, s’est mille fois passée. Coriolan et Jules César ne sont pas des peintures de mœurs romaines ; ce sont des études de psychologie absolue66. » Le drame philosophique constitue donc, aux yeux de Renan, l’instrument le plus indiqué pour représenter une histoire qui se joue et rejoue sans cesse de façon plus ou moins invisible à travers des épisodes de l’espèce la plus diverse : celle du conflit des idéaux entre eux et avec une réalité pour le moins peu disposée à répondre à leurs exigences. Ce qui résulte de cela est, dit-il, à propos de la fable qu’il a utilisée dans Le Prêtre de Nemi, « un tableau triste, puisque le premier plan est occupé par l’égoïsme des grands, la sottise du peuple, l’impuissance des gens d’esprit, l’infamie du sacerdoce mensonger, la faiblesse du sacerdoce libéral, les faciles déceptions du patriotisme, les illusions du libéralisme, la bassesse incurable des vilaines gens67 ». Néanmoins, ajoute-t-il, « on y apprend à ne pas trop s’émouvoir de ce qu’a d’instable l’équilibre de l’humanité, en voyant le bien et le vrai émerger, malgré tout, de l’affreux marécage où glapissent et croupissent pêle-mêle toutes les inepties, toutes les grossièretés, toutes les impuretés68 ».

    • 69 E. Renan, « Claude Bernard », op. cit., p. 30-31.


    54Mais dans quelle mesure peut-on être certain que ce sont effectivement le bien et le vrai qui émergent toujours en fin de compte du marécage, et jusqu’à quel point Renan lui-même était-il convaincu de cela ? Dans son éloge de Claude Bernard, il cite un passage de celui-ci dans lequel il est question de ce qu’il appelle le « caractère conquérant de la science ». « Ce caractère conquérant de la science, il l’admettait, observe-t-il, jusque dans le domaine des sciences de l’humanité. “Le rôle actif des sciences expérimentales, disait-il, ne s’arrête pas aux sciences physico-chimiques et physiologiques ; il s’étend jusqu’aux sciences historiques et morales. On a compris qu’il ne suffit pas de rester spectateur inerte du bien et du mal, en jouissant de l’un et en se préservant de l’autre. La morale moderne aspire à un rôle plus grand : elle recherche les causes, veut les expliquer et agir sur elles ; elle veut en un mot dominer le bien et le mal, faire naître l’un et le développer, lutter avec l’autre pour l’extirper et le détruire.”69 » Mais que peut-il rester de cette ambition et de cette espérance si l’on est obligé d’admettre, comme le fait Renan, que la politique est un désert dans lequel la seule certitude est qu’il faut marcher, sans jamais savoir réellement si c’est dans la direction du bien ou du mal qu’on le fait, et si, dans l’ordre social, on ne sait même pas vraiment où sont le bien et le mal, que la morale moderne cherche, comme dit Claude Bernard, à dominer, mais apparemment sans savoir réellement où les trouver ?

    55Comme on peut s’en rendre compte notamment en lisant la correspondance qu’il a entretenue avec Berthelot, Renan s’est toujours efforcé de croire que les sciences de l’humanité pouvaient partager complètement et à juste titre l’assurance et l’optimisme des sciences de la nature, pour ce qui concerne l’importance décisive des conquêtes qu’elles ont déjà réalisées et de celles qui s’offrent à elles dans l’avenir qui se prépare. Mais il lui est arrivé également de temps à autre de reconnaître et de regretter que les sciences de l’humanité, qui se heurtent, pour les raisons dont j’ai essayé de donner une idée, à des difficultés et à des obstacles spécifiques qui n’ont pas d’équivalent dans les sciences de la nature, se trouvent, de ce point de vue, dans une situation beaucoup moins favorable et prometteuse que la leur.
    56Dans un passage mémorable de la préface du Prêtre de Nemi, il explique que tout critiquer, comme il s’astreint à le faire, est au fond la seule façon de réussir à tout sauvegarder.


    • 70 E. Renan, Le Prêtre de Nemiop. cit., p. XII-XIII.


    Dans cette grande crise que l’avènement de l’esprit positif fait subir de nos jours aux croyances morales, j’ai, écrit-il, défendu plutôt qu’amoindri la part de l’idéal. Je n’ai pas été de ces esprits timides qui croient que la vérité a besoin de pénombre et que l’infini craint le grand air. J’ai tout critiqué, et, quoi qu’on en dise, j’ai tout maintenu. J’ai rendu plus de service au bien en ne dissimulant rien de la réalité qu’en enveloppant ma pensée de ces vieilles hypocrisies qui ne trompent personne. Notre critique a plus fait pour la conservation de la religion que toutes les apologies. Nous avons trouvé à Dieu un riche écrin de synonymes. Si nos raisons de croire aux réparations d’outre-tombe peuvent sembler frêles, celles d’autrefois étaient-elles beaucoup plus fortes ? Teste David cum Sibylla ! Des siècles ont cru à la résurrection sur le témoignage de David et de la sibylle. Vraiment, nos raisons valent bien celles-là70.

    57Si le but est, comme le dit Renan, de tout critiquer et en même temps de tout conserver à la fin, sous une forme améliorée et beaucoup moins exposée à la critique, on comprend aisément l’avantage considérable que peuvent présenter le dialogue et le drames philosophiques, qui permettent justement de faire cela beaucoup plus naturellement, plus honnêtement et plus efficacement que l’exposé didactique à une seule voix Mais que faut-il comprendre exactement quand Renan nous dit que des vérités de la philosophie – qui font partie de celles que, justement, il semble à première vue indispensable d’avoir décidé préalablement pour avoir une chance de réussir à savoir à peu près où l’on va – sont des vérités qu’il vaudrait mieux, somme toute, ne pas essayer d’affirmer ni de nier directement ? Formulé de cette façon, cela a quelque chose d’étrange et d’un peu inquiétant. On peut parler de propositions qui ne peuvent être ni affirmées ni niées justement parce qu’on ne sait pas si ce sont ou non réellement des vérités. Mais si une proposition exprime réellement une vérité ou une fausseté et si on est convaincu qu’elle fait l’un ou l’autre, on ne voit pas très bien pourquoi on devrait s’abstenir de l’affirmer ou de la nier, à moins bien entendu qu’il ne s’agisse en réalité pas vraiment, ou pas tout à fait, d’une vérité ou d’une fausseté. Comment, peut-on espérer réconcilier ce que dit ici Renan avec la conviction, maintes fois exprimée par ailleurs chez lui, qu’il n’y a jamais rien à gagner à dissimuler, à travestir ou à adoucir la vérité ?
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:24



    • 71 E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, Calmann Lévy, tome I, 1887, Préface, p. 25.


    On ne dispute plus sur le fond de la religion, et c’est là, selon moi, un très sensible progrès. C’est reconnaître que, dans l’infini, il y a place pour tout le monde à tailler son roman71.
    58Dans un des passages de l’éloge de Claude Bernard que j’ai cités, la philosophie et la religion sont classées dans la même catégorie et elles sont censées s’occuper de vérités qui ont trait au monde idéal et possèdent un caractère nécessaire, immuable et éternel. Elles sont, par conséquent, insensibles aux changements d’humeur de l’histoire et aux alternances d’adhésion et de rejet, de perception et de cécité, d’évidence et de scepticisme par lesquelles l’humanité semble condamnée à passer et à repasser indéfiniment à leur sujet. Mais ce sont des vérités qui, pour Renan, sont inaccessibles à une démarche proprement rationnelle et ne peuvent être reconnues, en toute rigueur, que par le sentiment. C’est ce qui lui permet d’affirmer que ce qu’il combat n’est au fond que la superstition, et non la religion véritable, à savoir celle du cœur. Dans sa Lettre à M. Adolphe Guéroult, où le croyant authentique est présenté d’une manière telle que son attitude ne peut plus guère être distinguée de celle du simple serviteur de l’idéal en général, il écrit :

    S’il n’y avait que la nature, on pourrait se demander si Dieu est nécessaire. Mais depuis qu’il a existé un honnête homme, Dieu a été prouvé. C’est dans le monde de l’idéal, et là seulement, que toutes les croyances de la religion naturelle ont leur légitimité. Or, je ne puis trop le répéter, c’est l’idéal qui est, et la réalité passagère qui paraît être. L’âme juste, qui voit, à travers le cristal de ce monde, l’idée pure, dégagée du temps et de l’espace, est la plus clairvoyante. Celui qui aura consacré sa vie au vrai, au bien, au beau, aura été le mieux avisé. Voilà le Dieu vivant, qui se sent et ne se démontre pas. Je n’ai pas besoin de miracles pour y croire, je n’ai besoin que d’écouter en silence l’impérative révélation de mon cœur.

    • 72 E. Renan, « Lettre à M. Adolphe Guéroult », in Dialogues et fragments philosophiques, Calmann Lévy, (...)


    Aussi les hommes qui ont eu de Dieu un sentiment vraiment fécond n’ont-ils jamais posé ces questions de façon contradictoire. Ils n’ont été ni des déistes à la manière de l’école française, ni des panthéistes. Ils ne se sont pas perdus dans ces questions subtiles où se fût usé leur génie. Ils ont senti Dieu puissamment, ils ont vécu en lui, ils ne l’ont pas défini. Jésus brille dans cette phalange à un rang exceptionnel72.
    59On peut rapprocher ce passage d’une chose que Renan a écrite à propos de sa sœur dans le texte qu’il a publié en 1862, un an après la mort de celle-ci, en hommage à la disparue :

    • 73 E. Renan, « Ma sœur Henriette », in Lettres intimesop. cit., p. 62.


    Si l’homme a le pouvoir de sculpter, d’après un modèle divin qu’il ne choisit pas, une grande personnalité morale, composée en parties égales et de lui et de l’idéal, ce qui vit avec une pleine réalité, assurément c’est cela. Ce n’est pas la matière qui est, puisqu’elle n’est pas une ; ce n’est pas l’atome qui est, puisqu’il est inconscient. C’est l’âme qui est, quand elle a vraiment marqué sa trace dans l’histoire éternelle du vrai et du bien. Qui, mieux que mon amie, accomplit cette haute destinée73 ?

    • 74 Ibid., p. 63.

    • 75 Ibid.


    60Ce qui est réellement et pleinement, aux yeux de Renan, est donc uniquement l’idéal, et l’âme qui y participe. L’idéal est d’une certaine façon la seule réalité et lui seul mérite le genre de dévotion exclusive que les religions considèrent comme réservé aux divinités qu’elles adorent. C’est la part de notre vie qui a été consacrée au culte de cette réalité supérieure, et elle seule, qui nous rend impérissables : « La partie vraiment éternelle de chacun, c’est le rapport qu’il a eu avec l’infini. C’est dans le souvenir de Dieu que l’homme est immortel74. » Il ne faut sûrement pas sous-estimer, sur ce point, l’importance de l’influence qu’a exercée, à la fois dans la vie et dans l’œuvre de Renan, l’exemple de sa sœur, c’est-à-dire celui d’une existence qu’il décrit comme consacrée, sans aucune référence au surnaturel (avec lequel elle avait rompu entièrement) au service désintéressé et exclusif du vrai, du beau et du bien, dans laquelle l’idée d’une récompense possible n’a joué aucun rôle et qui est restée effectivement à peu près sans récompense. Ce qui l’amène à remarquer, à propos de ce que sœur aurait mérité d’être et n’a pas été : « Ah ! ce qu’elle eût dû être, sans contredit, c’est plus heureuse75. »


    • 76 E. Renan, Le Prêtre de Nemi, op. cit., p. XI.

    • 77 E. Renan, Études d’histoire religieuse, Paris, Michel Lévy Frères, 1858, Préface, p. XVI.


    61Une idée qui revient constamment, chez Renan, est celle de la multitude des êtres qui, de façon consciente pour le petit nombre des plus éclairés (comme sa sœur) ou, pour la plus grande partie d’entre eux, à leur insu, sont sacrifiés à la cause de l’idéal et à celle du progrès de l’humanité. « Ces milliers d’êtres que l’univers immole à ses fins, écrit-il dans la préface du Prêtre de Nemi, marchent bravement à l’autel76. » Mais le fait que la seule récompense et le seul genre d’immortalité que peuvent espérer tous les humbles et les anonymes qui ont consacré leur vie à essayer de faire le bien est la trace qu’ils laisseront dans le souvenir de Dieu, à défaut d’en laisser une dans celui des hommes, constitue justement le genre de vérité qui ne serait pas acceptable pour eux et ne peut pas leur être dévoilé. Le sacrifice, pour être consenti aussi massivement, doit rester largement inconscient et involontaire. C’est, bien entendu, une des raisons essentielles pour lesquelles la religion et ses symboles restent, au moins pour un certain temps, indispensables : les nombreux synonymes que la critique est, selon Renan, en mesure de proposer pour le concept de Dieu ne sont malheureusement pas utilisables par le plus grand nombre : « L’aliment que la science, l’art, l’exercice élevé de toutes les facultés fournissent à l’homme cultivé, la religion est chargée à elle seule de le fournir à l’homme illettré77. »

    62Si l’on en croit Renan, ce qui a fait d’un fondateur de religion comme le Christ un homme d’une grandeur presque surhumaine n’a rien à voir avec le degré d’élaboration intellectuelle de son idée de Dieu et est lié uniquement à la puissance et à la fécondité extraordinaires du sentiment qu’il a eu de la divinité, qui a réussi à mettre celle-ci à l’abri de toutes les contradictions et les controverses philosophiques en évitant de la définir de façon plus précise. On ne peut donc guère s’étonner de voir Renan, qui s’est reproché, comme je l’ai dit, d’avoir fait preuve dans sa jeunesse d’une attitude un peu trop condescendante à l’égard de la religion des petites gens, manifester finalement pour celle-ci une compréhension beaucoup plus grande que pour les formes rationalisées et plus ou moins savantes de la religion, que l’on rencontre notamment chez les philosophes et qu’il considère toujours un peu comme étant par nature suspectes.

    63La religion de l’idéal est évidemment la seule à pouvoir donner l’impression de ne pas exiger de l’intellect une forme d’abdication à laquelle il ne peut consentir. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas le cas, pour Renan, de la religion chrétienne. Dans Marc-Aurèle et la fin du monde antique, il observe qu’un des procédés qui ont été utilisés en tous temps par les défenseurs du christianisme pour le rendre plus facilement acceptable est celui qui a consisté à observer dans un premier temps un silence prudent sur le genre de sacrifices qu’il demande à l’intellect :


    • 78 E. Renan, Marc-Aurèle et la fin du monde antique, Calmann-Lévy, cinquième édition, 1883, p. 404.


    On vous avait dit que le galant homme, pour être chrétien, n’avait presque rien à changer à ses maximes ; maintenant que le tour est joué, on vous apporte à payer par surcroît une note énorme. Cette religion, qui n’était, disait-on, que la morale naturelle, implique, par-dessus le marché, une physique impossible, une métaphysique bizarre, une histoire chimérique, une théorie des choses divines et humaines qui est en tout contraire à la raison78.

    • 79 Ibid., p. 137.

    • 80 Ibid., p. 562.

    • 81 Ibid., p. 561.


    64Il pourrait sembler difficilement compréhensible qu’en dépit de ce handicap à première vue insurmontable, le christianisme ait réussi à s’imposer avec une facilité à première vue aussi grande. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, quand on s’interroge sur les raisons de sa victoire, est précisément, pour Renan, que « l’essence de l’œuvre de Jésus, c’était l’amélioration du cœur79 » et que ce qui la rendait séduisante et nécessaire, au moment où elle a commencé à conquérir le monde romain, était le bas niveau de la demande intellectuelle combiné avec le caractère pressant des exigences du cœur : « Les exigences intellectuelles du temps étaient très faibles ; les besoins tendres du cœur étaient très impérieux. Les esprits ne s’éclairaient pas, mais les mœurs s’adoucissaient80. ». C’est par cette aptitude à satisfaire les besoins du cœur, et donc essentiellement comme religion morale, que le christianisme l’a emporté au départ et c’est, bien entendu, pour Renan, également sous cet aspect (et uniquement celui-là) qu’il peut, encore aujourd’hui, exercer un certain attrait et conserver une certaine importance. « C’est par la nouvelle discipline de la vie qu’il introduisit dans le monde, écrit-il, que le christianisme a vaincu. Le monde avait besoin d’une réforme morale ; la philosophie ne la donnait pas ; les religions établies, dans les pays grecs et latins, étaient frappées d’incapacité pour l’amélioration des hommes81. »


    • 82 Ibid., p. 515.

    • 83 C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, op. cit., p. 509.


    65Mais les raisons pour lesquelles le christianisme a vaincu historiquement sont une chose, la question de savoir s’il est possible d’en conserver le noyau essentiel après avoir évacué de son contenu à peu près toute espèce de théologie en est une autre. On comprend assez bien le problème que se pose, à ce propos, Renouvier, quand il tombe, dans la lecture de Marc Aurèle et la fin du monde antique, sur le passage suivant : « L’histoire d’une religion n’est pas l’histoire d’une théologie. Les subtilités sans valeur qu’on décore de ce nom sont le parasite qui dévore les religions, bien plutôt qu’elles n’en sont l’âme. Jésus n’eut pas de théologie ; il eut le sentiment le plus vif qu’on ait eu des choses divines et de la communion filiale de l’homme avec Dieu82. » « Autant vaudrait dire, commente Renouvier, que la théologie n’est pas une partie de ce christianisme dont on écrit l’histoire ! Jésus eut sur Dieu, sur le Messie, sur la résurrection, sur le jugement des morts, sur sa propre personne et sur les conditions du salut, des croyances qui sont toute une théologie implicite et en appellent le développement. Il est absurde de vouloir écarter de l’histoire d’une religion les suites bien ou mal entendues que l’esprit humain a données à l’enseignement de celui qui en a été regardé comme le révélateur, puisqu’il est impossible, avec un tel système, d’examiner la question capitale du rapport de la révélation elle-même avec ce qu’elle a passé pour être, dans la suite83. » Renan, il est vrai, aurait pu répondre, qu’il n’était sûrement pas question d’écarter de l’histoire d’une religion les conséquences, bien ou mal comprises, que l’esprit humain a tirées de l’enseignement de son fondateur, puisque cette histoire n’est faite justement, pour l’essentiel, que de cela, mais seulement de remarquer que les conséquences qui ont passées pour telles peuvent différer beaucoup plus qu’on ne l’imagine des conséquences réelles et ne consistent jamais dans une simple explicitation de choses qui étaient restées seulement implicites dans le contenu de l’enseignement du « révélateur » supposé.


    • 84 Ibid.

    • 85 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, Printemps-Automne 1884, Textes établis et annotés par Gio (...)

    • 86 Ibid., p. 320.


    66Renouvier aurait aimé, de la part de Renan, un peu moins du culte, qui, dans la Vie de Jésus, reste dépourvu de justification réelle, pour la personne du Christ et « un peu plus d’étude et d’explications, et disons de sympathie accordée à un sujet aussi inhérent au christianisme que la doctrine chrétienne, les hérésies et les dogmes84 ». Pour ce qui est de la vénération que Renan a continué, même après avoir perdu la foi, à éprouver pour la personne du Christ, les dernières lignes de la Vie de Jésus contrastent singulièrement avec une remarque portant sur le même sujet de Nietzsche : « On doit poser en principe que tout est fait pour rendre le sage impossible : le respect à son égard est miné par les religions, par le suffrage universel, les sciences ! Il faut d’abord enseigner que ces religions sont une affaire tout juste bonne pour la foule en comparaison de la sagesse ! Il faut détruire les religions existantes, ne serait-ce que pour en finir avec ces appréciations absurdes, comme si un Jésus-Christ avait le moindre poids à côté d’un Platon, ou un Luther à côté d’un Montaigne 85! » « Tous les hommes qui ont compté jusqu’ici, affirme Nietzsche, étaient méchants86. » Renan, à ses yeux, ne l’a sûrement pas été, en particulier dans sa critique de la religion, suffisamment pour pouvoir compter réellement.


    • 87 Ibid., p. 298.

    • 88 Ibid., p. 299.


    67Nietzsche, qui avait dans sa bibliothèque le livre de Ximenès Doudan, Mélanges et lettres (1876-1877), cite un passage de celui-ci qui semble correspondre assez bien à ce qu’il pensait lui-même de Renan : « Renan, à propos duquel Doudan dit : “Il donne aux gens de sa génération ce qu’ils veulent partout, des bonbons qui sentent l’infini”. “Ce style rêveur, doux, insinuant, tournant autour des questions sans beaucoup les serrer, à la manière des petits serpents. C’est aux sons de cette musique-là qu’on se résigne à tant s’amuser de tout, qu’on supporte des despotismes en rêvassant à la liberté”87. » Nietzsche classe Renan, à côté de Ranke, dans la catégorie de ceux qu’il appelle « les “objectifs”, de faible volonté88 ». Ce sont des gens qui n’ont pas assez de détermination et de force pour être capables de pousser jusqu’au bout la critique de l’illusion et de se demander si la recherche de la connaissance ne pourrait pas, elle aussi, se révéler en fin de compte être une erreur et une façon (la façon moderne) de se faire illusion.


    • 89 Il s’agit des Dialogues et fragments philosophiques (1876).

    • 90 G. Flaubert, Correspondanceop. cit., t. V, p. 40.

    • 91 Ibid.


    68Renan n’éprouve assurément pas beaucoup plus d’attirance que Nietzsche pour l’égalitarisme, la démocratie et le suffrage universel. Flaubert, dans une lettre du 1er mai 1876, où il se dit enthousiasmé par la lecture de l’ouvrage que Renan lui a envoyé89, lui écrit : « Je vous remercie de vous être élevé contre “l’égalité démocratique”, qui me paraît un élément de mort dans le monde90. » Immédiatement avant, Flaubert avait mentionné « l’impossibilité du miracle, la nécessité du sacrifice (du héros, du grand homme), le machiavélisme de la Nature, et l’avenir de la Science » comme étant des points qui ont été traités par Renan de façon définitive et qui lui semblent établis de façon incontestable91. Mais il ne faut surtout pas perdre de vue que, dans l’image que Renan se fait, pour sa part, des vrais héros et de ceux de l’avenir, ceux-ci sont, d’une façon qui n’a rien de nietzschéen, à nouveau des prêtres d’une certaine sorte, à savoir des individus dont le caractère exceptionnel consiste dans leur capacité de consacrer exclusivement leurs forces au service désintéressé de la pensée et de l’idéal, et que, par conséquent, son attitude et la condamnation de l’égalité démocratique qui en résulte sont inspirées par des principes bien différents de ceux de Nietzsche.

    • 92 C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, op. cit., p. 504.


    69L’auteur de L’Avenir de la science conserve une foi inébranlable dans la science et dans le progrès, qui sont, pour Nietzsche, des éléments appartenant à la même constellation de pensée, dont il se dissocie radicalement, que le principe de l’égalité entre tous les êtres humains et la religion chrétienne, qui a apporté elle-même une contribution essentielle au développement de celle-ci. Ce sont des constituants de la même illusion et de la même fable édifiante, et des symptômes typiques d’un appauvrissement funeste de la volonté, autrement dit, en fin de compte, pour reprendre l’expression de Flaubert, des éléments de mort, et non de santé, de vitalité et de développement. Renouvier observe que : « La science est la seule chose sur laquelle Renan n’a jamais, que nous le sachions, exprimé un doute ou exercé sa douce ironie. C’était une faiblesse du penseur, en tant qu’il ne se faisait pas une idée juste de la place à reconnaître à la science chez l’homme et dans la société, mais c’était au moins une opinion ferme92. ». Il n’y a cependant pas uniquement la question de savoir s’il n’a pas exagéré sérieusement la place que la science peut légitimement prétendre occuper dans la vie de l’individu et dans la société. Il y aussi, d’un point de vue nietzschéen, celle de savoir si l’animal qui a inventé la connaissance ne pourrait pas avoir commis une erreur dont il n’est pas exclu qu’elle finisse par lui être fatale. C’est effectivement un point sur lequel le doute ne semble avoir effleuré à aucun moment Renan : même si la vérité peut se révéler être triste au point de devenir difficilement supportable, le vrai danger, pour lui, ne peut provenir de ce qu’on sait déjà ou saura un jour, mais seulement de ce qu’on n’a pas encore réussi à savoir.

    70Un des passages de son œuvre qui ont le plus frappé les esprits et qui ont semblé en refléter le mieux l’inspiration fondamentale est celui que l’on trouve dans la préface de la treizième édition de la Vie de Jésus (1867) :

    J’écris pour proposer mes idées à ceux qui cherchent la vérité. Quant aux personnes qui ont besoin, dans l’intérêt de leur croyance, que je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme de mauvaise foi, je n’ai pas la prétention de modifier leur avis. Si cette opinion est nécessaire au repos de quelques personnes pieuses, je me ferais un véritable scrupule de les désabuser.

    • 93 Félix Le Dantec, Contre la métaphysique. Questions de méthode, Paris, Alcan, 1912, p. 2.

    • 94 Ibid., p. 3.


    Anatole France a cité ces phrases dans le Discours qu’il a tenu à l’occasion de l’inauguration de la statue de Renan à Tréguier (1903). Et Félix Le Dantec les a choisies comme épigraphe pour le recueil d’essais qu’il a publié en 1912, sous le titre Contre la métaphysique. « Les essais que j’ai placés en tête du recueil, et qui lui ont fourni son titre, écrit-il, sont de véritables pamphlets contre la tendance de ces métaphysiciens, si religieusement écoutés aujourd’hui par la majorité des gens instruits, et qui ont la prétention de substituer, à la vérité impersonnelle des savants, des préférences sentimentales et des goûts individuels93. ». Le Dantec déplore la propension que l’on a à accuser de matérialisme les chercheurs désintéressés de la vérité, qui font passer le vrai avant l’agréable et placent la raison au-dessus du sentiment : « On méprise ces chercheurs hardis qui font passer la raison avant le sentiment ; on les accable en répétant cette phrase de manuel : “Ils se traînent péniblement dans les bas-fonds sans idéal d’un matérialisme grossier.” 94 » C’est le genre de traitement dont Renan, aussi absurde et ridicule qu’il puisse être dans son cas, a eu lui-même à se plaindre fréquemment. Mais, comme on l’a vu, il était loin de défendre aussi systématiquement qu’on le suppose la plupart du temps les prérogatives de la raison et celles de la vérité impersonnelle contre celles du sentiment et même parfois, diraient certains, de la sentimentalité, en particulier quand il est question de la religion et même de la philosophie.

    71Il n’est pas surprenant que Nietzsche ait refusé de voir en lui le destructeur impitoyable d’idoles pour lequel il passait aux yeux de beaucoup d’autres et chez lequel la préoccupation exclusive pour la vérité est censée l’emporter sur toute autre considération. Renan fait partie, pour lui, de ceux qui n’étaient prêts à supporter qu’une partie de la vérité, qui n’est justement pas la plus douloureuse et celle dont l’acceptation exige le plus de force et de courage intellectuel et moral. Il n’a pas été non plus de ceux qui pensaient, comme Nietzsche, qu’il faut pousser ce qui tombe, et le faire en particulier avec le christianisme et avec les religions en général. Il considérait comme plus sage et plus réaliste de laisser le christianisme mourir de sa belle mort, qui se produira inévitablement, ce dont il a déjà en partie pris conscience, même s’il n’est pas disposé à admettre qu’il est effectivement en train de mourir et ne le sera probablement pas avant longtemps. La raison de cette attitude est que les hommes, pour Renan, ne sont pas plus maîtres de leur incroyance qu’ils ne le sont de leurs croyances. Ils ne cesseront de croire que quand il leur sera devenu impossible de continuer à le faire, exactement de la même façon qu’ils auront cru aussi longtemps qu’il leur était impossible de ne pas le faire.
    72Quand il compare la situation du catholicisme à celle de l’islam, Renan qualifie le second de « monothéisme exalté », alors que le christianisme pourrait sans doute être appelé un monothéisme assagi. S’il s’est assagi, au moins dans une certaine mesure, ce n’est évidemment pas par vertu, mais sous l’effet de la nécessité, qui l’a contraint à limiter sérieusement ses prétentions et ses ambitions. Si l’Église est devenue plus tolérante, c’est seulement, aux yeux de Renan, parce qu’elle est devenue plus faible :


    • 95 E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 520, note 150.


    L’Inquisition est la conséquence de tout le système orthodoxe. L’Église, quand elle le pourra, devra ramener l’Inquisition, et, si elle ne le fait pas, c’est qu’elle ne le peut pas. Car enfin pourquoi cette répression serait-elle aujourd’hui moins nécessaire qu’autrefois ? Est-ce que notre opposition est moins dangereuse ? Non, certes. C’est donc que l’Église est plus faible. On nous souffre parce qu’on ne peut nous étouffer95.

    Il est remarquable et très révélateur que Renan choisisse ici de dire « quand elle le pourra », plutôt que « si elle le peut un jour ».
    73Dans une lettre envoyée de Sour à Marcelin Berthelot, le 19 avril 1861, il écrit, à propos de ce qu’il appelle le fanatisme musulman porté à son comble :


    • 96 E. Renan & M. Berthelot, Correspondance, 1847-1892op. cit., p. 266-267.


    Un parti frénétique, cantonné dans la mosquée et dans le bazar, règne par la menace de mort et d’incendie, réduit à néant le pouvoir turc et maintient une haine farouche contre tout ce qui n’est pas l’esprit exalté de l’islam. C’est là que l’on comprend quel malheur a été l’islamisme, quel levain de haine, d’exclusivisme il a semé dans le monde, combien le monothéisme exalté est contraire à toute science, à toute vie civile, à toute idée large. Ce que l’islamisme a fait de la vie humaine est chose à peine croyable ; l’ascétisme du Moyen Âge n’est rien en comparaison. L’Espagne n’a jamais inventé une terreur religieuse qui approche de cela96.

    74On a souvent reproché (avec raison) à Renan l’injustice dont il fait preuve à l’égard de l’islam. Il pourrait, il est vrai, invoquer pour sa défense le fait que ce n’était pas la religion islamique, dans ce qu’elle comporte de véritablement religieux, qu’il attaquait, mais seulement un pouvoir, qui n’a rien de religieux, qu’elle cherche à exercer et qui a réussi, dans le cas qu’il décrit, à supplanter celui de l’État lui-même. Il n’y a évidemment pas que les dogmes qui sont passagers ; le pouvoir qu’une religion peut réussir à un moment donné à acquérir en dehors des questions véritablement religieuses et par des moyens qui n’ont rien de religieux l’est tout autant. C’est l’illusion qu’il fait partie de son essence et peut même être utilisé, si les circonstances l’exigent, pour la préservation non seulement de la morale, mais également du dogme lui-même, qui engendre tôt ou tard la terreur religieuse. Même si on a tendance à l’oublier aujourd’hui quelque peu, Renan n’a en réalité pas été plus tendre, sur ce point, à l’égard du catholicisme, qu’il ne l’a été à l’égard de l’islam et, de façon plus générale, de toutes les orthodoxies religieuses, dont il considérait comme contradictoire d’exiger une tolérance qu’elles sont par nature incapables de consentir sans cesser du même coup d’exister. Si le catholicisme peut sembler, sur ce point, plus avancé que l’islam, c’est, pourrait-on dire, beaucoup plus dans l’apprentissage de la résignation forcée que dans celui de la sagesse.


    • 97 C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoireop. cit., t. IV, p. 503.

    • 98 Ibid.

    • 99 Ibid.


    75Chez Renan, comme on l’a vu, la critique sans concession de la religion comme doctrine, s’accompagne d’une forme de compréhension et de bienveillance, qui peut sembler inattendue, pour les manifestations du sentiment religieux, avec une préférence pour les plus naïves et les plus spontanées d’entre elles. On peut être tenté d’expliquer cette combinaison déconcertante, au moins en partie, par la dualité à laquelle Renouvier fait allusion dans le jugement qu’il formule à son propos. Il importe, selon lui, « de distinguer d’avec le scepticisme vrai, état sérieux et philosophique de l’esprit où dominent la recherche et le jugement, une humeur malfaisante qui s’attaque sous des noms divers au sérieux de la vie ou de la pensée97 ». Cette humeur peu prendre deux formes principales : l’une, la blague, la plus répandue et la plus vulgaire, et l’autre, plus distinguée, le dilettantisme, qui « séduit les plus intelligents et les raffinés, et même quelques bons cœurs, auxquels elle procure les joies de l’esthétique pour remplacer les sévérités de la morale98 ». Sans aller jusqu’à accuser ouvertement Renan d’avoir fait lui-même partie des dilettantes, dont il dit que ce qui les caractérise est le fait d’appliquer à toutes choses « une égale indulgence transcendantale99 », Renouvier considère qu’il avait tout ce qu’il faut pour devenir leur maître et l’est devenu effectivement :


    • 100 Ibid.


    Renan a été […] un maître qui imposait par l’étrange union de ses qualités d’artiste, à la fois ironique et sérieux, respectueux et moqueur, au-dessus de toute conviction comme de toute illusion, à un savoir considérable en histoire, en linguistique, en antiquités. Une éducation de prêtre avait constitué le fond de cet écrivain, qui possédait la connaissance exacte et sympathique des vieilles idées, que cependant il rejetait loin de lui au point de ne vouloir plus même entendre parler (pour y croire) de rien qui leur ressemblât100.

    • 101 E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 516, note 129.


    76La précision « pour y croire » est évidemment essentielle. Si le savant était obligé de les censurer comme indignes d’être crues, l’artiste pouvait tout à fait accepter d’entendre parler d’elles. Ce n’est, bien entendu, pas l’artiste, mais le savant, qui parle chez Renan, quand il soupçonne Châteaubriand d’avoir cherché à sauver le catholicisme comme Poétique en croyant le sauver du même coup également comme Théologie. On ne peut faire, estime-t-il, une machine poétique de ce à quoi l’on croit réellement, mais seulement de ce à quoi on ne croit déjà plus vraiment : « On n’a pu commencer à voir dans le christianisme une Poétique que quand on a cessé d’y voir une Théologie, et je me suis souvent demandé si Chateaubriand a voulu faire autre chose qu’une révolution littéraire101. » Quoi que l’on puisse penser de l’indulgence dont il fait preuve à l’égard d’un bon nombre de choses sur lesquelles il formule en même temps une condamnation sans appel, on ne rend sûrement pas justice à Renan si on le soupçonne d’avoir cherché à satisfaire les bons cœurs en transformant le problème de la religion et de la morale en un problème esthétique. Même s’il a pu être compris de cette façon, c’est plutôt le genre de chose qu’il souhaitait par-dessus tout éviter.

    • 102 C. Renouvier, Essai de classification systématique des doctrines philosophiques, Paris, Au Bureau d (...)


    77La question de savoir s’il a considéré le cas de la philosophie avec le même genre de sérieux que celui dont il fait preuve quand il est question de la religion et de la morale est évidemment plus délicate. Quand Renouvier le soupçonne de n’être pas allé, en ce qui concerne la philosophie, jusqu’à une forme de scepticisme vrai, qui aurait consisté à prendre suffisamment au sérieux les oppositions entre les conceptions rivales qui s’affrontent pour faire l’effort d’étudier et de discuter réellement celles-ci, il est sur un terrain un peu plus sûr. Et c’est tout à fait logiquement qu’il se retrouve ici du même côté que Gratry, autrement dit, dans l’opposition non seulement à l’éclectisme, mais également au hégélianisme, bien ou mal compris, qu’il considère, du reste, comme une version simplement plus théorique et plus savante de l’éclectisme. Pour lui, les tentatives de conciliation universelle – dont Renan, qui, comme il le dit, croit réussir à la fois à tout critiquer et à tout conserver, donne un exemple particulièrement brillant et séduisant – pêchent à la fois contre la logique et contre la morale. Elles « exemptent le penseur de la tâche et de l’effort des affirmations robustes et des franches négations correspondantes, qui procèdent toujours d’un principe moral, bien ou mal dirigé102 ». Aux yeux de Renouvier, le manque de considération pour la logique, le laxisme moral et la tendance à esthétiser les problèmes les plus sérieux, en particulier ceux de la philosophie, sont des déficiences qui découlent finalement de la même source.
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:25



    • 103 E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, Calmann-Lévy, 1887, tome I, chap. iii, p. 26.


    78En 1930, Wittgenstein, pour des raisons qui n’étaient sans doute pas sans rapport avec la façon dont il était préoccupé à l’époque par la question de sa propre judéité, a lu en français des parties de l’Histoire du peuple d’Israël de Renan, et il semble avoir été frappé en particulier par ce que l’auteur dit dans le chapitre iii du Livre I, « Vocation des sémites nomades ». Sa réaction, telle qu’elle exprimée dans une remarque des Carnets, comporte deux aspects différents. Le premier est celui qui a trait à ce qu’il trouve de particulièrement suspect et irritant dans l’évolutionnisme anthropologique et dans le sentiment de supériorité qu’il a développé chez les modernes à l’égard des peuples appelés à l’époque « primitifs ». C’est une attitude dont les « Remarques sur Le Rameau d’or de Frazer » donnent une idée suffisamment claire pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister. Dans le cas de Renan, il n’est pas difficile de deviner de quelle façon Wittgenstein pouvait se comporter à la lecture de passages comme le suivant : « L’homme débuta dans la vie progressive par l’ignorance absolue et l’erreur en quelque sorte nécessaire. L’homme fut des milliers d’années un fou, après avoir été des milliers d’années un animal. Il a cessé à peine d’être un enfant103. »

    79L’infantilisme supposé et considéré comme inévitable des réactions de l’homme primitif à l’égard de certains phénomènes naturels qui, en l’absence d’explication, ne pouvaient manquer de l’impressionner spécialement, est une chose dont la réalité n’est aucunement établie pour Wittgenstein. C’est une façon de considérer les choses qui, à ses yeux, constitue surtout la preuve de la condescendance avec laquelle l’homme d’aujourd’hui a pris l’habitude de considérer les formes d’humanité qui sont censées occuper une position inférieure sur l’échelle de l’évolution :


    • 104 Ibid., p. 28.
    • 105 Ludwig Wittgenstein, MS 109, p. 200, in Wittgenstein’s Nachlass, The Bergen Electronic Edition, Oxf (...)


    Je lis dans le Peuple d’Israël de Renan : « La naissance, la maladie, la mort, le délire, la catalepsie, le sommeil, les rêves frappaient infiniment, et, même aujourd’hui, il n’est donné qu’à un petit nombre de voir clairement que ces phénomènes ont leurs causes dans notre organisation104. » Au contraire, il n’y a absolument aucune raison de s’étonner de ces choses, parce qu’elles sont si ordinaires (alltäglich). Si l’homme primitif ne peut pas ne pas s’étonner d’elles, combien plus le chien et le singe ? Ou bien suppose-t-on que les hommes se sont éveillés de façon quasiment soudaine et ont pris conscience subitement de ces choses qui étaient déjà là depuis toujours et, de façon compréhensible, ont été étonnés ? – Oui, on pourrait même supposer quelque chose de semblable ; non pas qu’ils ont perçu pour la première fois ces choses, mais qu’ils ont commencé tout d’un coup à s’étonner d’elles. Mais cela n’a à nouveau rien à voir avec leur primitivité. À moins que l’on appelle primitif le fait de ne pas s’étonner de ces choses, mais dans ce cas les hommes d’aujourd’hui justement sont primitifs et Renan lui-même l’est s’il croit que l’explication de la science peut supprimer l’étonnement105.

    • 106 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., p. 28.

    • 107 L. Wittgenstein, MS 109op. cit., p. 200.


    80Wittgenstein concède que les hommes que nous appelons « primitifs » ont pu éprouver l’étonnement dont on parle devant les phénomènes et les objets de leur environnement, et également qu’ils l’ont peut-être effectivement éprouvé. Ce qu’il conteste, en revanche, est l’affirmation que les choses ne pouvaient pas se passer autrement dans leur cas, pour la raison que Renan et la plupart des hommes d’aujourd’hui se croient en mesure de fournir : « La nature de la foudre n’a été découverte qu’il y a une centaine d’années ; comment était-il possible que l’homme primitif y vît autre chose que le débordement de colère d’un être très puissant, demeurant dans les nuages et sur le sommet des montagnes106 ? » Ce n’est pas, affirme Wittgenstein, l’ignorance de la nature réelle du phénomène et de ses causes qui explique par elle-même la stupeur, et la crainte qui accompagne généralement celle-ci ; et ce n’est pas le fait de disposer de l’explication scientifique qui peut faire disparaître les raisons de s’étonner. « L’homme – et peut-être les peuples – doivent, dit Wittgenstein, s’éveiller à l’étonnement. La science est un moyen de l’endormir à nouveau107. » Or ce genre de résultat ne constitue sûrement pas, pour lui, une chose que l’on doit se sentir obligé de considérer comme un progrès et comme la preuve d’une supériorité dont l’homme moderne peut légitimement s’enorgueillir par rapport à ses prédécesseurs.


    • 108 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., p. 42.

    • 109 L. Wittgenstein, MS109op. cit., p. 202.


    81Un autre passage du livre de Renan auquel Wittgenstein fait allusion est celui où il est question, à propos des Sémites, d’« une sorte de bon sens précoce [qui] préserva cette race des chimères où d’autres familles humaines trouvèrent tantôt leur grandeur, tantôt leur anéantissement108 ». « Quand Renan parle, remarque Wittgenstein, du bon sens précoce des races sémitiques (une idée qui il y a longtemps déjà m’est venue à l’esprit), ce dont il s’agit est l’absence de poésie (das Undichterische), le fait d’aller directement au concret. Ce qui caractérise ma philosophie109. » Renan défend, à propos des langues sémitiques, la thèse selon laquelle une des choses qui les distingue des langues aryennes est qu’elles étaient par nature faites pour donner naissance à la religion, et plus précisément à la moins superstitieuse, la plus morale et la plus pure de toutes les religions, à savoir le monothéisme, alors qu’elles étaient impropres à la constitution d’une mythologie et d’une métaphysique, et se sont révélées également, pour finir, hostiles à la science expérimentale.


    • 110 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., tome I, p. 48-49.


    Presque toutes les racines des langues aryennes – constate Renan – renfermaient un Dieu caché, tandis que les racines sémitiques sont sèches, inorganiques, absolument impropres à donner naissance à une mythologie. […] Les racines, dans cette famille de langues, sont, si j’ose le dire, réalistes et sans transparence ; elles ne se prêtaient pas à la métaphysique ni à la mythologie. L’embarras de l’hébreu pour expliquer les notions philosophiques les plus simples, dans le Livre de Job, dans l’Ecclésiaste, est quelque chose de surprenant. L’image physique, qui, dans les langues sémitiques, est encore à fleur de peau, obscurcit la déduction abstraite et empêche dans le discours tout arrière-plan délicat110.

    82On aurait pu croire que les langues et les cultures sémitiques, qui avaient été à l’origine de ce qui se rapproche le plus d’une religion susceptible d’être qualifiée de rationnelle, allaient également se révéler favorables au développement d’une conception rationnelle du monde. Mais c’est en réalité le contraire de cela qui s’est produit, pour une raison que Renan explique de la façon suivante : les religions monothéistes ne sont pas allées jusqu’à franchir le pas décisif, qui aurait consisté à renoncer purement et simplement à l’idée d’une intervention du surnaturel dans les événements de la nature et dans l’histoire ; et en proposant une interprétation nettement moins infantile et moins absurde de cette idée, elles lui ont permis de se maintenir beaucoup plus longtemps et d’opposer une résistance opiniâtre à celles du déterminisme des lois naturelles et de la possibilité, pour tout phénomène, d’être expliqué de façon scientifique. Le résultat peut être décrit ainsi :


    • 111 Ibid., p. 59-60.


    L’avènement de l’esprit scientifique, depuis le xviiie siècle, a beaucoup changé la relation des choses. Ce qui était un avantage est devenu un inconvénient. L’esprit sémitique est apparu comme hostile à la science expérimentale et à la recherche des causes mécaniques du monde. En apparence plus rapprochée que le paganisme de la conception rationnelle de l’univers, la théologie du Sémite nomade, transportée dans des esprits scolastiques, s’est trouvée en réalité plus funeste à la science positive que le polythéisme. Le paganisme a persécuté la science bien moins âprement que les religions monothéistes issues des Sémites. L’Islam a tué la philosophie positive, qui aspirait à naître chez quelques-uns des peuples qu’il avait soumis. La théologie chrétienne, avec sa Bible, a été depuis le xvie siècle, le pire ennemi de la science111.

    • 112 Ibid., p. 9.

    • 113 Ibid., p. 14-15. Dans De l’Origine du langage, Renan pose la question suivante : « La race religieu (...)

    • 114 James C. Klagge, Wittgenstein in Exile, The MIT Press, Cambridge (Mass.), 2010, p. 140.


    83Si l’on en croit Renan : « La langue aryenne avait [par rapport à la langue sémitique] une grande supériorité, surtout en ce qui touche à la conjugaison du verbe. Ce merveilleux instrument, créé par l’instinct d’hommes primitifs, contenait en germe toute la métaphysique que devaient développer plus tard le génie hindou, le génie grec, le génie allemand112. » Une langue comme celle des Sémites ne pouvait, en revanche, être que celle d’une race religieuse, ce qu’ils ont été effectivement : « La philosophie et la science, qui sont les œuvres capitales de l’humanité, ne pouvaient sortir de cette source113. » Or, comme le remarque James C. Klagge : « Cela a dû tracasser Wittgenstein, qui voyait souvent la métaphysique davantage comme un problème que comme un accomplissement. Et il ne voyait certainement pas la philosophie comme une création capitale de l’humanité114. »


    • 115 Maurice Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, traduit de l’anglais par J.-P. Cometti, PUF, (...)


    84Ce serait évidemment une exagération de dire qu’il n’accordait à ce que la philosophie a été en mesure de produire qu’une importance plus ou moins négligeable dans l’histoire de l’humanité. Quand Drury lui a suggéré, en 1949, au moment où il cherchait un titre pour les Recherches philosophiques, auxquelles il était en train de travailler, qu’il pourrait intituler le livre tout simplement « Philosophie », Wittgenstein s’est exclamé avec colère : « Ne dites pas de telles âneries – comment pourrais-je utiliser un mot qui a signifié autant dans l’histoire de l’humanité ? Comme si mon œuvre n’était pas uniquement un petit morceau de philosophie115. » Mais il ne considérait en tout cas sûrement pas l’apport de la philosophie comme aussi déterminant et essentiel que les représentants de la discipline s’efforcent de continuer à le croire et à le faire croire. Une des choses dont il aurait aimé convaincre ses lecteurs est la nécessité, pour la philosophie, de se satisfaire d’une image nettement moins sublime et moins flatteuse de ce qu’elle est et de ce qu’elle est capable de faire que celle qui est plus ou moins de rigueur dans le milieu philosophique et à laquelle il lui semble généralement impossible de renoncer. Il ne contestait assurément pas non plus que la philosophie ait pu connaître une époque de grandeur et occuper pendant un temps une position dominante. Mais il pensait que, comme il l’a dit au début des années trente, dans une époque comme la nôtre, qui est celle de la science, « l’auréole de la philosophie s’est perdue » et qu’elle doit désormais accepter de se fixer des tâches qui peuvent sembler plus ingrates et des objectifs plus modestes que ceux d’autrefois.

    • 116 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., tome I, p. 46.


    85Il est, par conséquent, tout à fait compréhensible qu’il ait pu, à un moment où il s’interrogeait précisément sur ce que l’on peut encore demander aujourd’hui à la philosophie et attendre raisonnablement d’elle, être intéressé et intrigué par ce que Renan, dans l’Histoire du peuple d’Israël, écrit à propos des langues sémitiques, qui disposaient, selon lui, beaucoup plus que d’autres d’une sorte de protection naturelle contre les dangers de la mythologie, de la superstition et de l’idolâtrie. Quand il décrit ce qui lui semble constituer, du point de vue intellectuel, la faute principale dont l’humanité a mis un temps considérable à se guérir et dans laquelle la plupart de ses membres restent malheureusement toujours susceptibles de retomber à un moment ou à un autre, à savoir le spiritisme exagéré et généralisé, la tendance à attribuer à l’action intentionnelle d’êtres surnaturels la plus grande partie de ce qui se passe dans la nature et de ce qui arrive aux hommes, Renan observe que : « Le principe de la mythologie, c’est la vie prêtée aux mots. Or les langues sémitiques ne se prêtent pas beaucoup à ce genre de personnifications116. »

    • 117 Ibid., p. 46.


    86Une déclaration de cette sorte a dû certainement attirer l’attention de Wittgenstein, qui considérait comme étant désormais la tâche principale de la philosophie la lutte à entreprendre contre une mythologie savante, ou réputée telle, qui tire précisément son origine du langage lui-même. Des termes comme « mythologie », « superstition » et « idolâtrie » font partie de ceux qu’il utilise assez fréquemment pour qualifier les erreurs et les illusions dont sont victimes les philosophes et dont ils doivent chercher précisément à se libérer eux-mêmes par le travail philosophique. Ce travail consiste toujours, pour lui, dans un effort conscient qui doit être consenti pour retrouver le contact perdu avec le plus prosaïque, le plus concret et le plus ordinaire, un point sur lequel ce que Renan appelle « le manque de fécondité dans l’imagination et le langage117 », qui lui semble caractériser les langues sémitiques, pourrait précisément avoir constitué pour elles un moyen de défense qui s’est révélé efficace et être compris comme avantage. Or Wittgenstein n’était sûrement pas indifférent au fait que le genre de tentation philosophique auquel on est exposé peut dépendre, de façon importante, du genre de langage que l’on parle, ce qui autorise à supposer que les pièges les plus typiques que le langage tend au philosophe ne sont pas forcément présents au même degré dans toutes les langues et pourraient même, le cas échéant, être complètement absents de certaines d’entre elles.

    87Que cette absence ne doive pas être considérée, de son point de vue, comme une déficience et une infériorité, ne fait aucun doute. Il peut évidemment y avoir de nombreuses raisons de considérer comme peu plausible et même positivement insoutenable ce qu’affirme Renan, à savoir que la philosophie et la science, telles que nous les connaissons, n’auraient jamais pu sortir de la source sémitique, considérée en elle-même. Mais il ne faut pas oublier que, pour Wittgenstein, le fait d’avoir été à l’origine de la philosophie et même celui d’avoir rendu possible la science, sous sa forme moderne, ne constituent pas forcément, pour une langue ou une culture qui chercheraient à se prévaloir de cet avantage, un titre de gloire aussi impressionnant qu’on a généralement tendance à le croire. La philosophie et la science ne sont pas les seules créations importantes ni même forcément les plus importantes de l’humanité. La religion, aux yeux de Wittgenstein, a une importance qui est au moins comparable et même peut-être supérieure. Ce n’est donc sûrement pas, pour lui, une façon de rabaisser les peuples sémitiques que de dire, comme le fait Renan, que ce sont eux qui ont permis à l’humanité d’accéder à l’idée de la (vraie) religion, une chose à laquelle ni la Grèce ni le monde romain n’auraient été capables de parvenir par leurs propres moyens.

    • 118 Ibid., Préface, p. I.


    88Au début de la préface de l’Histoire du peuple d’Israël, Renan observe que : « Pour un esprit philosophique, c’est-à-dire pour un esprit préoccupé des origines, il n’y a vraiment dans le passé de l’humanité que trois histoires de premier intérêt : l’histoire grecque, l’histoire d’Israël, l’histoire romaine. Ces trois histoires réunies constituent ce qu’on peut appeler l’histoire de la civilisation, la civilisation étant le résultat de la collaboration alternative de la Grèce, de la Judée et de Rome. La Grèce, dans cette œuvre, a selon moi, un rôle hors de ligne ; car elle a fondé, dans toute l’étendue du terme, l’humanisme rationnel et progressif118. » Wittgenstein se faisait évidemment une tout autre idée de ce en quoi consiste le fait d’aborder les choses dans un esprit philosophique. Il pensait que l’intérêt du philosophe pour le passé et le présent de l’humanité devrait, en réalité, aller bien au-delà de ce que la vision étroite de l’homme civilisé d’aujourd’hui considère comme ayant été au fond la seule histoire qui a compté réellement, à savoir, justement, celle du processus de civilisation, dont le résultat a été le mode de vie et le genre de société qui sont devenus à présent les nôtres et pour lesquels il est bien connu qu’il n’éprouvait aucune sympathie particulière. Pour quelqu’un qui considère les choses de cette façon, il n’y a évidemment pas non plus de raison de consentir à accorder au développement de ce que Renan appelle « l’humanisme rationnel et progressif » le rôle éminent et directeur que lui attribuent, dans le devenir de l’humanité en général, les penseurs comme lui.


    • 119 J. Klagge, Wittgenstein in Exileop. cit., p. 140.

    • 120 M. Drury, Conversations avec Wttgensteinop. cit., p. 184.


    89« Il n’est pas étonnant, remarque Klagge, que, étant donné la façon dont Renan caractérise le point de vue hébraïque, Wittgenstein ait pu dire à Drury en 1949 : “Mes pensées sont cent pour cent hébraïques.”119 ». Ce que Wittgenstein a dit à Drury est, plus exactement : « Vos idées religieuses m’ont toujours semblé être plus grecques que bibliques. Alors que mes pensées sont cent pour cent hébraïques120. » Il se peut qu’il n’ait pas pensé simplement, en disant cela, à ses idées religieuses, mais également à quelque chose de plus général, et notamment à la remarque que lui avait inspirée, une vingtaine d’années auparavant, la lecture de l’Histoire du peuple d’Israël, à propos de ce qui pourrait être considéré comme une caractéristique « sémitique » dans sa façon de concevoir et de pratiquer la philosophie et qui correspond à une idée dont il dit qu’elle s’était déjà présentée spontanément à lui bien des années auparavant.


    • 121 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., tome I, préface, p. V.

    • 122 Ibid., p. II.


    90Ce qui, en tout cas, ne fait guère de doute est que ce qu’il a dit à Drury est une chose que l’auteur de la Prière sur l’Acropole n’aurait certainement pas pu dire lui-même. Même s’il n’a commencé à s’intéresser réellement à la Grèce que de façon relativement tardive, c’est plus à elle et à ce qu’elle a apporté à l’humanité qu’au judaïsme et au christianisme, sur lesquels il a concentré l’essentiel de ses recherches, que sont allées en fin de compte la sympathie et l’admiration profondes de Renan. Sur les trois histoires auxquelles on peut être tenté d’attribuer un caractère miraculeux, celle du Peuple d’Israël, celle de la Grèce et celle de Rome, ce n’est pas la première, mais la deuxième, qui l’a en fin de compte le plus impressionné et a constitué, à ses yeux, le vrai miracle. Le mot « miracle » doit, bien sûr, être compris ici comme une simple façon de parler. Renan ne croit pas que l’histoire puisse jamais comporter quoi que ce soit de miraculeux et il préfère parler d’histoire providentielle, plutôt que d’histoire miraculeuse. « Tout, dans le progrès de l’humanité, affirme-t-il, sort d’un même principe, à la fois naturel et idéal121 », et sûrement pas d’une quelconque intervention exceptionnelle venue à certains moments d’un autre endroit. Mais, pour ce qui est de la nature du progrès en question, il soutient qu’il « consistera éternellement à développer ce que la Grèce a conçu, à remplir les desseins qu’elle a, si l’on peut s’exprimer ainsi, excellemment échantillonnés122 ».


    • 123 E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 381.

    • 124 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., tome I, préface, p. I.


    91Le progrès de l’humanité, conçu sur le modèle de ce que la Grèce avait commencé à réaliser ou d’une autre façon quelconque, constitue justement une chose qui laissait Wittgenstein pour le moins sceptique. Et il n’éprouvait certainement aucune indulgence pour la façon dont notre forme de civilisation en est venue à transformer le progrès en une sorte de divinité ou peut-être, plus exactement d’idole, à laquelle on doit être prêt à tout sacrifier : « Le droit, c’est le progrès de l’humanité : il n’y a pas de droit contre ce progrès ; et réciproquement, le progrès suffit pour tout légitimer. Tout ce qui sert à avancer Dieu est permis123. » Il est vrai que Renan, comme je l’ai dit en commençant, croyait aussi à un progrès possible et réel de la religion elle-même et admettait que ce n’est pas à la Grèce que l’humanité en est redevable. L’admiration qu’il avait pour elle ne l’empêchait pas de reconnaître en même temps que : « La Grèce n’eut, dans le cercle de son activité intellectuelle et morale, qu’une seule lacune ; mais cette lacune fut considérable. Elle méprisa les humbles, et n’éprouva pas le besoin d’un Dieu juste. Ses philosophes, en rêvant l’immortalité de l’âme, furent tolérants pour les iniquités de ce monde. Ses religions restèrent de charmants enfantillages municipaux. L’idée d’une religion universelle ne lui vint jamais124. »

    92Ce que dit ici Renan a un certain rapport avec la raison pour laquelle Wittgenstein pense que ses idées à lui sont cent pour cent bibliques et, par conséquent, pas du tout grecques. Drury lui fit un jour cette remarque à propos d’Origène : « J’avais lu Origène auparavant. Origène enseignait qu’à la fin des temps il y aurait une restitution finale de toutes les choses. Que même Satan et les anges déchus seraient rétablis dans leur gloire antérieure. C’était une conception qui me séduisait – mais elle a été condamnée autrefois comme hérétique. » La réaction de Wittgenstein fut sans ambiguïté :


    • 125 M. Drury, Conversations avec Wittgenstein, p. 184 [« Conversations with Wittgenstein », p. 174-175]


    Évidemment, elle a été rejetée. Elle transformerait tout le reste en non-sens. Si ce que nous faisons maintenant ne doit faire aucune différence à la fin, alors tout le sérieux de la vie est éliminé125.

    93L’idée de la restitution universelle a l’inconvénient rédhibitoire d’entrer directement en contradiction avec celle de la rétribution et celle d’un Dieu conçu comme le Justus Judex, sous le regard duquel nous agissons avec un sentiment de respect et de crainte, une idée par laquelle Wittgenstein, d’après ce que nous disent les gens qui l’ont connu de près, se sentait particulièrement concerné et à laquelle il était capable de donner un sens très concret. Son attitude se manifeste clairement dans le commentaire qu’il fait à propos de la réponse de Drury :

    DRURY : Oui, j’ai le sentiment que quand, par exemple, Platon parle des dieux, cela manque de ce sens du respect mêlé de crainte (awe) que vous trouvez d’un bout à l’autre de la Bible – de la Genèse à la Révélation. ‘Mais qui peut subsister le jour de son avènement, et qui restera debout quand il apparaîtra ? (But who may abide the day of his coming, and who shall stand when he appeareth ?)

    • 126 Ibid.


    WITTGENSTEIN (s’arrêtant et me regardant avec une attention très soutenue) : Je crois que vous venez de dire quelque chose de très important. Bien plus important que vous ne vous en rendez compte126.

    94La différence à laquelle Drury fait allusion avait effectivement, pour Wittgenstein, une importance tout à fait spéciale et le rapport qu’il a entretenu avec la religion a été largement déterminé par elle. Le vrai Dieu, pour lui, ne pouvait pas ne pas être dans la position du juge suprême auquel nous devons avoir à chaque instant le sentiment que nous aurons à rendre des comptes. Comme on a pu s’en rendre compte, quelque chose de cette idée est certainement resté chez Renan, même après que la divinité à laquelle il a continué à se référer a cessé d’être celle de la Bible. Il a été le premier à insister sur le fait qu’à côté de celui de la Grèce, l’apport du christianisme subsisterait nécessairement sous une certaine forme et ne pourrait pas ne pas laisser une trace ineffaçable. Mais la trace qu’il a laissée chez lui, si elle reste très perceptible, n’est sûrement pas ce qui, en fin de compte, a compté le plus. Et tout porte à croire que Wittgenstein, en lisant la préface de l’Histoire du peuple d’Israël, a dû avoir le sentiment que les idées de l’auteur, à la différence des siennes, étaient, tout compte fait, bien plus grecques que réellement bibliques.

    Notes
    1 Ernest Renan, Le Prêtre de Nemi, Calmann Lévy, dixième édition, 1886, Préface, p. I.
    2 Cité par Jean-Pierre van Deth, Ernest Renan, Fayard, 2012, p. 464.
    3 E. Renan, Nouvelles études d’histoire religieuse, Calmann-Lévy, 1884, Préface, p. IX.
    4 Ibid. p. VII.
    5 E. Renan & M. Berthelot, Correspondance 1847-1892, Calmann Lévy, 1898, p. 305.
    6 Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard, 2006.
    7 . E. Renan, La Métaphysique et son avenir [janvier 1860], texte présenté par Goulven Le Brech, éditions du Sandre, 2011, p. 19.
    8 Ibid., p. 20.
    9 Étienne Vacherot, La Métaphysique et la science ou Principes de métaphysique positive. Paris, Librairie de F. Chamerot, 1858, p. V.
    10 Ibid., p. 35-36.
    11 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 22.
    12 Ibid.
    13 E. Renan, L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Calmann Lévy, 1890, Préface, p. XIV.
    14 Ibid., p. XIV-XV.
    15 Ibid., p. XVII.
    16 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 23.
    17 Ibid., p. 33.
    18 Ibid.
    19 Ibid., p. 33-34.
    20 Ibid., p. 34.
    21 Ibid., p. 25.
    22 Ernest Renan – Henriette Renan, Lettres intimes (1842-1845), précédées de Ma sœur Henriette (1896), Nelson/Calmann-Lévy, sans date, p. 269.
    23 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 27-28.
    24 Gustave Flaubert, Correspondance, t. V (janvier 1876 – mai 1880), J. Bruneau et Y. Leclerc (éd.), Gallimard ‘Pléiade’, 2007, p. 40.
    25 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 33.
    26 Ibid., p. 35.
    27 Ibid., p. 36.
    28 Ibid., p. 35.
    29 E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 243).
    30 Ibid., p. 4.
    31 E. Renan, « Les sciences de la nature et les sciences historiques, Lettre à M. Marcelin Berthelot », in E. Renan, Dialogues et fragments philosophiques, Calmann-Lévy, Paris, 1895, p. 173-174.
    32 Ibid., p. 174-175.
    33 E. Renan, Le Prêtre de Nemiop. cit., p. II-IV.
    34 Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire. Les idées, les religions, les systèmes, , Paris, Ernest Leroux, éditeur, 1897, T. IV, p. 506.
    35 E. Renan, « Claude Bernard », in L’Œuvre de Claude Bernard, Introduction par Mathias Duval, Notices par E. Renan, Paul Bert et Armand Moreau, Paris, Librairie J.-B. Baillière et Fils, 1881, p. 34.
    36 Ibid., p. 35.
    37 E. Renan, « Lessciences de la nature et les sciences historiques », op. cit., p. 184-185.
    38 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 51.
    39 Ibid., p. 52.
    40 Ibid., p. 53.
    41 E. Renan, Patrice, avec illustrations d’après Ary Renan, reproduites par l’héliogravure, Calmann-Lévy, 1902, p. 33. (Voir également, sur ce point, E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 516, note 129.)
    42 Ibid., p. 34.
    43 Ibid., p. 46.
    44 Ibid., p. 46.
    45 E. Renan, Nouvelles études d’histoire religieuseop. cit., p. XX.
    46 E. Renan, Patriceop. cit., p. 45.
    47 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse [1883], H. Psichari et L. Rétat (éd.), Garnier-Flammarion, 1973, V, iii, p. 178-179.
    48 E. Renan, « Claude Bernard », op. cit., p. 37.
    49 Cité par Maurice-Ruben Ayoun, Renan, la Bible et les Juifs, Arléa, Paris, 2008, p. 34.
    50 E. & H. Renan, Lettres intimesop. cit., p. 32.
    51 E. Renan, Vie de Jésus, Michel Lévy Frères, Paris, 1863, chapitre XXVIII, « Caractère essentiel du christianisme », p. 447.
    52 E. Renan, Patriceop. cit., p. 128.
    53 E. Renan, Vie de Jésusop. cit., p. 449.
    54 Ibid., p. 459.
    55 Cité par Maurice-Ruben Ayoun, Renan, la Bible et les Juifsop. cit., p. 54.
    56 Jean Guéhenno, L’Évangile éternelÉtude sur Michelet, Grasset, 1927, p. 182-183.
    57 Ibid., p. 211.
    58 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, texte et documents inédits présentés par Gilbert Guisan, Lausanne, éditions Rencontre, 1961, Appendice, p. 281-282.
    59 Albert Thibaudet, « L’esthétique du roman » (1912), in Réflexions sur le roman, Gallimard, 1938, p. 17.
    60 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, texte et documents inédits présentés par Gilbert Guisan, Lausanne, éditions Rencontre, 1961, p. 260.
    61 . Voir par exemple la lettre écrite par Flaubert à Renan, le 13 décembre 1876, à propos de la Prière sur l’Acropole : « Je ne résiste pas au besoin de vous remercier pour l’enthousiasme où m’a jeté votre « Prière sur l’Acropole ». Quel style ! Quelle élévation de forme et d’idées ! Quel morceau ! […] Je ne sais s’il existe en français une plus belle page de prose ? Je me la déclame à moi-même tout haut, sans m’en lasser. Vos périodes se déroulent comme une procession des Panathénées et vibrent comme de grandes cithares, c’est splendide ! […] Je suis sûr que le Bourgeois (pas plus que la Bourgeoise) n’y comprend goutte ! Tant mieux ! Moi, je vous comprends, vous admire et vous aime. » (Gustave Flaubert, Correspondance, t. V, op. cit., p. 142.)
    62 Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoireop. cit., t. IV, p. 506 & 512.
    63 E. Renan & M. Berthelot, Correspondance 1847-1892, Calmann Lévy, 1898, p. 122.
    64 E. Renan, La Métaphysique et son avenirop. cit., p. 36.
    65 E. Renan, Le Prêtre de Némiop. cit., p. VII.
    66 Ibid., p. IV.
    67 Ibid., p. II.
    68 Ibid.
    69 E. Renan, « Claude Bernard », op. cit., p. 30-31.
    70 E. Renan, Le Prêtre de Nemiop. cit., p. XII-XIII.
    71 E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, Calmann Lévy, tome I, 1887, Préface, p. 25.
    72 E. Renan, « Lettre à M. Adolphe Guéroult », in Dialogues et fragments philosophiques, Calmann Lévy, Paris, quatrième édition, 1895, p. 250-251.
    73 E. Renan, « Ma sœur Henriette », in Lettres intimesop. cit., p. 62.
    74 Ibid., p. 63.
    75 Ibid.
    76 E. Renan, Le Prêtre de Nemi, op. cit., p. XI.
    77 E. Renan, Études d’histoire religieuse, Paris, Michel Lévy Frères, 1858, Préface, p. XVI.
    78 E. Renan, Marc-Aurèle et la fin du monde antique, Calmann-Lévy, cinquième édition, 1883, p. 404.
    79 Ibid., p. 137.
    80 Ibid., p. 562.
    81 Ibid., p. 561.
    82 Ibid., p. 515.
    83 C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, op. cit., p. 509.
    84 Ibid.
    85 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, Printemps-Automne 1884, Textes établis et annotés par Giorgio Coli et Mazzino Montinari, traduits de l’allemand par Jean Launay, Gallimard, Paris, 1982, p. 161.
    86 Ibid., p. 320.
    87 Ibid., p. 298.
    88 Ibid., p. 299.
    89 Il s’agit des Dialogues et fragments philosophiques (1876).
    90 G. Flaubert, Correspondanceop. cit., t. V, p. 40.
    91 Ibid.
    92 C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, op. cit., p. 504.
    93 Félix Le Dantec, Contre la métaphysique. Questions de méthode, Paris, Alcan, 1912, p. 2.
    94 Ibid., p. 3.
    95 E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 520, note 150.
    96 E. Renan & M. Berthelot, Correspondance, 1847-1892op. cit., p. 266-267.
    97 C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoireop. cit., t. IV, p. 503.
    98 Ibid.
    99 Ibid.
    100 Ibid.
    101 E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 516, note 129.
    102 C. Renouvier, Essai de classification systématique des doctrines philosophiques, Paris, Au Bureau de la Critique Philosophique, 1885-1886, tome 2, p. 154.
    103 E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, Calmann-Lévy, 1887, tome I, chap. iii, p. 26.
    104 Ibid., p. 28.
    105 Ludwig Wittgenstein, MS 109, p. 200, in Wittgenstein’s Nachlass, The Bergen Electronic Edition, Oxford UP, 2000.
    106 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., p. 28.
    107 L. Wittgenstein, MS 109op. cit., p. 200.
    108 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., p. 42.
    109 L. Wittgenstein, MS109op. cit., p. 202.
    110 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., tome I, p. 48-49.
    111 Ibid., p. 59-60.
    112 Ibid., p. 9.
    113 Ibid., p. 14-15. Dans De l’Origine du langage, Renan pose la question suivante : « La race religieuse et sensitive des peuples sémitiques ne se peint-elle pas trait pour trait dans ces langues toutes physiques, auxquelles l’abstraction est inconnue et la métaphysique impossible ? » (E. Renan, De l’Origine du langage, deuxième édition, Paris, Michel Lévy Frères, 1858, p. 190.)
    114 James C. Klagge, Wittgenstein in Exile, The MIT Press, Cambridge (Mass.), 2010, p. 140.
    115 Maurice Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, traduit de l’anglais par J.-P. Cometti, PUF, 2002, p. 183 [« Conversations with Wittgenstein », in Rush Rhees (éd.), Ludwig WittgensteinPersonal Recollections, Oxford, Blackwell, 1981, p. 174]
    116 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., tome I, p. 46.
    117 Ibid., p. 46.
    118 Ibid., Préface, p. I.
    119 J. Klagge, Wittgenstein in Exileop. cit., p. 140.
    120 M. Drury, Conversations avec Wttgensteinop. cit., p. 184.
    121 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., tome I, préface, p. V.
    122 Ibid., p. II.
    123 E. Renan, L’Avenir de la scienceop. cit., p. 381.
    124 E. Renan, Histoire du peuple d’Israëlop. cit., tome I, préface, p. I.
    125 M. Drury, Conversations avec Wittgenstein, p. 184 [« Conversations with Wittgenstein », p. 174-175].
    126 Ibid.

    Auteur
    Jacques Bouveresse
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    Message  Arlitto Sam 24 Avr 2021 - 10:27

    [size=18]Philosophie : métaphysique et philosophie de la religion[/size]

    La métaphysique traite principalement des questions concernant ce qui est essentiellement réel et important. La philosophie de la religion explore et évalue la conception du réel qu'offrent les diverses religions, et s'efforce de comprendre les pratiques religieuses

    Philosophie : métaphysique et philosophie de la religion
    La métaphysique traite principalement des questions concernant ce qui est essentiellement réel et important. La philosophie de la religion explore et évalue la conception du réel qu'offrent les diverses religions, et s'efforce de comprendre les pratiques religieuses. 

    Les deux préoccupations
    À partir de 1950, les philosophes de la religion et les métaphysiciens font face à deux problématiques principales : l'acceptation de la méthode scientifique comme modèle de base de la connaissance et la préoccupation des philosophes concernant la théorie du sens. Aucune discipline scientifique ne monopolise l'étude du réel et on avance souvent que les énoncés sur le « réel » sont trop vagues pour être soumis à la vérification scientifique et seraient donc peut-être vides de sens. On reproche à la métaphysique de manipuler le langage au point de le rendre inintelligible et aux grandes religions d'adhérer à des principes qui échappent à la preuve scientifique et qui sont parfois incompatibles avec la science. 

    La position de la croyance religieuse
    Depuis 1950, des attaques vigoureuses ont été lancées contre la croyance religieuse (p. ex., Kai Nielsen, dans Scepticism en 1973 et dans God, Scepticism, and Modernity en 1989) et contre les prétentions empiriques des croyants (p. ex., Michael Ruse, dans The Darwinian Paradigm en 1989). Nombre de philosophes au Canada estiment néanmoins pouvoir résoudre ces antagonismes tout en sauvegardant et en rendant intelligible la croyance religieuse. Cela aboutit à neuf écoles de pensée.

    Science et religion
    En premier lieu, F.W. Waters, dans The Way In and the Way Out (1967), et Alastair McKinnon, dans Falsification and Belief (1970), signalent que la science et la religion partagent comme caractéristique commune d'être des tentatives faillibles et limitées d'appliquer des principes fondamentaux. Toutefois, ces principes eux-mêmes n'ont rien d'incertain. McKinnon avance donc qu'il incombe au scientifique, qui adhère au principe d'un univers ordonné, et au chrétien, qui adhère à la croyance en Dieu, de s'efforcer de montrer que l'application raisonnable de leur principe rend l'expérience et la vie intelligibles. Dans Religion and Truth (1981), Donald Wiebe préconise de prendre au sérieux la connaissance religieuse et même d'en tirer un savoir scientifique. Il reconnaît la grande complexité de la vérité religieuse, mais il estime que la distinction entre le vrai et le faux doit être le souci principal des érudits dans le domaine. Il déplore fortement que ces érudits tendent à décrire les croyances sans les évaluer. 

    Idéalisme ou quête de l'ordre naturel
    Une deuxième école s'efforce de réhabiliter certains aspects de l'idéalisme qui a prédominé au Canada anglais jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale. L'idéalisme revêt plusieurs formes, mais la version canadienne est axée sur le principe selon lequel le réel forme dans son ensemble un tout unifié et rationnel. Les idéalistes affirment que la science et la religion ne sont pas incompatibles, mais font partie d'un système plus global de rationalité, et qu'un ordre naturel préside aux affaires humaines. Cet idéalisme est mis en question par l'évolution de la science (p. ex., la physique quantique) qui reconnaît de l'incertitude au sein du réel, par l'écart croissant entre la description de l'univers par le scientifique et le croyant, ainsi que par les théories qui avancent que les sens (ou les interprétations) sont arbitraires. 

    Présuppositions humaines et idéalisme
    Dans Collingwood and the Reform of Metaphysics (1970), Lionel Rubinoff réplique, à l'instar du philosophe britannique R.G. Collingwood, que notre conception du monde, scientifique ou autre, repose sur des présuppositions humaines. Les diverses conceptions du monde élaborées par la métaphysique et la religion sont intelligibles si elles sont perçues comme des représentations du monde par l'esprit humain à diverses époques. La science est, elle aussi, tributaire d'un processus historique. Au fil de l'histoire, les diverses conceptions du monde laissent entrevoir un modèle que Rubinoff qualifie de structure transcendantale du réel, qui transparaît au travers des préoccupations de l'expérience humaine, mais qui, finalement, les transcende.

    Une partie de la controverse entourant la science, la religion et la métaphysique découle du fait que les théories de la logique, du sens et de la vérité sont conçues en fonction de la connaissance scientifique. Dans The Rational and the Real (1962), The Concept of Truth (1969) et Logic and Reality (1972), Leslie ARMOUR avance que ces concepts de logique, de vérité et de sens sont des sous-catégories spécialisées de concepts plus globaux. C'est sur ces derniers que reposent nombre d'idées traditionnelles de la métaphysique et de la religion. De récentes études historiques s'intéressent à la métaphysique idéaliste, notamment Ethics, Metaphysics and Religion in the Thought of F.H. Bradley (1996) édité par P. MacEwan, Bradley's Moral Psychology (1987) de Don MacNiven, Being and Idea (1994) de Leslie Armour et Divine Subjectivity (1990) de Dale Schlitt. 

    Rapprochement avec la sciencev
    Une troisième école, comprenant Thomas GOUDGE et Charles DE KONINCK, vise à se situer dans un cadre scientifique. Dans The Ascent of Life (Prix du gouverneur général, 1961), Goudge tient peu de propos explicites sur la métaphysique et la religion. Il se livre plutôt à un examen minutieux d'aspects de la théorie biologique et dégage certains points où des possibilités conceptuelles demeurent ouvertes. Dans The Hollow Universe (1960), De Koninck insiste sur le fait que la conception scientifique du monde est un moule abstrait et vide, qui n'acquiert un sens que par la voie de l'expérience concrète. Dans une série d'ouvrages, y compris Whitehead's Theory of Reality (éd. rév., 1962), A.H. Johnson s'inscrit dans la tradition du philosophe britannique Alfred North Whitehead, qui voulait passer d'une conception scientifique du monde à une structure plus globale, en montrant où la structure scientifique a besoin d'être complétée par la métaphysique. Les théories de Johnson, surtout présentées dans Experiential Realism (1973), s'inscrivent dans sa tentative d'élaborer une théorie fondamentale du réel par le moyen d'une compréhension adéquate de l'expérience. 

    Distanciation à l'égard de la science
    Une quatrième école, s'inspirant de saint Thomas d'Aquin, cherche à démarquer la science et la théologie, et à comprendre la religion de façon rationnelle. Dans Epistemology (1959), Louis-Marie Régis décrit les formes et les limites de la science. Dans An Interpretation of Existence (1968), Joseph Owens défend l'idée thomiste selon laquelle l'être se prête à une certaine description générale et est à la fois actif et intelligible. Dans L'Éducation à la liberté (1978), Jean-Louis Allard, à l'instar du philosophe Jacques Maritain, montre comment l'ordre dans la vie de chacun confère une intelligibilité aux principes fondamentaux. André Dagenais critique les détails de cette philosophie dans Vingt-quatre défauts thomistes (1964) et Le Dieu nouveau (1974). Man Becoming (1970) et Religion and Alienation (1975) de Gregory Baum représentent un autre type de critique de la tradition thomiste.

    Une variante distincte de la tradition thomiste est celle de Bernard Lonergan (Insight, 1952; Philosophy of God and Theology, 1973) et de ses successeurs. Cette variante aborde non seulement la métaphysique, la religion et la théorie de la connaissance, mais aussi l'application des résultats dans divers domaines de recherche. Dans The Intelligible Universe, a Cosmological Argument (1982), Hugo Meynell s'inspire de Lonergan pour avancer que l'intelligibilité de l'univers est un argument pour l'existence de Dieu. Dans un ouvrage plus récent, Is Christianity True? (1994), Meynell revient toutefois à une défense plus traditionnelle de la croyance religieuse. 

    Mise en question de la métaphysique
    Une cinquième école regroupe nombre de philosophes anglophones qui se réclament de la philosophie analytique, un courant fortement influencé par l'Autrichien Ludwig Wittgenstein et les Britanniques Bertrand Russell, G.E. Moore, Gilbert Ryle et J.L. Austin. Kai Nielsen s'appuie sur cette philosophie pour mettre en question les fondements de la religion et de la métaphysique. Dans Paul Tillich (1973), Alistair M. Macleod critique fortement les tentatives visant à répondre à ce que Tillich appelle la question de l'existence. Il reproche à Tillich d'être confus en croyant qu'il n'y a qu'un seul mystère global de l'être, mais il ne va pas jusqu'à récuser toute conception métaphysique ou religieuse du monde. Dans The Mental and Moral Philosophy of John Henry Newman (1986), Jay Newman emploie une méthode semblable d'analyse du rapport entre l'assentiment et la foi.

    Malgré l'hostilité habituelle de la tradition analytique à l'égard de la métaphysique et de la religion, nombre de philosophes analytiques canadiens s'efforcent de faire place à la religion. Dans Survival and Disembodied Existence (1970), Terence Penelhum conteste la valeur de certaines croyances religieuses, mais laisse la porte ouverte au discours religieux dans The Problem of Religious Knowledge (1971) et Reason and Religious Faith (1995). Après une période d'affinité avec la nouvelle philosophie analytique au cours de laquelle il publie The Logic of Self-Involvement (1963), Donald Evans se porte à la défense de l'expérience religieuse dans Struggle and Fulfillment (1979), Faith, Authenticity and Morality (1980) et Spirituality and Human Nature (1995). Peu d'ouvrages s'inscrivent dans la tradition du fidéisme analytique, qui met l'accent sur l'autonomie de la foi, quoiqu'on en voie des traces chez Wilfred Cantwell Smith (p. ex., dans Faith and Belief, 1979). Dans Empirisme logique et langage religieux (1976), Pierre Lucier fait le bilan des points forts et des répercussions du courant analytique.

    Les philosophes analytiques s'appuient souvent sur l'analyse du langage pour défendre leurs positions essentiellement humanistes contre les déterministes qui, en psychologie et en histoire, prétendent que l'action humaine libre est inintelligible ou impossible (p. ex., William Anglin, dans Free Will and Christian Faith, 1990). Dans Sources of the Self (1989), Charles TAYLOR fait valoir l'importance de comprendre la nature sociale de la personne humaine. La théorie de l'action est une branche de la philosophie qui analyse le langage servant à décrire l'action humaine. Dans Action (1968), Donald Brown examine ce langage de près et conclut que nous ne pouvons pas facilement transposer le langage sur l'action humaine en langage sur les événements, qui est le propre de la science. De même, dans Laws and Explanation in History (1957), William DRAY prétend que les explications de l'histoire humaine ne sauraient se réduire à des lois scientifiques. 

    Phénoménologie au Canada
    En sixième lieu, la philosophie européenne du XXe siècle exerce une forte influence au Canada. Metaphysics and Historicity (1961) d'Emil FACKENHEIM témoigne de l'influence de la phénoménologie allemande, de l'existentialisme français, d'Hegel, ainsi que de la philosophie allemande du XIXe siècle en général. Au Canada français, l'ouvrage le plus complet dans le domaine est Existant et acte d'être (1977-1980) de Benoît Pruche, qui s'inspire aussi fortement de Thomas d'Aquin et d'Aristote. Depuis 1980, nombre de philosophes, tels que Gary Madison (The Hermeneutics of Postmodernity, 1988) et Jean Grondin, subissent l'influence de l'herméneutique, du criticisme et de la philosophie postmoderne. Ces auteurs critiquent fortement l'idée de systèmes métaphysiques et religieux, et Grondin, dans Sources of Hermeneutics (1995), invoque explicitement Kant, Heidegger et Gadamer pour traiter des questions liées à la religion.

    Dans Search for Community in a Withering Tradition (1990), Hendrik Hart, qui est fortement influencé par la pensée postmoderne, particulièrement par Richard Rorty, manifeste un penchant fidéiste dans une perspective calviniste. La Philosophie de la religion à la fin du vingtième siècle (1993), publié sous la direction de William Sweet, présente des écrits qui font la critique de certaines de ces questions.
    L'idée du soi et la tentative visant à bâtir une anthropologie philosophique (c.-à-d. une théorie de la nature de l'homme) sont des éléments notables d'ouvrages tels que ceux de Jacques Croteau qui, dans L'Homme : sujet ou objet (1981), avance des idées tirées de la phénoménologie européenne dans un contexte influencé par Thomas d'Aquin et Maritain. Dans La Genèse du concept du soi (1980), René l'Écuyer établit des liens entre la psychologie expérimentale et les idées de divers philosophes, soulevant plusieurs questions sur lesquelles se sont penchés les existentialistes. Dans The Art of Art Works (1982), Cyril Welch applique d'autres aspects de la même tradition à notre compréhension de l'art et de la façon dont cette compréhension transforme la réalité. Par ailleurs, l'existentialisme et la phénoménologie ont aussi fait l'objet de critiques dans French Existentialism (1961) de F. Temple Kingston, par exemple. Dans De la dignité humaine (1995), Thomas De Koninck adopte le thème de la dignité humaine dans son étude approfondie des questions fondamentales de la métaphysique et de la religion. En 1996, son ouvrage remporte le prix de philosophie, de morale et de sociologie de l'Académie française (le prix La Bruyère). 

    Rationalisme
    En septième lieu, on assiste depuis peu à un retour de la métaphysique rationaliste, dont les représentants par excellence sont Leibniz et Spinoza, des philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce mouvement, qui s'appuie généralement sur des techniques analytiques et logiques modernes, est dirigé par John Leslie et Helier J. Robinson. Les rationalistes affirmaient qu'il fallait commencer par s'interroger sur ce qui est logiquement possible plutôt que sur ce qui semble exister. Ils adhéraient au principe voulant que chaque chose ait une explication et que, si quelque chose n'existe pas, c'est qu'il en est empêché par quelque chose d'autre.
    Dans Value and Existence (1979), Leslie préconise la réintroduction du principe de la valeur dans de telles discussions. Dans Renascent Rationalism (1975), qui est aussi une tentative visant à rendre l'expérience intelligible, Helier J. Robinson reconnaît que nous ne pouvons dire si oui ou non un dieu existe en dehors de l'univers, mais il estime que nous pouvons affirmer par exemple que, dans un certain sens, un dieu existe au sein de l'univers. Un peu dans le même esprit, Leslie, dans Universes (1989), se déclare partisan d'un principe anthropique et d'une forme de néoplatonisme. Il révise en bonne partie sa cosmologie philosophique dans The End of the World: The Science and Ethics of Human Extinction (1996), qui examine la probabilité et le fondement philosophique des théories sur les perspectives à long terme de la vie humaine. 

    Compréhension de la croyance religieuse
    On porte aussi un intérêt non négligeable à la nature de la pratique et de l'expérience religieuses, où la philosophie est un outil pour comprendre plutôt que pour contester la croyance religieuse. The Moral Mystic (1983), de James Horne (qui a subi l'influence de Tillich et de Martin Buber), et La religion en Occident : évolution des idées et du vécu (1979), de Michel Despland, sont des exemples d'une telle démarche.

    Études interculturelles
    Enfin, la philosophie de la religion manifeste de plus en plus une teneur interculturelle en réponse au pluralisme religieux. Dans The Philosophy of Religion and Advaita Vedanta: A Comparative Study in Religion and Reason (1995), Arvind Sharma souligne l'importance d'une philosophie de la religion pluraliste et prétend qu'une philosophie de la religion interculturelle peut être normative. Peter Slater, dans The Dynamics of Religion: Meaning and Change in Religious Traditions (1978), et Wilfred Cantwell Smith, dans Religious Diversity (1976) et Towards a World Theology (1981), sont des pionniers de l'étude des traditions religieuses dans une perspective socioscientifique. L'ouvrage le plus récent de Cantwell Smith revêt un intérêt particulier, car il examine la nature de la croyance religieuse et marque un premier pas vers une « religion mondiale unifiée ». 

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