Lao-tseu : Tao Te King
Le sens de Voie, que je donne au mot Tao, résulte clairement des passages suivants de Lao-tseu : « Si j'étais doué de quelque prudence, je marcherais dans le grand Tao (dans la grande voie). — Le grand Tao est très uni (la grande Voie est très unie), mais le peuple aime les sentiers. (Ch. LIII.) — Le Tao peut être regardé comme la mère de l'univers. Je ne connais pas son nom ; pour le qualifier, je l'appelle le Tao ou la Voie ». (Chap. XXV.)
Ho-chang-kong, le plus ancien commentateur de Lao-tseu, qui florissait dans le IIe siècle avant notre ère, explique ainsi ce passage : « Je ne vois ni le corps ni la figure du Tao ; je ne sais comment il faut le nommer : mais, comme je vois que tous les êtres naissent EN VENANT par le Tao, je le qualifie en l'appelant le Tao ou la Voie ».
Ho-kouan-tseu, philosophe Tao-sse, offre une définition analogue du même mot : « Le Tao est ce qui a donné passage aux êtres. »
On peut comparer Tchoang-tseu, philosophe Tao-sse contemporain de Meng-tseu, liv. V, fol. 1.
Nous voyons dans le Tao-te-king, chap. XXI, note 6, un curieux passage où Lao-tseu compare le Tao ou la Voie, à une porte par laquelle passent tous les êtres pour arriver à la vie.
Il résulte des passages qui précèdent, et d'une foule d'autres que je pourrais rapporter, que, dans Lao-tseu et les plus anciens philosophes de son école antérieurs à l'ère chrétienne, l'emploi et la définition du mot Tao excluent toute idée de cause intelligente, et qu'il faut le traduire par Voie, en donnant à ce mot une signification large et élevée qui réponde au langage de ces philosophes, lorsqu'ils parlent de la puissance et de la grandeur du Tao.
Lao-tseu représente le Tao comme un être dépourvu d'action, de pensées, de désirs, et il veut que, pour arriver au plus haut degré de perfection, l'homme reste, comme le Tao, dans un quiétisme absolu ; qu'il se dépouille de pensées, de désirs, et même des lumières de l'intelligence, qui, suivant lui, sont une cause de désordre. Ainsi, dans son livre, le mot Tao signifie tantôt la Voie sublime par laquelle tous les êtres sont arrivés à la vie, tantôt l'imitation du Tao, en restant, comme lui, sans action, sans pensées, sans désirs. C'est dans ce dernier sens que l'on dit au figuré : « marcher, avancer dans le Tao, se rapprocher du Tao, arriver au Tao ».
LE LIVRE DE LA VOIE ET DE LA VERTU
Traduit en français par Stanislas JULIEN (1797-1873)
Imprimerie Royale, Paris, 1842, XLVI+296 pages.La notice historique de Sse-ma-thsien
Extrait de la traduction de S. Julien
Lao-tseu naquit la troisième année de l'empereur Ting-wang, de la dynastie des Tcheou. Il était originaire du hameau de Khio-jin, qui faisait partie du bourg de Laï, dépendant du district de Khou, dans le royaume de Thsou. Son nom de famille était Li, son petit nom Eul, son titre honorifique Pé-yang, et son nom posthume Tan. Il occupa la charge de gardien des archives à la cour des Tcheou...
... Lao-tseu se livra à l'étude de la Voie et de la Vertu ; il s'efforça de vivre dans la retraite et de rester inconnu. Il vécut longtemps sous la dynastie des Tcheou, et, la voyant tomber en décadence, il se hâta de quitter sa charge et alla jusqu'au passage de Han-kou. In-hi, gardien de ce passage, lui dit :
— Puisque vous voulez vous ensevelir dans la retraite, je vous prie de composer un livre pour mon instruction.
Alors Lao-tseu écrivit un ouvrage en deux parties, qui renferment un peu plus de cinq mille mots, et dont le sujet est la Voie et Vertu. Après quoi il s'éloigna ; l'on ne sait où il finit ses jours. Lao-tseu était un sage qui aimait l'obscurité.
... Lao-tseu se livra à l'étude de la Voie et de la Vertu ; il s'efforça de vivre dans la retraite et de rester inconnu. Il vécut longtemps sous la dynastie des Tcheou, et, la voyant tomber en décadence, il se hâta de quitter sa charge et alla jusqu'au passage de Han-kou. In-hi, gardien de ce passage, lui dit :
— Puisque vous voulez vous ensevelir dans la retraite, je vous prie de composer un livre pour mon instruction.
Alors Lao-tseu écrivit un ouvrage en deux parties, qui renferment un peu plus de cinq mille mots, et dont le sujet est la Voie et Vertu. Après quoi il s'éloigna ; l'on ne sait où il finit ses jours. Lao-tseu était un sage qui aimait l'obscurité.
La légende fabuleuse de Lao-tseu
Sous la dynastie des Tsin, Ko-hong composa, vers l'an 350, une légende fabuleuse sur Lao-tseu qui a servi de base à toutes celles que les Tao-sse ont données depuis sur le même sujet. Comme plusieurs des faits qu'elle renferme, et entre autres les voyages dans l'Occident attribués à Lao-tseu, occupent une place importante dans les mémoires et notices publiés en Europe sur ce philosophe, j'ai cru devoir traduire cette légende et l'offrir au moins comme pièce à consulter. Elle commence l'Histoire des Dieux et des Immortels, composée en dix livres par Ko-hong, qui se donne le surnom de Pao-pou-tseu.
Lao-tseu avait pour petit nom Tchong-eul, et pour titre Pe-yang. Il était né dans le hameau de Khio-jin, dépendant du district de Khou, dans le royaume de Thsou. Sa mère devint enceinte par suite de l'émotion qu'elle éprouva en voyant une grande étoile filante. C'était du ciel qu'il avait reçu le souffle vital ; mais, comme il fit son apparition dans une maison dont le chef s'appelait Li (poirier), on lui donna Li pour nom de famille. Quelques auteurs disent que Lao-tseu est né avant le ciel et la terre ; suivant d'autres, il possédait une âme pure émanée du ciel. Il appartient à la classe des esprits et des dieux. Certains écrivains racontent que sa mère ne le mit au monde qu'après l'avoir porté dans son sein pendant soixante et douze ans. Il sortit par le côté gauche de sa mère. En naissant il avait la tête blanche (les cheveux blancs) : c'est pourquoi on l'appela Lao-tseu (l'enfant-vieillard). Quelques auteurs disent que sa mère l'avait conçu sans le secours d'un époux, et que Lao-tseu était le nom de famille de sa mère. D'autres racontent que la mère de Lao-tseu le mit au monde au bas d'un poirier. Comme il savait parler dès le moment de sa naissance, il montra le poirier et dit : Li (poirier) sera mon nom de famille....
... Lao-tseu étant sur le point de s'éloigner et de sortir par le passage de l'ouest pour monter sur le Kouen-lun, In-hi, gardien de ce passage, qui savait tirer des présages du vent et de l'air, prévit qu'un homme doué d'une nature divine allait infailliblement arriver, et il nettoya la route sur une étendue de quarante lis. Il vit Lao-tseu et reconnut en lui le personnage qu'il attendait.
Lao-tseu était resté longtemps dans la ville impériale sans communiquer sa doctrine à personne. Sachant donc que In-hi était destiné par le ciel à posséder le Tao, il s'arrêta près de lui à la station du passage. Lao-tseu avait pris à son service un homme nommé Siu-kia. Ayant compté son salaire à raison de 100 mas par jour, il trouva qu'il devait à Siu-kia 72.000 onces d'argent. De son côté, Siu-kia, voyant que Lao-tseu allait sortir du passage pour voyager, réclama aussitôt ce qui lui était dû et ne put l'obtenir. Il chargea quelqu'un d'aller trouver en son nom le gardien du passage, afin qu'il parlât à Lao-tseu. Mais l'envoyé ignorait que Siu-kia fût au service de Lao-tseu depuis plus de deux cents ans. Ayant calculé dans son esprit la somme que devait recevoir Siu-kia, il promit à celui-ci de lui donner sa fille en mariage. Siu-kia fut charmé de la beauté de sa fille. L'envoyé s'acquitta de sa commission auprès de In-hi, qui fut rempli d'étonnement, et alla voir Lao-tseu.
Le philosophe interrogea Siu-kia et lui dit :
— Je vous ai loué jadis pour remplir auprès de moi les fonctions les plus humbles ; votre famille était pauvre, et il n'y avait personne qui daignât vous donner de l'emploi. Je vous ai accordé le talisman de la vie pure, et c'est ainsi que vous avez existé jusqu'aujourd'hui. Comment avez-vous pu oublier ce bienfait et m'adresser des reproches ? Je vais aller vers la mer d'Occident (la mer Caspienne) ; je visiterai les royaumes de Ta-thsin (l'empire romain!), de Ki-pin (Caboul), de Thien-tchou (l'Inde), de 'Asi (la Parthie) ; je vous ordonne de conduire mon char. A mon retour, je vous rembourserai la somme que je vous dois.
Siu-kia s'étant refusé à accompagner Lao-tseu, le philosophe lui ordonna d'ouvrir la bouche en s'inclinant vers la terre, et aussitôt il laissa échapper le talisman dont les caractères mystérieux étaient aussi rouges qu'au moment où il l'avait avalé. Au même instant, le corps de Siu-kia se changea en une masse d'os desséchés.
In-hi, sachant que Lao-tseu était doué d'une puissance divine et qu'il pouvait ressusciter Siu-kia, se prosterna à terre et le supplia de lui rendre la vie, s'engageant à payer lui-même la somme due par Lao-tseu.
Lao-tseu jeta aussitôt à Siu-kia le talisman de la vie pure, et il ressuscita au même instant. In-hi donna ensuite 200.000 onces d'argent à Siu-kia et le renvoya. Dès ce moment il rendit à Lao-tseu les devoirs d'un disciple. Le philosophe lui communiqua le secret de l'immortalité. In-hi le pria, en outre, de lui enseigner sa doctrine, et alors Lao-tseu la lui exposa en cinq mille mots. In-hi se retira à l'écart, les écrivit fidèlement et en composa un ouvrage qu'il appela Tao-te-king, ou le livre de la Voie et de la Vertu. In-hi suivit la doctrine de son maître et obtint le rang d'immortel.
... Lao-tseu étant sur le point de s'éloigner et de sortir par le passage de l'ouest pour monter sur le Kouen-lun, In-hi, gardien de ce passage, qui savait tirer des présages du vent et de l'air, prévit qu'un homme doué d'une nature divine allait infailliblement arriver, et il nettoya la route sur une étendue de quarante lis. Il vit Lao-tseu et reconnut en lui le personnage qu'il attendait.
Lao-tseu était resté longtemps dans la ville impériale sans communiquer sa doctrine à personne. Sachant donc que In-hi était destiné par le ciel à posséder le Tao, il s'arrêta près de lui à la station du passage. Lao-tseu avait pris à son service un homme nommé Siu-kia. Ayant compté son salaire à raison de 100 mas par jour, il trouva qu'il devait à Siu-kia 72.000 onces d'argent. De son côté, Siu-kia, voyant que Lao-tseu allait sortir du passage pour voyager, réclama aussitôt ce qui lui était dû et ne put l'obtenir. Il chargea quelqu'un d'aller trouver en son nom le gardien du passage, afin qu'il parlât à Lao-tseu. Mais l'envoyé ignorait que Siu-kia fût au service de Lao-tseu depuis plus de deux cents ans. Ayant calculé dans son esprit la somme que devait recevoir Siu-kia, il promit à celui-ci de lui donner sa fille en mariage. Siu-kia fut charmé de la beauté de sa fille. L'envoyé s'acquitta de sa commission auprès de In-hi, qui fut rempli d'étonnement, et alla voir Lao-tseu.
Le philosophe interrogea Siu-kia et lui dit :
— Je vous ai loué jadis pour remplir auprès de moi les fonctions les plus humbles ; votre famille était pauvre, et il n'y avait personne qui daignât vous donner de l'emploi. Je vous ai accordé le talisman de la vie pure, et c'est ainsi que vous avez existé jusqu'aujourd'hui. Comment avez-vous pu oublier ce bienfait et m'adresser des reproches ? Je vais aller vers la mer d'Occident (la mer Caspienne) ; je visiterai les royaumes de Ta-thsin (l'empire romain!), de Ki-pin (Caboul), de Thien-tchou (l'Inde), de 'Asi (la Parthie) ; je vous ordonne de conduire mon char. A mon retour, je vous rembourserai la somme que je vous dois.
Siu-kia s'étant refusé à accompagner Lao-tseu, le philosophe lui ordonna d'ouvrir la bouche en s'inclinant vers la terre, et aussitôt il laissa échapper le talisman dont les caractères mystérieux étaient aussi rouges qu'au moment où il l'avait avalé. Au même instant, le corps de Siu-kia se changea en une masse d'os desséchés.
In-hi, sachant que Lao-tseu était doué d'une puissance divine et qu'il pouvait ressusciter Siu-kia, se prosterna à terre et le supplia de lui rendre la vie, s'engageant à payer lui-même la somme due par Lao-tseu.
Lao-tseu jeta aussitôt à Siu-kia le talisman de la vie pure, et il ressuscita au même instant. In-hi donna ensuite 200.000 onces d'argent à Siu-kia et le renvoya. Dès ce moment il rendit à Lao-tseu les devoirs d'un disciple. Le philosophe lui communiqua le secret de l'immortalité. In-hi le pria, en outre, de lui enseigner sa doctrine, et alors Lao-tseu la lui exposa en cinq mille mots. In-hi se retira à l'écart, les écrivit fidèlement et en composa un ouvrage qu'il appela Tao-te-king, ou le livre de la Voie et de la Vertu. In-hi suivit la doctrine de son maître et obtint le rang d'immortel.
Le sens du mot Tao
pour S. Julien
[justify]Le sens de Voie, que je donne au mot Tao, résulte clairement des passages suivants de Lao-tseu : « Si j'étais doué de quelque prudence, je marcherais dans le grand Tao (dans la grande voie). — Le grand Tao est très uni (la grande Voie est très unie), mais le peuple aime les sentiers. (Ch. LIII.) — Le Tao peut être regardé comme la mère de l'univers. Je ne connais pas son nom ; pour le qualifier, je l'appelle le Tao ou la Voie ». (Chap. XXV.)
Ho-chang-kong, le plus ancien commentateur de Lao-tseu, qui florissait dans le IIe siècle avant notre ère, explique ainsi ce passage : « Je ne vois ni le corps ni la figure du Tao ; je ne sais comment il faut le nommer : mais, comme je vois que tous les êtres naissent EN VENANT par le Tao, je le qualifie en l'appelant le Tao ou la Voie ».
Ho-kouan-tseu, philosophe Tao-sse, offre une définition analogue du même mot : « Le Tao est ce qui a donné passage aux êtres. »
On peut comparer Tchoang-tseu, philosophe Tao-sse contemporain de Meng-tseu, liv. V, fol. 1.
Nous voyons dans le Tao-te-king, chap. XXI, note 6, un curieux passage où Lao-tseu compare le Tao ou la Voie, à une porte par laquelle passent tous les êtres pour arriver à la vie.
Il résulte des passages qui précèdent, et d'une foule d'autres que je pourrais rapporter, que, dans Lao-tseu et les plus anciens philosophes de son école antérieurs à l'ère chrétienne, l'emploi et la définition du mot Tao excluent toute idée de cause intelligente, et qu'il faut le traduire par Voie, en donnant à ce mot une signification large et élevée qui réponde au langage de ces philosophes, lorsqu'ils parlent de la puissance et de la grandeur du Tao.
Lao-tseu représente le Tao comme un être dépourvu d'action, de pensées, de désirs, et il veut que, pour arriver au plus haut degré de perfection, l'homme reste, comme le Tao, dans un quiétisme absolu ; qu'il se dépouille de pensées, de désirs, et même des lumières de l'intelligence, qui, suivant lui, sont une cause de désordre. Ainsi, dans son livre, le mot Tao signifie tantôt la Voie sublime par laquelle tous les êtres sont arrivés à la vie, tantôt l'imitation du Tao, en restant, comme lui, sans action, sans pensées, sans désirs. C'est dans ce dernier sens que l'on dit au figuré : « marcher, avancer dans le Tao, se rapprocher du Tao, arriver au Tao ».