Contre-enquête sur L'apocalypse
"Cet effroyable espoir du Jugement dernier s'accrut dans les calamités qui précédèrent l'an 1000.
Il semblait que l'ordre des saisons fût interverti, que les éléments subissent des lois nouvelles. Une peste terrible désola l'Aquitaine. La famine ravagea le monde. Les pauvres rongèrent les racines des forêts, plusieurs se laissèrent aller à dévorer des chairs humaines.
Cette fin du monde si triste était tout à la fois l'espoir et l'effroi du Moyen Age .
" Pour Jules Michelet, le plus grand historien de l'époque romantique, il ne fait aucun doute qu'aux alentours de l'an 1000 les hommes ont cru en l'imminence de la fin des temps et qu'une peur panique a submergé l'Occident. Cette opinion a longtemps prévalu, avant d'être réfutée par une nouvelle génération d'historiens, positivistes.
Aujourd'hui, le débat n'est pas clos : les héritiers de Georges Duby sont persuadés que des inquiétudes apocalyptiques ont existé entre 950 et 1040. D'autres médiévistes contestent, parfois avec virulence, que les hommes de l'époque aient eu peur de la fin des temps. Pour mieux comprendre cette polémique et tenter de savoir ce qu'il en a été, il convient de reconsidérer les sources et la façon dont elles ont été interprétées.
A l'approche de l'an 1000, le seul texte à signaler l'existence d'inquiétudes eschatologiques est dû à l'abbé de Fleury, Abbon.
Dans un écrit adressé vers 994 à Hugues Capet, il dénonce les maux accablant l'Eglise et conclut en réfutant deux erreurs répandues entre 970 et 975 : " Pour ce qui est de la fin du monde, encore jeune, j'ai entendu tenir dans l'église cathédrale de Paris un sermon prêché aux fidèles, selon lequel l'Antichrist arriverait aussitôt accomplis les mille ans, et que, peu de temps après, lui succéderait le Jugement dernier ; à cette prédication, j'ai fait front avec toute l'énergie dont j'étais capable, en m'appuyant sur les Evangiles, l'Apocalypse et le livre de Daniel. "
Ce clerc isolé serait-il le porte-parole d'un enseignement orthodoxe, luttant contre les millénaristes ? Ou a-t-il cherché à effrayer ses auditeurs de façon à les amener à faire pénitence ? Quoi qu'il en soit, cette anecdote ne permet pas de penser que les croyances millénaristes étaient répandues parmi les foules. La seconde erreur relevée par Abbon est le fait de ceux qui pensent que le monde périra lorsque coïncideront Annonciation et Vendredi saint (qui célèbrent respectivement l'annonce faite à Marie par l'ange Gabriel de la naissance du fils de Dieu et la passion du Christ). Cette coïncidence s'était déjà produite en 908, 970, 981, et devait de nouveau survenir en 1065. Aucune autre source n'atteste la rumeur de 970-975.
La question millénariste ne représente au total qu'un paragraphe dans toute l'oeuvre d'Abbon, ce qui ne plaide guère en faveur de l'acuité du danger. Son témoignage permet simplement d'affirmer que certains clercs tombaient vers 970 dans l'erreur millénariste et qu'immédiatement la hiérarchie les reprenait en main. Ce n'est pas suffisant pour avancer l'hypothèse de l'existence d'une crise apocalyptique, dont on ne voit pas d'ailleurs comment Abbon aurait pu en venir à bout tout seul. Ajoutons que les deux erreurs dénoncées par l'abbé se produisent trente ans avant l'an 1000 et qu'il n'en signale pas d'autres par la suite.
Au xiie siècle, Sigebert de Gembloux (1030-1112) écrit dans sa Chronique qu'en l'an 1000 on assista à la conjonction de plusieurs phénomènes extraordinaires : " La millième année de l'incarnation du Christ [la venue de Dieu sur la terre sous forme humaine], suivant le calcul de Denys, on vit de nombreux prodiges. Il se produisit le plus grand tremblement de terre jamais vu et une comète apparut. Le 19 des calendes de janvier, aux environs de la neuvième heure, à travers une ouverture du ciel, quelque chose de semblable à une torche enflammée tomba sur la terre avec une longue traînée de foudre ; son éclat était tel que non seulement ceux qui étaient dans les champs, mais aussi ceux qui étaient à l'abri sous les toits périrent lors de l'irruption de la lueur. Peu à peu cette trouée dans le ciel s'évanouit et ensuite on vit comme la forme d'un serpent dont la tête ne cessait de grandir et aux pieds rougeoyants. "
Se retrouvent ici des images empruntées à l'Apocalypse, notamment le serpent apparaissant dans le ciel. Sigebert amalgame à la date de l'an 1000 des événements survenus à différents moments. Le séisme eut bien lieu en 1000, mais la comète date de 1002. Or la maîtrise de Sigebert en matière de comput rend peu probable une erreur de chronologie. Il a donc volontairement concentré en l'an 1000 des événements spectaculaires survenus à des dates différentes. Mais on aura noté qu'il ne se livre à aucune surenchère, pas plus qu'il ne signale de frayeurs populaires. Son récit atteste une certaine imprégnation du texte de saint Jean, une familiarité avec les images qu'il contient, mais ne prouve en rien l'existence de craintes sur le sort ultime de l'homme.
Vers 1175, le cistercien Guillaume Godel écrit, quant à lui, que certains hommes crurent la fin du monde arrivée en... 1010 Ñ ce qu'aucun autre écrit n'indique. De nouveau, le texte tient en quelques lignes : " L'année 1010, en de nombreux endroits de la terre, on entendit cette rumeur, et la peur et la crainte emplirent les coeurs de nombreux hommes : beaucoup pensèrent que la fin du monde approchait ; ceux d'un esprit plus sain s'appliquèrent plus attentivement à corriger leur vie, faisant bon usage d'un salubre conseil. " Que vaut ce témoignage, rédigé cent soixante ans après les faits ?
Peut-être s'est-il inspiré d'Adémar de Chabannes (988-1034). Moine à Saint-Martial de Limoges qui vit cette année-là le Christ en croix dans le ciel, alors que s'étaient multipliées dans la région inondations, famines, sécheresses et éclipses. Mais Adémar ne mentionne aucune inquiétude apocalyptique et relie ces phénomènes et sa vision à la destruction du Saint-Sépulcre. Guillaume Godel ajouterait donc à ce témoignage l'existence de peurs eschatologiques. Bien que les situant en 1010, il serait ainsi le véritable inventeur des terreurs de l'an 1000, sans pour autant leur avoir accordé une attention démesurée.
Plus rien n'est ensuite livré dans les textes, jusqu'au xvie siècle. Le mythe prend alors de l'ampleur, grâce à l'abbé Jean Trithème (1462-1516), et surtout à l'apôtre de la Contre-Réforme, le cardinal Baronius (1538-1607). Trithème, dans ses Annales d'Hirsau, rapporte que les hommes redoutèrent l'approche de la fin des temps en l'an 1000. Quant au cardinal Baronius, rédigeant ses Annales ecclésiastiques, il consacre plusieurs pages à décrire les événements de 1001, date à laquelle il situe les paniques qui s'emparèrent du peuple. Il donne corps au mythe tout en en réalisant le premier compte rendu critique.
Aux yeux de Baronius point de doute, les hommes eurent peur, trompés par la coïncidence de fausses prophéties répandues par le diable et de catastrophes naturelles : " Un nouveau siècle démarre. Commence la première année après l'an mille [...]. Selon une vaine assertion de certains, elle aurait été annoncée comme la dernière année du monde ou très proche de celle-là même où devait être révélé cet homme de perdition, celui que l'on appelle l'Antichrist. Ces paroles avaient été diffusées en Gaule, et furent d'abord prêchées à Paris et se répandirent ensuite par toute la terre. Elles trouvèrent crédit auprès de la plupart, furent assurément acceptées par les plus simples avec frayeur, mais furent rejetées par les plus savants. L'abbé de Fleury, Abbon, un homme d'une doctrine et d'une sainteté insignes, témoigne dans son livre l'Apologeticus, écrit pour les rois des Francs Hugues et Robert, père et fils, qu'il dut travailler, parmi d'autres, à réduire cette erreur en s'appuyant sur les Ecritures divines. "
C'est la première expression d'une analyse critique du phénomène des peurs dites " de l'an 1000 ". César Baronius les met sur le compte de la crédulité des foules, en prenant bien soin de marquer la distinction avec les esprits des savants, qui ne furent presque pas contaminés par l'erreur.
Baronius a également donné à certains passages des Histoires du moine Raoul Glaber (v. 985-v. 1046), qui couvrent l'époque de l'an 1000, le retentissement qu'ils ont encore de nos jours, en particulier les lignes décrivant la flambée de constructions d'églises une fois achevé le xe siècle. Il y voit la preuve du soulagement des hommes, libérés de la formidable angoisse apocalyptique et désormais désireux de manifester leur foi et leur confiance dans l'avenir en offrant à Dieu de nouveaux temples.
Lecteurs de Baronius, plusieurs historiens ecclésiastiques des xviie et xviiie siècles reprennent le thème des terreurs, en l'amplifiant, jusqu'à ce que les fièvres littéraires du romantisme confèrent à la légende les atours d'un mythe. Jules Michelet donne à ses lecteurs l'occasion de frissonner ; les " peurs de l'an 1000 " offrent alors aux écrivains républicains, adversaires de l'Eglise, l'occasion de dénoncer le complot des cupides clercs médiévaux répandant la croyance en l'arrivée de la fin du monde pour s'emparer des biens des laïcs effrayés.