Parce que le mot religion est trompeur, flou, que son emploi est inflationniste ou s’essaie à la dénégation, ou bien parce qu’il désigne seulement les confessions immatriculées, parce que souvent l’histoire des mots, des sociétés et des cultures n’a pas droit de cité si c’est ailleurs que l’Europe, parce que le delta "religion" est devenu un terrain vague marécageux, Régis Debray propose dans ce livre un autre mot, la communion.
Non sans revenir d’abord à ce mot "religion", qui est un carrefour étymologique, écrit-il. Mot qui croise les registres du recueil et ceux de la relation. Mot qui est à la fois un faux-ami et un mot valise donnant l’impression qu’on sait ce qu’il transporte.
Notre tradition de pensée semble postuler qu’en amont de l’histoire il y a une Idée platonicienne de la religion, qui serait d’essence monothéiste. Idée, souligne Régis Debray, qui semblerait idéaliste à un Chinois, un Indien ou un Japonais étrangers à cette Idée selon laquelle si on a une religion on ne pourrait pas en avoir une autre.
Pas de trace de "religion" dans nos textes sacrés, pas plus en sanskrit, où le mot "dharma" signifie "la voie", "l’enseignement", "l’obligation", qu’en hébreu où "dat" est un terme de droit politique emprunté au persan et signifie "jugement, décret", qu’en grec [/size](où le mot "religion" n’existe pas) où "thrèskeia" s’applique à des observances de prescriptions cultuelles, qu’en arabe classique où "dîn" veut dire "la dette" et plus largement ce dont on est obligé de s’acquitter, la créance, qu’en chinois, où "tao" signifie "la voie" et indique à la fois la connaissance de la marche des choses et l’emploi qui peut être fait de cette connaissance, et où "rujiao" la doctrine de Confucius désigne un recueil de principes moraux et cosmologiques. Ce qui, en chinois, ce rapprocherait de notre "religion" serait la notion d’école, fondée sur l’enseignement des ancêtres, le "zônj-giao", en japonais le "shû-kyö".
Les chrétiens ont traduit par le même mot, "religion", de manière approximative, tous ces termes. Or, l’absence d’équivalence n’est pas du tout anodine !
Mais, se demande Régis Debray, cette façon de faire, d’où vient-elle ? De l’empiètement d’une civilisation triomphante sur des civilisations vaincues, une sorte de détournement d’identité et de quiproquos de bonne foi, comme si la régie romano-chrétienne autorisait, écrit Régis Debray, à ignorer tous les autres scénarios qui se jouent ailleurs. Abus de pouvoir. Or, l’espérance chrétienne d’une vie après la mort n’existe pas par exemple dans la tradition hindoue où ce qui est à espérer n’est pas la résurrection mais la disparition du corps et de l’âme individuels, ni dans la doctrine bouddhique où la belle mort est la mort définitive et sans lendemain. A côté de cet abus de pouvoir, Régis Debray reconnaît à l’Occident le mérite d’une curiosité certaine envers ses dominés et ses rivaux, et c’est une grandeur intellectuelle qui lui est propre, qu’ignorent Chinois et Indiens. Mais, au lieu de tenter de les voir tels quels par un dépaysement, une mise à distance, l’Occident comprend là-bas avec les outils intellectuels d’ici.
L’islam, rappelle-t-il, n’est pas seulement une religion, mais aussi un droit, une politique, sans équivalent dans les Évangiles. Dans l’islam, droits, coutumes, usages, tout cela est inséparable de la religion.
Comment se fait-il donc que les croyances de la mosaïque humaine se soient indexées sur le christianisme, se demande Régis Debray. C’est parce que cette secte chrétienne s’est elle-même, par stratégie, romanisée, a choisi librement de se représenter et de se proclamer en langue latine, en s’appropriant littéralement la mentalité et le vocabulaire romain, et pouvoir christianiser ce monde romain le moment venu. C’est-à-dire que le christianisme n’est pas né comme une religion. Pensant en grec, langue où le mot "religion" n’existait pas, il n’a pas grandi dans le moule d’une religion.
A chaque stade du développement chrétien, on observe cet art de l’appropriation. Au premier siècle, en milieu hébraïque, la secte chrétienne renverse l’ordre de proclamation biblique en mettant l’homélie avant les prophètes et les prophètes avant la Thora mais en gardant le souffle prophétique d’empreinte juive, puis en milieu helléniste, au deuxième siècle, elle a renversé la démarche philosophique de la raison en démarche de foi en gardant l’élaboration métaphysique d’essence grecque, et en milieu latin, au troisième et quatrième siècle, ce mouvement figé en institution renverse le simple signe d’appartenance à un État, une Cité, une Famille en un bloc de foi révélée et à jamais déposée dans un corps mystique, l’Église, en gardant le juridique et le politique. Dans le christianisme, il y a donc à chaque étape une transmission et une subversion, où reste toujours quelque chose de chaque phase, comme le coucou se met dans un nid étranger et y fait couver ses œufs.
Cependant, insiste Régis Debray, pour donner des arguments en faveur de sa proposition d’un autre mot, la communion, le mot "religion" est romain. C’est une notion juridico-politique. Et au troisième millénaire nous adoptons encore les paramètres romains pour évaluer les croyances étrangères.
Or, le latin "religio" a pour premier sens "scrupule", donc un sentiment subjectif, défini par Benveniste comme une hésitation qui retient, un sentiment qui dirige vers une action ou qui incite à pratiquer le culte, et par Dumézil comme un mot qui a fini par désigner l’ensemble des rapports de l’homme avec l’invisible, mais qui signifie d’abord le scrupule, c’est-à-dire l’arrêt, l’hésitation inquiète devant une manifestation qu’il s’agit de comprendre pour s’y adapter.
Mot formé sur le verbe "releggere", signifiant "recueillir, recollecter", antonyme de "neg-ligere" , "négliger".
Et l’étymologie chrétienne : "religare", relier.
Donc, souligne Régis Debray, la "religio" romaine c’est un ensemble ordonné de célébrations publiques, ce ne sont pas des croyances, c’est un système juridique d’encadrement des populations avec sa pyramide hiérarchique. Le mouvement chrétien a capté à son profit la substance organisationnelle de l’empire romain, ses règles canoniques. Et l’institutionnalité sera intellectualisée, un arrière plan eschatologique et moral sera rajouté à la notion juridico-politique.