Ernest Renan
L’Église chrétienne
Calmann Lévy, 1879 (pp. 157-185).
CHAPITRE X.
BASILIDE, VALENTIN, SATURNIN, CARPOCRATE.
Basilide, qui semble être venu de Syrie demeurer en basse Égypte, à Alexandrie et dans les nomes environnants, fut le premier de ces dogmatiseurs étranges, auxquels on hésite par moments à donner le nom de chrétiens. Il fut, dit-on, disciple de Ménandre, et paraît avoir eu deux enseignements : l’un, destiné aux initiés, se tenait dans les régions d’une métaphysique abstraite, plus analogue à celle d’Aristote qu’à la doctrine de Christ ; l’autre était une sorte de mythologie, fondée, comme la cabbale juive, sur des abstractions prises pour des réalités. La métaphysique de
Basilide, par sa grandeur maladive, rappelle celle de Hegel.
Elle devait beaucoup à la cosmologie stoïcienne. La vie universelle est le développement d’une panspermie ; de même que la semence contient le tronc, les racines, les fleurs, les fruits de la plante future, de même le devenir de l’univers n’est qu’une évolution. La filiation est le secret de toute chose ; l’espèce est fille du genre et n’en est que l’épanouissement. La somme des aspirations des créatures s’exerce dans le sens du bien. Le progrès s’opère par « l’esprit limitrophe », qui, ayant un pied en quelque sorte dans le monde idéal et un autre dans le monde matériel, fait circuler l’idée dans la matière et l’élève sans cesse. Une sorte de gémissement universel de la nature, un sentiment mélancolique de l’univers appelle le repos final, qui consistera en une inconscience générale des individus au sein de Dieu et dans l’extinction absolue de tout désir.
« La bonne nouvelle » du progrès a été portée au monde par Jésus, fils de Marie. Déjà, avant lui, une élite de païens et de juifs avait fait triompher l’élément pneumatique sur l’élément somatique ; mais Jésus a su accomplir d’une manière complète la séparation des deux éléments, si bien qu’il n’est resté chez lui que l’élément pneumatique. De la sorte, la mort n’a eu rien à prendre en lui. Tous les hommes doivent l’imiter et atteindre au même but. Ils y arrivent en accueillant d’un cœur empressé « la bonne nouvelle », c’est-à-dire la gnose transcendante.
Pour rendre ces idées plus accessibles, Basilide leur donna une forme cosmogonique, analogue à celles qui étaient familières aux religions de la Phénicie, de la Perse et de l’Assyrie.
C’était une sorte d’épopée divine, ayant pour héros les attributs divins personnifiés, et dont les divers épisodes représentaient la lutte du bien et du mal. Le bien est le dieu suprême, ineffable, perdu en lui-même.
Son nom est Abraxas.
Cet être éternel se développe en sept perfections, qui forment avec l’Être lui-même la divine ogdoade. Les sept perfections, Noûs, Logos, Sophia, etc., en s’accouplant, ont produit les ordres d’anges inférieurs (éons, mondes), au nombre de trois cent soixante-cinq. Ce nombre est celui que donnent les lettres du mot abraxas, additionnées selon leur valeur numérique.
Les anges du dernier ciel, dont le prince est Jéhovah, ont créé la terre, qui est le plus médiocre des mondes, le plus souillé de matière, sur le modèle fourni par Sophia, mais sous l’empire de nécessités qui en font un composé de bien et de mal. Jéhovah et les démiurges se sont partagé le gouvernement de ce monde, et se sont distribué entre eux les provinces et les peuples. Ce sont les dieux locaux des différents pays. Jéhovah a choisi les Juifs ; c’est un dieu envahisseur, conquérant. La Loi, son ouvrage, est un mélange de vues matérielles et de vues spirituelles. Les autres dieux locaux ont dû se coaliser contre ce voisin agressif, qui, en dépit du partage convenu, a voulu soumettre toutes les nations à la sienne.Pour mettre fin à cette guerre des dieux, le Dieu suprême a envoyé le prince des éons. Noûs, son premier fils, avec mission de tirer les hommes de la puissance des anges démiurges. Noûs ne s’est pas précisément incarné. Au moment du baptême, Noûs s’est attaché la personne de l’homme Jésus et ne l’a quittée qu’au moment de la Passion. Selon certains disciples de Basilide, une substitution se fit à ce dernier moment, et Simon de Cyrène fut crucifié en place de Jésus[. Les persécutions auxquelles Jésus et les apôtres furent en butte de la part des Juifs venaient de la colère de Jéhovah, qui, voyant son règne menacé, faisait un dernier effort pour conjurer les dangers de l’avenir.La place que
Basilide attribue à Jésus dans l’économie de l’histoire du monde ne diffère pas essentiellement de celle qui lui est attribuée dans l’Épître aux Colossiens et dans l’Évangile pseudo-johannique.
Basilide savait quelques mots d’hébreu, et avait sûrement appris son christianisme des ébionites. Il donnait pour son maître un prétendu Glaucias, interprète de saint Pierre.
Il se servait du Nouveau Testament, tel à peu près que le consentement général l’avait fait, excluant certains livres, en particulier les Épîtres aux Hébreux, à Tite, à Timothée, admettant l’Évangile de Jean.
Il écrivit vingt-quatre livres d’expositions allégoriques sur l’Évangile, sans que l’on puisse dire de quels textes au juste il se servait. À l’exemple de toutes les sectes qui entouraient l’Église orthodoxe et la suçaient en quelque sorte,
Basilide fabriqua des livres apocryphes, des traditions ésotériques attribuées à Matthias, des révélations prêtées à des personnages chimériques, Barcabban et Barcoph, des prophéties de Cham. Comme Valentin, il paraît avoir composé des psaumes ou cantiques sacrés. Enfin, outre le commentaire sur les Évangiles reçus qu’il avait rédigé, il y avait un Évangile, analogue à celui des Hébreux, des Égyptiens, des ébionites, peu différent de Matthieu, qui portait le nom de Basilide. Son fils Isidore continua son enseignement, commenta ses prophètes apocryphes, développa ses mythes. Les chrétiens faibles se laissaient facilement séduire à ces rêveries. Un écrivain ecclésiastique docte et estimé. Agrippa Castor, s’en fit, dès l’apparition même, l’ardent adversaire.
La théurgie est d’ordinaire la compagne des intempérances religieuses. Les basilidiens n’inventèrent pas, mais ils adoptèrent les vertus magiques du mot abraxas. On leur reprocha aussi une morale fort relâchée. Il est certain que, quand on attache tant d’importance à des formules métaphysiques, la simple et bonne morale paraît chose humble et presque indifférente. L’homme devenu parfait par la gnose peut tout se permettre. Il semble que
Basilide ne disait pas cela ; mais on le lui fit dire, et cela était jusqu’à un certain point la conséquence de sa théosophie.
Le mot qu’on lui prêta : « Les hommes, c’est nous ; les autres ne sont que porcs et chiens », n’était de même que la traduction brutale du mot plus acceptable : « Je parle pour un sur mille. » Les goûts de mystère qu’avait la secte, son habitude de fuir le jour et de se cacher aux yeux de la foule, le silence qu’on exigeait des adeptes, donnaient lieu à ces bruits. Il se mêlait à tout cela beaucoup de calomnies. Ainsi on accusa
Basilide d’avoir soutenu, comme tous les gnostiques, qu’on pouvait sans crime renoncer en apparence aux croyances pour lesquelles on était persécuté, se prêter aux actes, indifférents par eux-mêmes, que la loi civile exigeait, aller même jusqu’à maudire Christ, à condition de distinguer dans son esprit entre l’éon Noûs et l’homme Jésus. Or nous possédons le texte original de
Basilide, et nous y trouvons une critique du martyre bien plus modérée que celle qui lui était prêtée par ses adversaires.
Il est vrai que, n’accordant aucune importance au Jésus réel, les gnostiques n’avaient pas de raison de mourir pour lui. Ce n’étaient en tout que des demi-chrétiens. Peut-être les superstitions qui sortirent de la secte basilidienne ne furent-elles pas la faute de Basilide. Quelques-unes de ses maximes étaient fort belles. Son style, d’après les morceaux que nous possédons de lui, paraît avoir été obscur et prétentieux.Valentin lui fut assurément supérieur. Quelque chose de triste, une morne et glaciale résignation fait du système de
Basilide une sorte de mauvais rêve. Valentin pénètre tout d’amour et de miséricorde. La rédemption du Christ a pour lui un sens de joie ; sa doctrine fut une consolation pour plusieurs, et de vrais chrétiens l’adoptèrent ou du moins l’admirèrent.
Ce célèbre illuminé, né, à ce qu’il semble, dans la basse Égypte, se forma dans les écoles d’Alexandrie et y tint son premier enseignement. Chypre, à ce qu’il paraît, le vit aussi dogmatise. Ses ennemis mêmes lui accordent du génie, un vaste savoir, une rare éloquence. Gagné par les grandes séductions du christianisme et attaché à l’Église, mais nourri de Platon et plein des souvenirs de l’érudition profane, il ne se contenta pas de la nourriture spirituelle que les pasteurs donnaient aux simples ; il voulut quelque chose de plus relevé. Il conçut une sorte de rationalisme chrétien, un système général du monde, où le christianisme aurait une place de premier ordre, mais ne serait pas tout. Éclairé, tolérant, il admettait une révélation pour les
païens comme pour les Juifs. Une foule de choses dans l’enseignement de l’Église lui paraissaient grossières, inadmissibles aux yeux d’un esprit cultivé. Il appelait les orthodoxes « galiléens », non sans une nuance d’ironie. Avec presque tous les gnostiques, il niait la résurrection des corps, ou plutôt soutenait que, en ce qui concerne les parfaits, la résurrection est accomplie, qu’elle consiste dans la connaissance de la vérité, l’âme seule pouvant être sauvée
.Si Valentin se fût borné à nourrir intérieurement ces pensées, à en causer avec ses amis, à ne fréquenter l’Église que dans la mesure où cela répondait à ses sentiments, sa situation eût été tout à fait correcte. Mais il voulait plus : il voulait, avec ses idées, avoir de l’importance dans l’Église, et il avait tort ; car l’ordre de spéculation où il se complaisait n’était pas celui que l’Église devait encourager. Le but de l’Église était l’amélioration des mœurs et la diminution des souffrances du peuple, non la science, ni la philosophie. Valentin aurait dû se contenter d’être un philosophe. Loin de là, il cherchait, comme les ecclésiastiques, à capter des disciples. Quand il s’était insinué dans la confiance de quelqu’un, il lui proposait diverses questions pour lui montrer l’absurdité de l’orthodoxie. Il essayait en même temps de lui persuader qu’il y avait mieux que cela ; cette vérité supérieure, il l’exposait avec mystère. Si on lui faisait des objections, il laissait tomber la discussion d’un air qui signifiait : « Vous ne serez jamais qu’un simple fidèle. » Ses disciples se montraient également insaisissables. Quand on leur adressait des questions, ils fronçaient le sourcil, contractaient leur visage, se dérobaient en disant : « O profondeur ! » Pressés, ils affirmaient, à travers mille ambiguïtés, la foi commune, puis revenaient sur leurs aveux, déroutaient l’adversaire et s’échappaient en disant : « Vous n’y entendez rien. »
Déjà l’essence du catholicisme était de ne souffrir aucune aristocratie, pas plus celle de la philosophie hautaine que celle de la sainteté prétentieuse. La position de Valentin était très-fausse. Pour se faire accepter du peuple, il conformait ses discours à ceux de l’Église ; mais les évêques étaient en garde et l’excluaient. Les simples fidèles se laissaient prendre ; ils murmuraient même de ce que les évêques chassaient de la communion de si bons catholiques. Sympathie inutile ! car déjà l’épiscopat avait enserré l’Église de toutes parts. Valentin restait ainsi à l’état de prétendant malheureux au ministère pastoral. Il écrivit des lettres, des homélies, des hymnes d’un ton moral élevé. Les morceaux conservés de lui ont de la force et de l’éclat ; mais la phraséologie en est bizarre. Cela ressemble à la manie qu’avaient les saint-simoniens de bâtir de grandes théories en langage abstrait pour exprimer des réalités presque mesquines ; son système général n’avait pas cette apparence de bon sens, qui fait réussir dans la foule. L’Évangile prétendu de Jean, avec ses combinaisons beaucoup plus simples de Logos et de Paraclet, était appelé à de bien autres succès.
Valentin part, comme tous les gnostiques, d’une métaphysique dont le principe fondamental est que Dieu se manifeste par des émanations successives, dont le monde est la plus humble. Le monde est une œuvre trop imparfaite pour un ouvrier infini ; c’est la copie misérable d’un modèle divin. Au commencement est l’Abîme (Bythos) inaccessible, insondable, nommé aussi Proarché, Propator. Le Silence (Sigé) est son éternelle compagne. Après des siècles de solitude et de contemplation muette de son être, l’Abîme veut enfin se produire au dehors et engendre de sa compagne un premier couple, une syzygie, Noûs ou Monogénès et Aléthia (Vérité) ; ceux-ci engendrent Logos et Zoé, qui engendrent à leur tour Anthropos et Ecclesia, Avec le couple primordial, ces trois syzygies forment l’ogdoade et, avec d’autres syzygies émanées de Logos et Zoé, d’Anthropos et Ecclesia, le plérome divin, la plénitude de la divinité, désormais consciente d’elle-même. Ces couples déchoient de la perfection à mesure qu’ils s’éloignent de la source première ; en même temps, l’amour de la perfection, le regret, le désir de revenir à leur principe s’éveillent en eux. Sophia surtout fait une tentative hardie pour embrasser Bythos invisible, qui ne se révèle que par son Monogène (fils unique). Elle va s’exténuant, s’étendant sans cesse pour embrasser l’invisible ; entraînée par la douceur de son amour, elle est sur le point d’être absorbée en Bythos, d’être anéantie. Le plérome tout entier est dans la confusion. Pour rétablir l’harmonie, Noûs ou Monogène engendre Christos et Pneuma, qui pacifient les éons et font régner entre eux l’égalité. Alors, par reconnaissance pour Bythos, qui les a pacifiés, les éons mettent en commun ce qu’ils ont de plus parfait, et en forment l’éon Jésus, le premier-né de la création, comme Monogène avait été le premier-né de l’émanation. Jésus devient ainsi dans le monde inférieur ce que Christos avait été dans le plérome divin.
Par suite des ardeurs de sa passion insensée, Sophia avait produit à elle seule une sorte d’avorton hermaphrodite et sans conscience, Hakamoth, appelée aussi Sophia Prunicos ou Prunice, qui, chassée du plérome, s’agitait dans le vide et la nuit. Touché de pitié pour cet être malheureux, Christos, appuyé sur Stavros (la croix), lui vient en aide, donne à l’éon manqué une forme déterminée et la conscience ; mais il ne lui donne pas la science, et Hakamoth, repoussée encore du plérome, est rejetée dans les espaces. Livrée à toute la violence de ses désirs, elle enfante d’une part l’âme du monde et toutes les substances psychiques, de l’autre la matière. Les angoisses alternaient chez elle avec l’espérance. Tantôt elle redoutait son anéantissement ; d’autres fois les souvenirs de son passé perdu la ravissaient. Ses larmes fournirent l’élément humide, son sourire fut la lumière, sa tristesse fut la matière opaque. Enfin l’éon Jésus vint la sauver, et, dans son ravissement, la pauvre délivrée enfanta l’élément pneumatique, le troisième des éléments qui constituent le monde. Hakamoth ou Prunice ne se repose pas néanmoins ; l’agitation est son essence ; il y a en elle comme un travail de Dieu ; produire est la loi de son être ; elle souffre d’un éternel flux de sang. La part mauvaise de son activité se concentre dans les démons ; l’autre partie, réunie à la matière, met en celle-ci le germe d’un feu qui la dévorera un jour.
Avec l’élément psychique, Hakamoth crée le Démiurge, qui lui sert d’instrument pour organiser le reste des êtres. Le Démiurge crée les sept mondes et l’homme dans le dernier des mondes. Mais, ô surprise ! voilà que dans l’homme se révèle un principe supérieur et tout divin ; c’est l’élément pneumatique, que Hakamoth avait mis par mégarde en son ouvrage. Le créateur est jaloux de sa propre créature ; il lui tend un piège (la défense de manger le fruit paradisiaque) ; l’homme y tombe. Il serait perdu à jamais sans l’affection que lui porte sa mère Hakamoth. La rédemption de chaque monde s’est faite par un sauveur spécial. Le sauveur de l’homme a été l’éon Jésus, revêtu du principe pneumatique par Hakamoth, du principe psychique par le Démiurge, du principe matériel par Marie, — identifié enfin à Christos, qui, le jour de son baptême, descendit en lui sous forme de colombe, et ne le quitta qu’après la condamnation de Pilate. Le principe pneumatique persévéra en Jésus jusqu’à l’agonie de la croix. Le principe psychique et le principe matériel seuls souffrirent ; ils s’élevèrent au ciel par l’Ascension. Avant Jésus, il y a eu des gnostiques ; mais Jésus est venu les réunir, en former une Église par le Saint-Esprit. L’Église ne se compose ni des corps, ni des âmes ; elle se compose des esprits ; les gnostiques seuls la constituent. À la fin du monde, la matière sera dévorée par le feu intérieur qu’elle recèle ; le Christ régnera à la place du Démiurge, et Hakamoth fera définitivement son entrée dans le plérome, désormais pacifié.
Les hommes se partagent, par leur nature même et indépendamment de leurs efforts, en trois catégories, selon que l’élément matériel, l’élément psychique ou animal, et l’élément pneumatique dominent en eux. Les hommes matériels, voués irrévocablement aux œuvres de la chair, sont les païens ; les hommes psychiques sont les simples fidèles, le commun des chrétiens ; ils peuvent, en vertu de leur essence intermédiaire, s’élever ou déchoir, se perdre dans la matière ou se confondre dans l’esprit. Les hommes pneumatiques sont les gnostiques, qu’ils soient chrétiens, ou qu’ils aient été juifs comme les prophètes, ou païens comme les sages de la Grèce. Les pneumatiques seront un jour réunis au plérome. Les matériels mourront tout entiers ; les psychiques seront damnés ou sauvés selon leurs œuvres. Le culte extérieur est un symbole, bon pour les psychiques, tout à fait inutile aux contemplateurs purs. Éternelle erreur des sectes mystiques, plaçant l’initiation à leurs chimères au-dessus des bonnes actions, qu’elles affectent de laisser aux simples ! Là est la raison pour laquelle toute gnose arrive, quoi qu’elle fasse, à l’indifférence des œuvres, au dédain de la vertu pratique, c’est-à-dire à l’immoralité.
Il y a sûrement quelque chose de grand dans ces mythes étranges. Quand il s’agit de l’infini, de choses qu’on ne peut savoir que partiellement et à la dérobée, qu’on ne peut exprimer sans les fausser, le pathos même a son charme ; on s’y plaît, comme à ces poésies un peu malsaines, dont on blâme le goût, mais qu’on ne peut se défendre d’aimer. L’histoire du monde, conçue comme l’agitation d’un embryon qui cherche la vie, qui atteint péniblement la conscience, qui trouble tout par ses agitations, ces agitations elles-mêmes devenant la cause du progrès et aboutissant à la pleine réalisation des vagues instincts de l’idéal, voilà des images peu éloignées de celles que nous choisissons par moments pour exprimer nos vues sur le développement de l’infini. Mais tout cela était inconciliable avec le christianisme. Cette métaphysique de rêveurs, cette morale de solitaires, cet orgueil brahmanique, qui aurait ramené, si on l’avait laissé faire, le régime des castes, eussent tué l’Église, si l’Église n’eût pris les devants. Ce n’est pas sans raison que l’orthodoxie gardait une position moyenne entre les nazaréens, qui ne voyaient en Jésus que le côté de la nature humaine, et les gnostiques, qui ne voyaient que le côté de la nature divine. Valentin se moquait de l’éclectisme naïf qui portait l’Église à vouloir accoupler deux éléments contraires. L’Église avait raison. Entre la foi réglée et la libre pensée, il n’y a pas de milieu. Qui n’admet point l’autorité se met hors de l’Église, et doit se faire philosophe. « Ils parlent comme l’Église, dit Irénée ; mais ils pensent autrement. » Triste jeu ! Par les mêmes raisons que
Basilide, Valentin fut amené à l’hypocrisie et à la fraude. Pour se dégager de la chaîne apostolique, il prétendit se rattacher à des traditions secrètes, à un enseignement ésotérique que Jésus n’aurait communiqué qu’aux plus spiritualistes de ses disciples. Valentin disait avoir reçu cette doctrine cachée d’un prétendu Théodadès ou Théodas, disciple de saint Paul. C’est ce qu’il appelait, ce semble, l’Évangile de la vérité. L’Évangile de Valentin se rapprochait beaucoup, en tout cas, de celui des ébionites. La durée de la période des apparitions de Jésus ressuscité y était portée à dix-huit mois.
Ces efforts désespérés pour accommoder en Jésus le Dieu et l’homme tenaient à des difficultés inhérentes à la nature du christianisme. En effet, le travail qui agitait la conscience chrétienne en Égypte se produisait aussi en Syrie. Le gnosticisme faisait son apparition à Antioche presque en même temps qu’à Alexandrie. Saturnin ou Satornile, qui fut, dit-on, élève de Ménandre, comme
Basilide, émit des idées analogues à celles de ce dernier, et encore plus fortement empreintes du dualisme persan. Le plérome et la matière, Bythos et Satan, sont les deux pôles de l’univers. Le royaume du bien et le royaume du mal ont des confins où ils se mêlent. C’est vers ces confins qu’est né le monde, œuvre des sept derniers éons ou démiurges, égarés sur les terres de Satan. Ces éons (Jéhovah est l’un d’eux) se partagent le gouvernement de leur œuvre et s’approprient chacun une planète. Ils ne connaissent pas l’inaccessible Bythos ; mais Bythos leur est favorable, se révèle à eux par un rayon de sa beauté, puis se cache à leur admiration. L’image divine les hante sans cesse, et c’est d’après cette image qu’ils créent l’homme.
L’homme sorti de la main des démiurges n’était que matière. Il rampait à terre comme un ver et n’avait point de part à l’intelligence. Une étincelle venue du plérome lui porte la vraie vie. Il pense, il se dresse sur ses pieds. Satan alors est rempli de colère, et ne songe qu’à opposer à cet homme régénéré, œuvre mixte des démiurges et de Dieu, un homme sorti de lui tout entier. À côté de l’humanité divine, il y a désormais l’humanité satanique. Pour comble de malheur, les démiurges se révoltent contre Dieu, et séparent la création du principe supérieur où elle doit puiser la vie. L’étincelle divine ne circule plus du plérome à l’humanité, de l’humanité au plérome. L’homme est voué au mal et à l’erreur. Christ le sauve, en supprimant l’action du dieu des Juifs ; mais la lutte des hommes du bien et des hommes du mal continue. Les hommes du bien sont les gnostiques ; l’âme est tout en eux, et, par conséquent, ils vivent éternellement. Le corps, au contraire, ne saurait ressusciter ; il est condamné à périr. Ce qui propage le corps propage l’empire de Satan ; le mariage, par conséquent, est une œuvre mauvaise. Il affaiblit le principe divin dans l’homme, en subdivisant ce principe à l’infini.
Toutes ces sectes, on le voit, se trouvaient dans une égale incapacité de donner à la morale une assise sérieuse. Elles évitaient même difficilement l’écueil des débauches secrètes et les accusations d’infamie. Sur ce terrain glissant, Alexandrie ne sut pas s’arrêter. Il était dans la destinée de cette ville extraordinaire de voir, à son époque la plus brillante, toutes les maladies du temps éclater dans son sein avec toute leur énergie. Carpocrate y tira les conséquences d’une philosophie malsaine, qui portait dans tous les ordres les exagérations d’un supernaturalisme intempérant, ballottait l’homme de l’ascétisme à l’immoralité, le laissant rarement dans le juste milieu de la raison. Carpocrate et son fils Épiphane ne reculèrent devant aucun des excès du mysticisme sensuel, proclamant l’indifférence des actes, la communauté des femmes, la sainteté de toutes les perversions, comme des manières de délivrer l’esprit de la chair. Cette délivrance de l’homme spirituel, qui arrache l’âme aux méchants démiurges pour la réunir au Dieu suprême, a été l’œuvre des sages, Pythagore, Platon, Aristote, Jésus, etc. On adorait les statues de ces sages, on les couronnait, on leur offrait de l’encens, même des sacrifices. Jésus, fils de Joseph, avait été, selon Carpocrate, l’homme le plus juste de son temps. Après avoir pratiqué le judaïsme, il en reconnut la vanité, et c’est par cet acte de dédain qu’il mérita la délivrance. Il n’est nullement interdit d’aspirer à l’égaler et même à le surpasser en sainteté. Sa résurrection est une impossibilité ; son âme seule a été reçue au ciel ; son corps est resté sur la terre. Les apôtres Pierre, Paul et les autres ne furent pas inférieurs à Jésus. Mais, si on pouvait arriver à un plus parfait mépris pour le monde des démiurges, c’est-à-dire pour la réalité, on les surpasserait. Ce pouvoir, les carpocratiens prétendaient l’exercer par des opérations magiques, des philtres, des maléfices. Il est clair que ce n’étaient pas là de vrais membres de l’Église de Jésus. Ces sectaires se donnaient néanmoins le nom de chrétiens, et les orthodoxes en étaient désolés. Il se passait, en effet, dans leurs conventicules, des abominations du genre de celles que les calomniateurs des chrétiens reprochaient aux fidèles, et cette usurpation de nom servait à enraciner dans la foule les plus déplorables préjugés.
Loin de montrer la moindre complaisance envers ces coupables mystères. l’Église n’avait pour eux que de l’horreur. Elle y appliqua les plus forts anathèmes qu’elle put trouver dans ses textes sacrés. On se rappela ce qui est dit contre les nicolaïtes au début de l’Apocalypse[57]. Le nom de nicolaïtes, dans l’intention du voyant de Patmos, désigne probablement les partisans de saint Paul ; en tout cas, une telle désignation n’a rien de commun avec le diacre Nicolas, l’un des Sept de l’Église primitive de Jérusalem. Mais cette fausse identification s’accrédita de bonne heure. On mit sur le compte du prétendu hérésiarque de honteuses histoires fort analogues à celles qu’on se racontait sur les carpocratiens. Beaucoup d’aberrations se produisaient de toutes parts. Il n’y avait pas de paradoxe qui n’eût ses défenseurs. Il se trouvait des gens pour prendre la défense de Caïn, d’Esaü, de Coré, des Sodomites, de Judas lui-même. Jéhovah était le mal, un tyran plein de haine ; il avait été bien de braver ses lois. C’étaient là des espèces de paradoxes littéraires, de même que, il y a trente ou quarante ans, la mode était de présenter les criminels comme des héros, parce qu’on les supposait en révolte contre un ordre social mauvais. Il y eut un Évangile de Judas. On disait pour l’excuse de ce dernier qu’il avait trahi Jésus à bonne intention, parce qu’il avait découvert que son maître voulait ruiner la vérité. On expliquait aussi la conduite du traître par un motif d’intérêt pour l’humanité. Les puissances du monde (c’est-à-dire Satan et ses suppôts) voulaient arrêter l’œuvre du salut en empêchant que Jésus mourût. Judas, qui savait qu’il était avantageux que Jésus expirât sur la croix, rompit le charme, en le livrant à ses ennemis. Il fut ainsi le pneumatique le plus pur. On appelait ces singuliers chrétiens caïnites. Ils enseignaient, comme Carpocrate, que, pour être sauvé, il faut avoir fait toute sorte d’actions et, en quelque manière, épuisé toutes les expériences de la vie ; ils mettaient, dit-on, la perfection de l’homme éclairé à commettre hardiment les œuvres les plus ténébreuses. Chaque action a un ange qui y préside ; ils invoquaient cet ange en la faisant. Leurs livres étaient dignes de leurs mœurs. Ils avaient l’Évangile de Judas et quelques autres écrits, faits pour exhorter à détruire l’œuvre du Créateur, un livre, en particulier, intitulé l’Ascension de saint Paul, où il paraît qu’ils avaient mis des abominations.
C’étaient là des aberrations sans portée véritable, et que certainement les gnostiques sérieux repoussaient aussi bien que les orthodoxes. Ce qu’il y avait de réellement grave, c’était la destruction du christianisme qui était au fond de toutes ces spéculations. On supprimait en réalité le Jésus vivant ; on ne laissait qu’un Jésus fantôme sans efficacité pour la conversion du cœur. On remplaçait l’effort moral par une prétendue science ; on mettait le rêve à la place des réalités chrétiennes ; chacun se donnait le droit de se tailler à sa guise un christianisme de fantaisie dans les dogmes et les livres antérieurs. Ce n’était plus le christianisme ; c’était un parasite étranger qui cherchait à se faire passer pour une branche de l’arbre de vie. Jésus n’était plus un fait sans analogue ; il était une des apparitions de l’esprit divin. Le docétisme, réduisant à l’apparence toute la vie humaine de Jésus, était le fond de toutes ces erreurs. Modéré encore chez
Basilide et Valentin, il est absolu chez Saturnin[62], et, chez Marcion, nous le verrons réduire toute la carrière mondaine du Sauveur à une pure apparition.
L’orthodoxie saura résister à ces dangereuses imaginations, tout en se laissant entraîner parfois à ce qu’elles avaient de séducteur. Des Évangiles se répandaient, profondément empreints des idées nouvelles. L’« Évangile de Pierre » était l’expression du pur docétisme. L’« Évangile selon les Égyptiens » était un remaniement, fait selon les idées de la théosophie alexandrine de l’« Évangile selon les Hébreux ». L’union des sexes y était condamnée. « Le Seigneur, interrogé par Salomé quand arrivera son règne, répondit : « Quand vous foulerez aux pieds le vêtement de la pudeur, quand deux feront un, quand ce qui est extérieur sera semblable à ce qui est intérieur, et que le mâle uni à la femelle ne sera ni mâle ni femelle[66]. » Interprétées selon les règles du vocabulaire de Philon, ces singulières paroles signifient que, au terme de l’humanité, le corps sera spiritualisé et rentrera dans l’âme, si bien que l’homme ne sera plus qu’un pur esprit. Les « tuniques de peau » dont Dieu couvrit Adam deviendront alors inutiles ; l’innocence première régnera de nouveau.
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