Science et Religion
Antinomies
Sciences et Religions ! Voilà bien deux domaines qui paraissent disjoints et passablement contradictoires. Disons que ces disciplines sont antinomiques.
Certes, elles ont en commun de décrire chacune une certaine Réalité (et aussi, peut-être qu’elles considèrent toutes deux l’œuvre de Dieu, même si les savants athées ne le savent pas). Mais pour y parvenir, le cheminement est distinct et il ne faut pas s’étonner que leurs conclusions soient d’ordre différent.
La Science adopte une approche dite de « méthode scientifique », mélange en proportions diverses d’observations, d’expérimentations et de déductions théoriques.
La Religion est basée sur une révélation, mais contient également certaines formes d’expériences et de faits historiques, alors que l’exégèse joue un rôle important dans l’interprétation des textes.
La différence entre les approches et une dissimilitude des discours produisent soit une situation conflictuelle, soit l’annexion de l’une par l’autre, soit encore une ignorance dédaigneuse de l’une pour l’autre :
Dans le premier cas, la Religion a la tentation d’inclure dans sa conception du Monde certains résultats scientifiques tout en rejetant ceux qui lui paraissent contraires. Ainsi, par exemple, si certains aimeraient considérer le Big Bang comme une preuve de la création du monde par Dieu, d’autres rejettent la théorie de l’évolution des espèces en maintenant à la lettre les récits de la Genèse biblique.
Inversement, les matérialistes scientifiques, sans parler des scientistes, rejettent toute idée de Dieu et, en tous les cas, considèrent que la Science se suffit à elle-même.
Au mieux, il y a une séparation totale comme s’il s’agissait de deux mondes différents. C’est d’ailleurs la position prise par de nombreux scientifiques croyants même à l’heure actuelle :pour eux, il n’y a pas plus de rapports entre la Science et la Religion qu’entre la musique et la construction d’un barrage hydroélectrique, l’existence des deux n’étant pas remise en cause.
Science et Religion sont antinomiques. Cela ne veut pas dire contradictoires. En nous référent au Littré, nous lisons que l’on peut concilier une antinomie. En prenant le sens que Kant donne à ce mot (sans pour autant le suivre dans toute sa logique), l’antinomie est une contradiction naturelle qui résulte non d’un raisonnement vicieux, mais des lois même de la raison toutes les fois que, franchissant les limites de l’expérience, nous voulons savoir de l’Univers quelque chose d’absolu. Une antinomie peut être résolue par une synthèse.
La méthode scientifique
La Science est basée sur l’observation et l’expérimentation. Elle dispose d’un certain nombre d’outils tels que les récepteurs, les appareils de laboratoire, les ordinateurs, etc. À l’aide de ces outils, on fait des mesures, on décrit de phénomènes. Mais une mesure n’est pas seulement un nombre, et une observation n’est pas seulement la relation d’un fait. Une mesure doit être accompagnée des conditions dans lesquelles elle a été réalisée (par exemple, la température, le champ magnétique, l’éclairement, etc). De même, les faits rapportés doivent l’être dans leur contexte (par exemple, le comportement d’un animal correspond-t-il à une situation de peur, d’agressivité, de faim, défend-t-il son territoire ?). Ces détails sont fondamentaux car le stade suivant est la recherche des relations de cause à effet ou des corrélations avec certains paramètres en vue de généraliser le phénomène en éliminant les conditions secondaires. L’observation ou la mesure se répète-t-elle lorsqu’elle est effectuée dans des conditions voisines ? Sinon quels paramètres faut-il fixer pour en assurer la répétitivité ? De quels paramètres ce phénomène dépend-t-il et de quelle façon ? En effet, deux dangers guettent le scientifique :
1- les généralisations hâtives (tous les chats de la ville sont gris parce qu’on en a vu trois de suite qui étaient gris).
2- la mise en cause du hasard (tel volcan est-il devenu actif par hasard, ou y a-t-il des causes profondes à détecter ?).
Pour éviter ces errements, on s’appuie sur des théories c’est-à-dire des énoncés qui décrivent un certain nombre de phénomènes et qu’on essaie d’utiliser pour en expliquer un nouveau. On les appelle parfois « lois de la nature » (par exemple, la loi de la gravitation universelle, les lois de l’électromagnétisme, celles de la génétique, la mécanique quantique, etc.). Ces théories subsistent tant qu’on n’a pas trouvé un phénomène qui les contredise. Toute nouvelle vérification expérimentale ajoute à la crédibilité d’une théorie. Une seule expérience bien établie qui contredit une théorie suffit à en prouver l’insuffisance et conduit à une avancée théorique génératrice de progrès. Les nouvelles théories englobent les faits précédemment avérés plus d’autres. On notera qu’à ce stade, l’imagination scientifique est un atout précieux : l’intuition joue un rôle important dans les découvertes. Mais il est intéressant de discuter la manière dont ces théories ou ces lois sont présentées
Les modèles
En réalité, l’énoncé de ces théories ou de ces lois sous-entend la formule « tout se passe comme si… ». Newton l’a explicitement employé en énonçant sa loi de la gravitation universelle. Plus tard, l’observation du mouvement de la planète Mercure a montré que celui-ci n’y obéissait pas tout à fait. Alors Einstein l’a remplacée par un énoncé basé sur un principe totalement différent : tout se passe comme si l’espace était déformé par la présence de matière, les planètes suivant des trajectoires déterminées par la courbure d’un tel espace. Mais la loi de Newton reste une excellente approximation. Dans le langage scientifique moderne, le « tout se passe comme si » s’appelle « modèle ». Ce mot est révélateur: la Science ne prétend pas atteindre la Réalité, mais en donne une description ou, si on préfère, une transcription.
Cette notion de modèle est omniprésente dans la Science. L’avènement des ordinateurs en a multiplié l’usage. On modélise une étoile, le climat, une molécule complexe, la trajectoire d’une particule ou les remous provoqués par un avion. On se donne les lois physiques qui gouvernent le phénomène et on écrit les équations qui représentent ces lois appliquées à l’objet étudié dans les conditions où il se trouve, puis on les résout. La solution est comparée aux observations et on modifie éventuellement les hypothèses jusqu’à satisfaire les observations. On obtient ainsi un modèle du phénomène qu’on peut d’ailleurs faire évoluer en modifiant des paramètres.
On voit ainsi qu’un modèle est une construction abstraite qui permet de décrire un objet ou un phénomène, que ce soit sous la forme d’analogies, de formules mathématiques, d’un ensemble d’hypothèses, de graphiques, de représentations imagées. Il est important d’insister sur le fait que ce n’est pas la Réalité qui est rétablie (on ne sort pas une étoile d’un ordinateur !), mais bien une représentation simplifiée sous une forme qui en facilite la compréhension. Ainsi, pour en revenir à l’exemple d’un modèle d’étoile, on donnera les distributions des températures, des pressions et de la matière à l’intérieur d’une étoile telles que les caractéristiques observées à sa surface (spectre, température, dimensions) soient retrouvées. Mais rien ne prouve que le modèle trouvé soit le seul possible et qu’il reste des éléments inconnus qu’on n’ait pas encore mis en évidence. On a parlé, dans un autre contexte (théorie quantique des particules élémentaires) de « réalité voilée » lorsqu’il est fondamentalement impossible de représenter un phénomène dans tous ses détails. Je dirai volontiers que, de la même manière, tout modèle ne dévoile qu’une partie de la réalité et ce d’une façon indirecte. La Vérité scientifique est donc toujours présentée et même connue de manière cryptée, incomplète ou encore voilée. De là à nier l’existence d’un monde objectif et considérer que tout est image est une tentation à laquelle certains ont cédé, mais je ne les suivrai pas sur cette pente qui mène au nihilisme total.
Un autre aspect de la Science, qui a profondément marqué son image, est son pouvoir de prédiction.
Le Scientisme du 19e siècle, à la suite de Laplace, est basé sur le fait que si l’on connaissait parfaitement les causes (c’est-à-dire les lois de la Nature) et les conditions initiales exactes d’un phénomène évolutif (par exemple les positions des planètes à un instant donné), on pourrait en déduire exactement son évolution dans l’avenir. On sait maintenant que certaines lois de la physique macroscopique ont un caractère statistique basé sur la loi des grands nombres (2e principe de la thermodynamique) alors qu’en physique des particules, il existe une incertitude fondamentale (d’après le principe de Heisenberg, on ne peut pas observer avec une grande précision à la fois la position et la vitesse d’une particule). D’autres lois parfaitement déterministes, comme la loi de la gravitation universelle, peuvent conduire à des situations instables menant à une incertitude sur l’évolution d’un système, d’autant plus forte qu’on ne peut pas connaître avec une précision infinie les conditions à un instant donné (chaos déterministe). On a aussi introduit la notion de chaos quantique. Tout ceci contribue au flou de la réalité physique et même des modèles tendant à la représenter.
Il faut signaler un autre danger dont l’image de la Science souffre parfois. Il est certes bon de présenter au public les résultats et les théories scientifiques, mais souvent la vulgarisation simplifie encore plus, parfois à outrance, les modèles. Ceci donne des images simplistes de la Réalité, en supposant qu’en ce faisant, elle n’est pas trahie, ce qui est malheureusement souvent le cas.
La Religion
L’originalité des religions est qu’elles sont basées sur une révélation. Mais cela ne suffit pas. Il ne suffit pas de se déclarer messie ou gourou pour imposer le message qu’on a reçu (ou que l’on a cru recevoir). Les confirmations isolées ne sont pas suffisamment crédibles pour établir une religion.
La révélation n’est vraiment admise comme telle que si elle est accompagnée et suivie de très nombreuses expériences personnelles ou collectives, solitaires ou partagées. Il peut s’agir de faits observés, de témoignages, d’expériences mystiques ou spirituelles, de rencontres, de réflexions, de conversions soudaines ou progressives. Certaines de ces expériences sont ésotériques, d’autres sont transmissibles. C’est cette transmission qui fait, par exemple, la force et la continuité des ordres monastiques. C’est l’accumulation de ces évènements qui constitue le terreau sur lequel la Religion se développe, confortée par la Tradition et les approfondissements doctrinaux et constituant en définitive, un ensemble tout aussi impressionnant que les bases d’une théorie scientifique.
Cependant, dans la mesure où la description des faits religieux n’a pas la rigueur des mesures ou des observations scientifiques et que, d’autre part, elle passe par une interprétation personnelle, sinon émotionnelle, elle se trouve être beaucoup plus sensible à l’environnement culturel ou philosophique. Pourtant, la Science fourmille également d’erreurs associées à des préjugés. Ainsi, des exemples récents, comme les théories de Lyssenko, montrent que la Science n’est toujours pas à l’abri d’erreurs associées à un préétabli philosophique ou politique.
Prenons l’exemple de la Religion chrétienne. La révélation fondamentale se trouve dans les Évangiles, encore qu’elle ait été préparée par les révélations de l’Ancien testament. Les Évangiles relatent des faits et transmettent l’enseignement du Christ, ce qui concourt à établir la véracité historique et le contenu du dogme. L’enseignement relatif au Royaume de Dieu est donné sous forme de paraboles. Or, qu’est-ce qu’une parabole sinon une vérité profonde et indescriptible représentée par une analogie qui utilise une image ou un récit suggéré par l’environnement culturel des auditeurs ?
Ainsi, le Royaume de Dieu est présenté par plusieurs paraboles commençant par les mots « à quoi comparerais-je le Royaume des Cieux? Il est semblable à… ». C’est exactement l’équivalent d’un modèle en Science.
L’amour de Dieu pour les hommes est présenté comme celui d’un père pour son fils prodigue ou du patron donnant le plein salaire à des ouvriers n’ayant travaillé qu’une heure. Ce sont encore des modèles.
Ce sont encore des modèles que l’Église Orthodoxe présente aux fidèles sous forme d’icônes. À première vue, ce sont des représentations stylisées de personnages ou d’évènements, bien différentes des peintures religieuses occidentales. Ce sont des modèles que le croyant interprète comme des fenêtres sur le Royaume de Dieu en les vénérant, ce qui contribue à l’affermissement de leur foi. C’est à travers elles qu’il prend contact avec cette réalité religieuse si difficile à cerner. Cependant, la réceptivité à ces représentations a un côté culturel. D’autres sont plus sensibles à d’autres modèles ou symboles comme le cierge pascal ou les lieux d’apparition de la Sainte Vierge.
Ces symboles et ces modèles sont, dans la Religion, encore plus éloignés de la réalité qu’ils représentent qu’en Science. Il s’ensuit que, bien plus encore que dans le cas de la Science, la connaissance religieuse est partielle et imparfaite et sa transmission est encore plus simplificatrice et déformante.
On peut donc dire que la Réalité religieuse nous parvient, tout comme la Réalité scientifique, sous une forme voilée. La difficulté supplémentaire est que l’interprétation est plus personnalisée, ce qui peut expliquer la diversité des grandes familles religieuses chrétiennes.
Interpénétration de la Science et de la Religion
Une position très fréquemment prise est la suivante : à chacun son métier et les vaches seront bien gardées : laissons à la Science le soin de dévoiler le « comment » des phénomènes naturels et que la Philosophie ou la Religion réfléchissent sur leur « pourquoi ».
C’est net, mais bien simpliste, puisque les deux s’intéressent au même Monde. Le meilleur moyen d’éviter les conflits n’est-il pas de ne pas piétiner les plates-bandes de l’autre ? Cela revient à refuser intégralement l’approche de l’autre, donc à acculer l’une à un dogmatisme intégriste et l’autre à un matérialisme et le scientisme non moins sectaire. Ces deux points de vue extrêmes sont beaucoup trop rigides. Cela revient à résoudre l’antinomie entre les deux approches par une séparation binaire définitive. Or, bien au contraire, un dialogue doit s’instaurer en vue de rechercher une réponse synthétique à certaines questions fondamentales communes. De même qu’il n’est pas possible de répondre à la question du pourquoi sans connaître le comment, inversement, une vision globale du Monde ne peut se passer d’une interprétation philosophique explicite ou implicite des grands problèmes qui se posent à l’esprit. Donnons quelques exemples.
L’Univers est tel que des êtres vivants, puis pensants ont pu apparaître. Avant d’en discuter le pourquoi, c’est à la Physique de poser correctement le problème. C’est aux scientifiques de dire entre quelles limites les valeurs des quelques constantes universelles doivent se situer pour que des éléments lourds puissent se former au sein des étoiles, pour que l’Univers n’ait pas implosé avant que la vie ait pu apparaître, pour que des réactions chimiques complexes puissent se produire sous certaines conditions et que les constituants biologiques de base ainsi formés soient stables, etc. Si, comme certains calculs tendent à le montrer, les intervalles favorables sont très faibles, alors le problème du hasard ou d’une Volonté extérieure se posera à la fois à la Science et à la Religion et il serait malhonnête de part et d’autre de l’éluder, même si on peut s’attendre à ce que plusieurs réponses soient proposées.
Un autre exemple est donné par la constatation que, contrairement à la Mécanique statistique qui régit la Thermodynamique, on constate une tendance fréquente sinon générale à la formation d’éléments de plus en plus complexes (atomes lourds, molécules simples, puis celles qui caractérisent la vie). On constate que cette tendance est génératrice de progrès, ce qui pose immédiatement la question du pourquoi.
Science et Religion ont toutes deux leur mot à dire (c’est d’ailleurs ce qu’a tenté de faire Teilhard de Chardin). L’une sans l’autre ne pourra donner qu’une réponse incomplète : les scientifiques auraient tendance à y mettre, volontairement ou non, un préalable positiviste ou métaphysique tandis qu’une interprétation strictement religieuse, non basée sur des résultats scientifiques, mènerait à un créationnisme primaire.
On pourrait de même approfondir les mystères de la Vie, qu’il s’agisse de sa nature ou de son origine, en confrontant les approches religieuses de ces problèmes aux acquis de la Science. On pourrait en dire autant de l’origine de l’Univers ou du destin de l’Humanité. Bien que toujours voilé, ce qui sortira de cette synthèse aura une légitime prétention d’être plus complet et se rapprocher de la Réalité profonde. C’est en tous les cas dans ce sens qu’il faut aller pour résoudre l’antinomie entre la Science et la Religion, ces deux classes d’approche de la Vérité.
Antinomies
Sciences et Religions ! Voilà bien deux domaines qui paraissent disjoints et passablement contradictoires. Disons que ces disciplines sont antinomiques.
Certes, elles ont en commun de décrire chacune une certaine Réalité (et aussi, peut-être qu’elles considèrent toutes deux l’œuvre de Dieu, même si les savants athées ne le savent pas). Mais pour y parvenir, le cheminement est distinct et il ne faut pas s’étonner que leurs conclusions soient d’ordre différent.
La Science adopte une approche dite de « méthode scientifique », mélange en proportions diverses d’observations, d’expérimentations et de déductions théoriques.
La Religion est basée sur une révélation, mais contient également certaines formes d’expériences et de faits historiques, alors que l’exégèse joue un rôle important dans l’interprétation des textes.
La différence entre les approches et une dissimilitude des discours produisent soit une situation conflictuelle, soit l’annexion de l’une par l’autre, soit encore une ignorance dédaigneuse de l’une pour l’autre :
Dans le premier cas, la Religion a la tentation d’inclure dans sa conception du Monde certains résultats scientifiques tout en rejetant ceux qui lui paraissent contraires. Ainsi, par exemple, si certains aimeraient considérer le Big Bang comme une preuve de la création du monde par Dieu, d’autres rejettent la théorie de l’évolution des espèces en maintenant à la lettre les récits de la Genèse biblique.
Inversement, les matérialistes scientifiques, sans parler des scientistes, rejettent toute idée de Dieu et, en tous les cas, considèrent que la Science se suffit à elle-même.
Au mieux, il y a une séparation totale comme s’il s’agissait de deux mondes différents. C’est d’ailleurs la position prise par de nombreux scientifiques croyants même à l’heure actuelle :pour eux, il n’y a pas plus de rapports entre la Science et la Religion qu’entre la musique et la construction d’un barrage hydroélectrique, l’existence des deux n’étant pas remise en cause.
Science et Religion sont antinomiques. Cela ne veut pas dire contradictoires. En nous référent au Littré, nous lisons que l’on peut concilier une antinomie. En prenant le sens que Kant donne à ce mot (sans pour autant le suivre dans toute sa logique), l’antinomie est une contradiction naturelle qui résulte non d’un raisonnement vicieux, mais des lois même de la raison toutes les fois que, franchissant les limites de l’expérience, nous voulons savoir de l’Univers quelque chose d’absolu. Une antinomie peut être résolue par une synthèse.
La méthode scientifique
La Science est basée sur l’observation et l’expérimentation. Elle dispose d’un certain nombre d’outils tels que les récepteurs, les appareils de laboratoire, les ordinateurs, etc. À l’aide de ces outils, on fait des mesures, on décrit de phénomènes. Mais une mesure n’est pas seulement un nombre, et une observation n’est pas seulement la relation d’un fait. Une mesure doit être accompagnée des conditions dans lesquelles elle a été réalisée (par exemple, la température, le champ magnétique, l’éclairement, etc). De même, les faits rapportés doivent l’être dans leur contexte (par exemple, le comportement d’un animal correspond-t-il à une situation de peur, d’agressivité, de faim, défend-t-il son territoire ?). Ces détails sont fondamentaux car le stade suivant est la recherche des relations de cause à effet ou des corrélations avec certains paramètres en vue de généraliser le phénomène en éliminant les conditions secondaires. L’observation ou la mesure se répète-t-elle lorsqu’elle est effectuée dans des conditions voisines ? Sinon quels paramètres faut-il fixer pour en assurer la répétitivité ? De quels paramètres ce phénomène dépend-t-il et de quelle façon ? En effet, deux dangers guettent le scientifique :
1- les généralisations hâtives (tous les chats de la ville sont gris parce qu’on en a vu trois de suite qui étaient gris).
2- la mise en cause du hasard (tel volcan est-il devenu actif par hasard, ou y a-t-il des causes profondes à détecter ?).
Pour éviter ces errements, on s’appuie sur des théories c’est-à-dire des énoncés qui décrivent un certain nombre de phénomènes et qu’on essaie d’utiliser pour en expliquer un nouveau. On les appelle parfois « lois de la nature » (par exemple, la loi de la gravitation universelle, les lois de l’électromagnétisme, celles de la génétique, la mécanique quantique, etc.). Ces théories subsistent tant qu’on n’a pas trouvé un phénomène qui les contredise. Toute nouvelle vérification expérimentale ajoute à la crédibilité d’une théorie. Une seule expérience bien établie qui contredit une théorie suffit à en prouver l’insuffisance et conduit à une avancée théorique génératrice de progrès. Les nouvelles théories englobent les faits précédemment avérés plus d’autres. On notera qu’à ce stade, l’imagination scientifique est un atout précieux : l’intuition joue un rôle important dans les découvertes. Mais il est intéressant de discuter la manière dont ces théories ou ces lois sont présentées
Les modèles
En réalité, l’énoncé de ces théories ou de ces lois sous-entend la formule « tout se passe comme si… ». Newton l’a explicitement employé en énonçant sa loi de la gravitation universelle. Plus tard, l’observation du mouvement de la planète Mercure a montré que celui-ci n’y obéissait pas tout à fait. Alors Einstein l’a remplacée par un énoncé basé sur un principe totalement différent : tout se passe comme si l’espace était déformé par la présence de matière, les planètes suivant des trajectoires déterminées par la courbure d’un tel espace. Mais la loi de Newton reste une excellente approximation. Dans le langage scientifique moderne, le « tout se passe comme si » s’appelle « modèle ». Ce mot est révélateur: la Science ne prétend pas atteindre la Réalité, mais en donne une description ou, si on préfère, une transcription.
Cette notion de modèle est omniprésente dans la Science. L’avènement des ordinateurs en a multiplié l’usage. On modélise une étoile, le climat, une molécule complexe, la trajectoire d’une particule ou les remous provoqués par un avion. On se donne les lois physiques qui gouvernent le phénomène et on écrit les équations qui représentent ces lois appliquées à l’objet étudié dans les conditions où il se trouve, puis on les résout. La solution est comparée aux observations et on modifie éventuellement les hypothèses jusqu’à satisfaire les observations. On obtient ainsi un modèle du phénomène qu’on peut d’ailleurs faire évoluer en modifiant des paramètres.
On voit ainsi qu’un modèle est une construction abstraite qui permet de décrire un objet ou un phénomène, que ce soit sous la forme d’analogies, de formules mathématiques, d’un ensemble d’hypothèses, de graphiques, de représentations imagées. Il est important d’insister sur le fait que ce n’est pas la Réalité qui est rétablie (on ne sort pas une étoile d’un ordinateur !), mais bien une représentation simplifiée sous une forme qui en facilite la compréhension. Ainsi, pour en revenir à l’exemple d’un modèle d’étoile, on donnera les distributions des températures, des pressions et de la matière à l’intérieur d’une étoile telles que les caractéristiques observées à sa surface (spectre, température, dimensions) soient retrouvées. Mais rien ne prouve que le modèle trouvé soit le seul possible et qu’il reste des éléments inconnus qu’on n’ait pas encore mis en évidence. On a parlé, dans un autre contexte (théorie quantique des particules élémentaires) de « réalité voilée » lorsqu’il est fondamentalement impossible de représenter un phénomène dans tous ses détails. Je dirai volontiers que, de la même manière, tout modèle ne dévoile qu’une partie de la réalité et ce d’une façon indirecte. La Vérité scientifique est donc toujours présentée et même connue de manière cryptée, incomplète ou encore voilée. De là à nier l’existence d’un monde objectif et considérer que tout est image est une tentation à laquelle certains ont cédé, mais je ne les suivrai pas sur cette pente qui mène au nihilisme total.
Un autre aspect de la Science, qui a profondément marqué son image, est son pouvoir de prédiction.
Le Scientisme du 19e siècle, à la suite de Laplace, est basé sur le fait que si l’on connaissait parfaitement les causes (c’est-à-dire les lois de la Nature) et les conditions initiales exactes d’un phénomène évolutif (par exemple les positions des planètes à un instant donné), on pourrait en déduire exactement son évolution dans l’avenir. On sait maintenant que certaines lois de la physique macroscopique ont un caractère statistique basé sur la loi des grands nombres (2e principe de la thermodynamique) alors qu’en physique des particules, il existe une incertitude fondamentale (d’après le principe de Heisenberg, on ne peut pas observer avec une grande précision à la fois la position et la vitesse d’une particule). D’autres lois parfaitement déterministes, comme la loi de la gravitation universelle, peuvent conduire à des situations instables menant à une incertitude sur l’évolution d’un système, d’autant plus forte qu’on ne peut pas connaître avec une précision infinie les conditions à un instant donné (chaos déterministe). On a aussi introduit la notion de chaos quantique. Tout ceci contribue au flou de la réalité physique et même des modèles tendant à la représenter.
Il faut signaler un autre danger dont l’image de la Science souffre parfois. Il est certes bon de présenter au public les résultats et les théories scientifiques, mais souvent la vulgarisation simplifie encore plus, parfois à outrance, les modèles. Ceci donne des images simplistes de la Réalité, en supposant qu’en ce faisant, elle n’est pas trahie, ce qui est malheureusement souvent le cas.
La Religion
L’originalité des religions est qu’elles sont basées sur une révélation. Mais cela ne suffit pas. Il ne suffit pas de se déclarer messie ou gourou pour imposer le message qu’on a reçu (ou que l’on a cru recevoir). Les confirmations isolées ne sont pas suffisamment crédibles pour établir une religion.
La révélation n’est vraiment admise comme telle que si elle est accompagnée et suivie de très nombreuses expériences personnelles ou collectives, solitaires ou partagées. Il peut s’agir de faits observés, de témoignages, d’expériences mystiques ou spirituelles, de rencontres, de réflexions, de conversions soudaines ou progressives. Certaines de ces expériences sont ésotériques, d’autres sont transmissibles. C’est cette transmission qui fait, par exemple, la force et la continuité des ordres monastiques. C’est l’accumulation de ces évènements qui constitue le terreau sur lequel la Religion se développe, confortée par la Tradition et les approfondissements doctrinaux et constituant en définitive, un ensemble tout aussi impressionnant que les bases d’une théorie scientifique.
Cependant, dans la mesure où la description des faits religieux n’a pas la rigueur des mesures ou des observations scientifiques et que, d’autre part, elle passe par une interprétation personnelle, sinon émotionnelle, elle se trouve être beaucoup plus sensible à l’environnement culturel ou philosophique. Pourtant, la Science fourmille également d’erreurs associées à des préjugés. Ainsi, des exemples récents, comme les théories de Lyssenko, montrent que la Science n’est toujours pas à l’abri d’erreurs associées à un préétabli philosophique ou politique.
Prenons l’exemple de la Religion chrétienne. La révélation fondamentale se trouve dans les Évangiles, encore qu’elle ait été préparée par les révélations de l’Ancien testament. Les Évangiles relatent des faits et transmettent l’enseignement du Christ, ce qui concourt à établir la véracité historique et le contenu du dogme. L’enseignement relatif au Royaume de Dieu est donné sous forme de paraboles. Or, qu’est-ce qu’une parabole sinon une vérité profonde et indescriptible représentée par une analogie qui utilise une image ou un récit suggéré par l’environnement culturel des auditeurs ?
Ainsi, le Royaume de Dieu est présenté par plusieurs paraboles commençant par les mots « à quoi comparerais-je le Royaume des Cieux? Il est semblable à… ». C’est exactement l’équivalent d’un modèle en Science.
L’amour de Dieu pour les hommes est présenté comme celui d’un père pour son fils prodigue ou du patron donnant le plein salaire à des ouvriers n’ayant travaillé qu’une heure. Ce sont encore des modèles.
Ce sont encore des modèles que l’Église Orthodoxe présente aux fidèles sous forme d’icônes. À première vue, ce sont des représentations stylisées de personnages ou d’évènements, bien différentes des peintures religieuses occidentales. Ce sont des modèles que le croyant interprète comme des fenêtres sur le Royaume de Dieu en les vénérant, ce qui contribue à l’affermissement de leur foi. C’est à travers elles qu’il prend contact avec cette réalité religieuse si difficile à cerner. Cependant, la réceptivité à ces représentations a un côté culturel. D’autres sont plus sensibles à d’autres modèles ou symboles comme le cierge pascal ou les lieux d’apparition de la Sainte Vierge.
Ces symboles et ces modèles sont, dans la Religion, encore plus éloignés de la réalité qu’ils représentent qu’en Science. Il s’ensuit que, bien plus encore que dans le cas de la Science, la connaissance religieuse est partielle et imparfaite et sa transmission est encore plus simplificatrice et déformante.
On peut donc dire que la Réalité religieuse nous parvient, tout comme la Réalité scientifique, sous une forme voilée. La difficulté supplémentaire est que l’interprétation est plus personnalisée, ce qui peut expliquer la diversité des grandes familles religieuses chrétiennes.
Interpénétration de la Science et de la Religion
Une position très fréquemment prise est la suivante : à chacun son métier et les vaches seront bien gardées : laissons à la Science le soin de dévoiler le « comment » des phénomènes naturels et que la Philosophie ou la Religion réfléchissent sur leur « pourquoi ».
C’est net, mais bien simpliste, puisque les deux s’intéressent au même Monde. Le meilleur moyen d’éviter les conflits n’est-il pas de ne pas piétiner les plates-bandes de l’autre ? Cela revient à refuser intégralement l’approche de l’autre, donc à acculer l’une à un dogmatisme intégriste et l’autre à un matérialisme et le scientisme non moins sectaire. Ces deux points de vue extrêmes sont beaucoup trop rigides. Cela revient à résoudre l’antinomie entre les deux approches par une séparation binaire définitive. Or, bien au contraire, un dialogue doit s’instaurer en vue de rechercher une réponse synthétique à certaines questions fondamentales communes. De même qu’il n’est pas possible de répondre à la question du pourquoi sans connaître le comment, inversement, une vision globale du Monde ne peut se passer d’une interprétation philosophique explicite ou implicite des grands problèmes qui se posent à l’esprit. Donnons quelques exemples.
L’Univers est tel que des êtres vivants, puis pensants ont pu apparaître. Avant d’en discuter le pourquoi, c’est à la Physique de poser correctement le problème. C’est aux scientifiques de dire entre quelles limites les valeurs des quelques constantes universelles doivent se situer pour que des éléments lourds puissent se former au sein des étoiles, pour que l’Univers n’ait pas implosé avant que la vie ait pu apparaître, pour que des réactions chimiques complexes puissent se produire sous certaines conditions et que les constituants biologiques de base ainsi formés soient stables, etc. Si, comme certains calculs tendent à le montrer, les intervalles favorables sont très faibles, alors le problème du hasard ou d’une Volonté extérieure se posera à la fois à la Science et à la Religion et il serait malhonnête de part et d’autre de l’éluder, même si on peut s’attendre à ce que plusieurs réponses soient proposées.
Un autre exemple est donné par la constatation que, contrairement à la Mécanique statistique qui régit la Thermodynamique, on constate une tendance fréquente sinon générale à la formation d’éléments de plus en plus complexes (atomes lourds, molécules simples, puis celles qui caractérisent la vie). On constate que cette tendance est génératrice de progrès, ce qui pose immédiatement la question du pourquoi.
Science et Religion ont toutes deux leur mot à dire (c’est d’ailleurs ce qu’a tenté de faire Teilhard de Chardin). L’une sans l’autre ne pourra donner qu’une réponse incomplète : les scientifiques auraient tendance à y mettre, volontairement ou non, un préalable positiviste ou métaphysique tandis qu’une interprétation strictement religieuse, non basée sur des résultats scientifiques, mènerait à un créationnisme primaire.
On pourrait de même approfondir les mystères de la Vie, qu’il s’agisse de sa nature ou de son origine, en confrontant les approches religieuses de ces problèmes aux acquis de la Science. On pourrait en dire autant de l’origine de l’Univers ou du destin de l’Humanité. Bien que toujours voilé, ce qui sortira de cette synthèse aura une légitime prétention d’être plus complet et se rapprocher de la Réalité profonde. C’est en tous les cas dans ce sens qu’il faut aller pour résoudre l’antinomie entre la Science et la Religion, ces deux classes d’approche de la Vérité.